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Tanto gravit d’abord l’échelle prudemment, un barreau après l’autre, puis il accélère le rythme, davantage pour abréger les protestations de son estomac que par aisance. Là-haut — puisque le long tunnel s’est mué en interminable puits —, il sait que ses bottes lestées lui permettront de retrouver l’équilibre ; Anija lui a raconté, à plusieurs reprises et en détail, ce qu’il en était d’être techos des opérations portuaires. Dans l’œil de la station spatiale, où la gravité est nulle, chaque surface est constituée, en sus du mille-feuille habituel — essentiellement des polymères isolants —, d’une couche de matériau électromagnétique. Avec un peu d’expérience, on découpe, rivette, soude, gaine et câble la tête en bas, on se balance de filins en garcettes pour circuler, on s’adonne au jeu du mousqueton pendant la pause déjeuner. Pour Tanto, avoir les deux pieds arrimés sur un terrain solide sera déjà un bon réconfort ; arriver sain et sauf à l’intérieur du Magellan IV, l’étape décisive à sa plus grande aventure.

Il ceinture avec son bras libre la fillette-machine, une poupée dont la chevelure, telle une mousseline flavescente, flotte autour de son visage assoupi. Elle ne pèse rien, mais reste une entrave à son ascension. L’escalade semble sans fin. Près d’un kilomètre, soit le petit rayon de la station, si les souvenirs de ses cours d’instruction ne lui font pas défaut. Un kilomètre, tracté à la force d’un bras, même dans un milieu favorable, reste un exercice que Tanto n’a jamais éprouvé ; chaque impulsion est un supplice. D’ordinaire, les équipes utilisent les chariots sur rails, mais il arrive que certains techos organisent des courses de vitesse ; il se rappelle avec émotion les membres fins et musclés d’Anija, fière d’avoir gagné ce concours plus d’une fois. Il se souvient également avoir jalousé son aisance et son incontestable beauté.

Anija…

Un choc brutal l’arrête soudainement dans son élan. Un éclair lui parcourt le bras et il est à deux doigts, littéralement, de lâcher l’échelle. Il pense s’être emmêlé un pied dans une sangle et grogne contre sa malchance, lorsqu’un second heurt lui fait définitivement quitter la paroi. Accroché à la petite, il commence à dériver et tourner sur lui-même ; sans appui, il est incapable de modifier sa course. Il jure encore et retire sa capuche, désorienté, l’angoisse comprimant ses poumons brûlants. Il ne s’est pas empêtré dans une sangle ; le cerbère impérial à la combinaison ensanglantée lui tient fermement la cheville.

— Lâche-moi, putain ! dit-il en écrasant les doigts du garde de son autre botte.

— Tanto, sois raisonnable, je ne peux pas te laisser passer.

Surpris, Tanto suspend son geste.

— Comment connais-tu mon nom ?

— Je t’ai reconnu à ton tatouage, malgré le déguisement. Je savais que tu allais venir. (Le cerbère aboie un rire bref.) Tout le monde le savait. En revanche, je ne m’attendais pas, dans l’artère, à te faire face personnellement. J’aime beaucoup tes chansons, Tanto. Je viens t’écouter au bar de l’Apocalypse depuis plusieurs années.

L’instant est irréel. Il flotte au-dessus du vide, l’estomac au bord des lèvres, une enfant mécanique désactivée à bras le corps, menacé de faire échouer sa fuite par un fervent admirateur.

— Quel est ton nom ?

— Alber.

— Laisse-moi partir, Alber.

— Je suis désolé, j’ai des ordres.

— J’ai promis à la petite !

— Judian est impatient de rencontrer cette enfant. (Alber lâche un sourire curieusement bienveillant.) Il la recherche depuis plusieurs jours. Je vais faire d’une pierre deux coups, tu comprends ? (Tanto écrase le talon de son pied libre sur les doigts gantés du garde, sans plus d’effet que s’il lui caressait le dos de la main.) Soumets-toi à la volonté de l’empereur, Tanto. Il agit pour notre survie, et tu compromets son projet.

— J’emmerde l’empire, et j’emmerde l’empereur ! crache Tanto, les dents serrées derrière son foulard.

Le sourire d’Alber disparaît, laissant sa place à un masque d’impassibilité teinté, semble-t-il, d’un soupçon de regret, mais peut-être est-ce seulement le fruit de son imagination. D’un coup sec, il attire sa prise, délaisse sa cheville et agrippe sa combinaison, dans un dessein que Tanto n’a pas l’intention d’attendre de découvrir. Il ferme le poing. Dès que le garde est à sa portée, décoche une droite qui lui fracasse le nez. Des gouttes de sang s’échappent de ses narines, forment des bulles qui s’éloignent en flottant. Alber grimace, secoue la tête, et plutôt que de le lâcher, il saisit Tanto à la gorge de son autre main. Lentement, ils quittent le bord de la paroi en tournoyant. Le type a une sacrée poigne ; même avec le col de sa combinaison, Tanto sent ses doigts lui meurtrir la chair et comprimer jugulaires et carotides. Des étoiles commencent à danser devant ses yeux. À contrecœur, il décide d’abandonner la petite. Juste quelques secondes, le temps de régler le problème.

Des deux mains, il saisit l’avant-bras d’Alber et de toutes ses forces décoche un coup de genou dans ses cotes. Le choc accélère leur rotation. Le cerbère grogne, mais ne lâche pas. Respirer devient une souffrance, son cœur s’emballe de nouveau. Tanto frappe encore, avec ses pieds et ses poings, mais ses forces l’abandonnent. Au travers du voile qui peu à peu s’obscurcit, il voit le monde valdinguer autour du visage tuméfié de ce fervent admirateur en train de l’asphyxier.

C’est drôle comme les choses ont naturellement tendance à mal tourner. Inutile de revoir toute sa vie, à l’heure de la mort ; la dernière journée suffit. Pour contrevenir à sa fâcheuse situation, il aurait pu se faufiler dans le vaisseau-colonie après son ultime concert ; le plan de la petite avait l’air de tenir debout. En creusant un peu, il admet qu’il aurait pu moins picoler la veille, ne pas oublier sa guitare dans les loges, et ainsi ne jamais rencontrer Koni. Tout paraît tellement plus simple, après coup…

Le couple virevoltant heurte la paroi molletonnée du boyau, rebondit à peine, se stabilise. Tanto a lâché Alber. Sur le point de sombrer dans l’inconscience, il sent quelque chose frôler une de ses mains inertes le long de son corps. Il tâtonne de ses doigts froids et gourds une lanière flottante, s’en saisit. Désorienté, étranglé, il puise ses dernières forces et se jette en avant contre le nez cassé de son agresseur.

— Ah, putain ! hurle Alber, relâchant sensiblement son emprise.

Le cerbère ferme les yeux, grimace, montre les dents. De grosses gouttes s’échappent de son tarin tordu. La manœuvre est maladroite, mais Tanto réussit à se dégager de la poigne qui lui broyait les veines et, la sangle toujours en main, se glisser dans son dos. Il prend une grande inspiration sifflante, cale ses genoux contre les lombaires du garde en train de s’étouffer dans son propre sang, et enroule la sangle autour de son cou.

C’est drôle comme la chance a parfois tendance à changer de camp. L’important, c’est de la saisir, au meilleur moment, et de ne plus la lâcher. Le cerbère émet d’ignobles gargouillis, Tanto une respiration rauque et chuintante. Il espère que Alber revoit sa dernière journée et qu’il regrette de ne pas s’être contenté d’écouter ses chansons en s’enfilant quelques bières. Tout aurait été tellement plus simple…

Alber n’en finit pas d’agoniser. Il se contracte par à-coups, bande ses muscles. À chacun de ses spasmes, il pousse un mugissement mouillé ; des bulles d’hémoglobine virevoltent autour de sa tête. Le pas de danse est différent, ainsi que le meneur, mais le couple continue de dériver dans un puits où le temps s’est arrêté.

Et puis le cerbère s’amollit, comme s’il se dégonflait, et se tait, enfin.

Tanto lâche la sangle, s’appuie sur le corps désormais inerte afin de se donner l’impulsion nécessaire pour rejoindre la paroi et s’accrocher à un barreau. Tétanisé, les membres tremblants, il baisse son foulard, aspire une grande goulée d’air puis tousse longuement. Jamais il n’a vu la mort d’aussi près et elle laisse dans la bouche un goût dégueulasse. Il se passe la main sur le visage. Sans surprise, celle-ci se couvre de sang. Sans doute s’est-il ouvert une arcade en se jetant, la tête en avant, sur le dur à cuire.

Peu à peu, son cœur reprend un rythme normal et même un peu trop lent. Conséquence de l’impesanteur ; encore un souvenir de son instruction, qu’il ne pensait pas expérimenter un jour.

Merde, la petite !

Des yeux, il cherche le corps — le véhicule d’apparence humaine — de la fillette. A-t-il dérivé vers le haut, ou vers le bas ? Avec surprise et soulagement, il découvre sur la paroi du boyau un foisonnement d’indicateurs textuels et de signes. Ne dit-on pas voir que ce que l’on veut voir ? Toujours est-il qu’il sait maintenant être positionné la tête vers le secteur 7 et par chance, il aperçoit la gamine une vingtaine de mètres sous lui, soit en direction au vaisseau. Prudemment, il opère la rotation puis s’élance. Avec satisfaction, il flotte droit sur la fillette et réussit à se freiner, les mains en avant, contre la paroi molletonnée. Reprenant la petite à bras le corps, il se promet de ne plus la lâcher avant d’être parvenu à l’intérieur du vaisseau-colonie, peu importe ce qui l’attend sur le quai. Les dents serrées, il jure de la protéger jusqu’à ce qu’elle ouvre de nouveau ses grands yeux bleus.

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