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Mara Kuzpit rêve de la planète Terre.

Dans ce souvenir emprunté, mais plausible, s’improvise un déjeuner sur l’herbe d’une prairie verdoyante, piquée de grands oliviers, sous un ciel cotonneux à la palette estivale. Sur la nappe à carreaux sont disposés des terrines et des rôtis d’espèces éteintes, des légumes de saisons disparues, des jus dont on a oublié les secrets. Autour de ces victuailles alléchantes, des visages familiers, millénaires et composés, combinés, émanations d’une autre vie ; des sourires énigmatiques sous des regards dissociés, des ovales laiteux aux contours incertains.

La scène est figée, le temps suspendu, quand soudain les oléacées s’enflamment telles des torches recouvertes de poix. La nappe se racornit, puis se désintègre en nuées ardentes. Les vivres séduisants se ratatinent sous leur combustion spontanée ; des volutes noires jaillissent en tourbillonnant. Les visages, comme modelés dans la cire, s’affaissent et coulent en des rictus désolés.

Son esprit se cabre pour échapper au brasier. Elle s’ordonne de fuir, mais son corps ne répond pas. C’est à peine si son cœur bat dans sa poitrine. Dans un cri inarticulé, poussé au travers du tube enfoncé dans sa gorge, Mara Kuzpit déchire le voile douloureux de son profond sommeil.

Du calme, ma vieille, tu es dans ton caisson encore rempli de vitagel. Ce n’était qu’un cauchemar. Juste un de plus, pas vrai ? Concentre-toi sur ta respiration, évacue les toxines, laisse les mélanges apporter à ton métabolisme de quoi reprendre le contrôle. Fais confiance à l’IA de ton cargo.

Après ce qui lui semble être une éternité, elle est capable de bouger les doigts et les orteils. Puis le froid l’envahit ; elle grimace alors que le processus d’expulsion du composé mucilagineux provoque d’inévitables gargouillis, et que l’air glacé de son module personnel entre en contact avec son pâle épiderme. Le réveil de biostase reste, selon elle, le plus désagréable moment du voyage interstellaire, et dans cette foutue galaxie — tout du moins dans le bras d’Orion, dans tous les cas pour l’espèce humaine —, elle est la mieux placée pour l’affirmer. Cinq cents ans d’expérience, ce n’est quand même pas rien ! Elle maudit les ingénieurs d’Héliopolis de n’avoir jamais trouvé meilleure technologie.

Alors qu’elle reprend lentement possession de ses bras et ses jambes, les borborygmes visqueux cessent enfin, et Mara peut distinguer, malgré ses oreilles couvertes d’une protection circum-aurale, les arpèges distordus, tellement réconfortants, de la Symphonie Fragmentée de Mulwin Nan. Merci bien, le protocole a été respecté. Elle reconnaît le thème principal du second mouvement de l’œuvre, joué par un photron et un koto laser. Une bonne vieille rengaine terrienne, pimentée d’un soupçon d’imprévu, qui l’accompagne depuis, et bien, cinq cents ans. Elle se laisse bercer, un demi-sourire en coin de son visage poisseux, entamer l’exercice mental qu’elle s’impose toujours avant d’ouvrir les yeux : se recentrer, s’assurer de n’avoir rien oublié.

Mary Anna Kuzpit est née le 19 décembre 2026 à Mississauga dans l’Ontario, Canada. Diplômée d’Astronomie et astrophysique en 2048 à l’université de Toronto, elle participe à partir de 2051 à l’élaboration du programme international MAB (Mining Astreroids Belts), avant d’être débauchée en 2053 par Fengari, filiale de l’entreprise privée EMPIRE fondée par le richissime Aris Aftokrator. Elle poursuit alors son étude concernant l’extraction d’eau et de minerais, en faveur de la Lune dont le multimilliardaire vient de se porter acquéreur.

En 2055, Mary Anna Kuzpit examine avec son équipe la possibilité de rapidement rendre viable un voyage vers la ceinture d’astéroïdes, afin d’y installer un complexe minier ainsi qu’une route commerciale. Dans le même temps, Aris Aftokrator annonce son ambition d’élaborer, grâce à son industrie robotique, une station en orbite autour du satellite sélène. En vérité, ce complexe nommé Héliopolis est déjà en cours de construction ; son armature de forme torique et prête, ainsi que le secteur portuaire en son cœur. C’est dans ce chantier spatial que l’entreprise EMPIRE assemble le cargo Amundsen, fleuron de l’astronautique et pourvu du premier moteur nucléaire à fusion d’Helium-3.

En 2058, Mary Anna Kuzpit embarque à bord du cargo Amundsen à destination de l’astéroïde (16) Psyché, en qualité d’experte en géosciences et astrophysique.

La mission dure six ans.

2064, l’Apocalypse a eu lieu. Une portion congrue de l’humanité survit dans la station orbitale Héliopolis, tandis que Aris Aftokrator, qui ne manque ni d’humour ni de mégalomanie, met à profit son patronyme visionnaire ; désormais, il est empereur. L’Amundsen est accueilli sur la base lunaire, où Mary Anna Kuzpit découvre une installation gigantesque, occupée par le gratin scientifique et d’ingénierie de la seconde moitié du XXIe siècle.

Après avoir tourné comme une lionne en cage pendant six mois, incapable d’admettre qu’elle ne reverra plus jamais la Terre, Mary Anna Kuzpit embarque à bord de l’Amundsen II — tonnage supérieur, moteur à fusion amélioré, et doté d’une nouvelle technologie qui change à tout jamais le voyage spatial : la biostase et son procédé de conservation des tissus biologiques — afin de mener à bien la mission d’extraction d’Helium-3 dans l’atmosphère de Jupiter. Sur le pont principal du cargo, à deux heures du désarrimage, l’empereur en personne lui remet une combinaison de couleur bleu pétrole. Sur la poitrine est brodée : Mara Kuzpit, CNE. L’Apocalypse ayant déjà annihilé toute sa vie, elle embrasse la méprise. Va pour Mara.

Retour de l’Amundsen II sur la base lunaire en 2080. Deux années biologiques seulement sont passées pour Mara Kuzpit, qui demande à repartir immédiatement. Lors d’une entrevue strictement privée, l’empereur la mandate pour conduire sur quatre systèmes planétaires — Proxima Centauri, Luyten, Tau Ceti et Barnard — une avant-garde composée de ses machines les plus sophistiquées, afin de préparer l’arrivée des futurs colons.

— Nous sommes sur le point de maîtriser à la fois la production et l’exploitation de l’antimatière, lui confie-t-il avec dans les yeux l’évidence d’une grande fierté. Je laisse le temps à l’humanité de stabiliser sa démographie sur Héliopolis avant de démarrer le programme d’expansion. D’ici là, le premier vaisseau-colonie sera assemblé. J’ai décidé de l’appeler Magellan. La perspective est amusante, n’est-ce pas ?

— Il y a de la suite dans les idées.

D’un hochement de tête, il expédie la fausse modestie qui a fait de lui l’être humain le plus puissant de la galaxie.

— Nous commencerons alors par approcher Proxima Centori. Néanmoins, l’espace-temps est plus que jamais relatif, et il n’est pas impossible qu’à ton retour, la deuxième vague soit déjà partie à destination de Tau Ceti. Un très long voyage, mais je t’accorde que cela n’a guère d’importance. J’ai offert à ton équipage et toi l’immortalité.

— Et toi, Aris, es-tu devenu éternel ?

Avec un sourire à la denture idéale, l’empereur élude la question.

De retour d’expédition à la fin de l’année 2212, Mara Kuzpit a quarante-trois ans. L’humanité s’affaire à construire son premier vaisseau-colonie. Depuis le hublot de son module personnel sur la base lunaire, où les ingénieurs et scientifiques ont laissé place à une main-d’œuvre volontaire et besogneuse, elle peut observer que la station orbitale Héliopolis est achevée. Tout comme le reste de son équipage, elle se refuse néanmoins à y mettre les pieds, de peur de laisser paraître son étrangeté.

— J’aurais l’impression d’être une relique exposée au milieu d’une classe de maternelles, lui avoue son second en remontant ses antiques lunettes sur son nez.

Une rumeur de chasse aux sorcières à l’encontre des androïdes la dissuade définitivement.

— Bientôt, il faudra instaurer une route vertueuse entre les planètes que tu as essaimées, dit l’empereur lors d’un nouvel entretien privé. Distribuer le savoir, l’information, les matériaux, les vivres et l’espoir, afin de garder unie cette humanité éparpillée. Si tu acceptais cette mission au long cours, tu serais le liant entre les peuples du bras d’Orion. Tu serais ma porte-parole, la caution de notre néguentropie.

— C’est une sacrée responsabilité.

— Acceptes-tu ?

En 2276, Mara Kuzpit découvre le vaisseau-cargo Amundsen III en orbite synchrone au-dessus du port Toliman, dans le système Alpha Centauri. Un cadeau de l’empereur pour ses cinquante ans. Le tiers d’une vie, ajoute-t-il dans son message laser, avant d’entamer la liste des directives habituelles. Acheminer des alliages pour Luyten, de la nourriture pour Alpha Centauri, de l’eau pour le lointain Tau Ceti, la route vertueuse que Mara Kuzpit sillonne depuis presque soixante-dix ans, préparant ainsi l’arrivée des futurs colons humains.

L’étoile de Barnard ne fait pas partie des escales. Pas encore, précise l’empereur. J’ai des affaires importantes à régler.

Piquée par la curiosité, Mara Kuzpit embarque avec son fidèle équipage dans son cargo de troisième génération, propulsé par des moteurs à antimatière et équipé d’un système fiable de gravité artificielle ; adieu la roue de hamster ! Elle sourit en se disant qu’enfin, l’humanité a rattrapé sa fiction.

Dans ces conditions, un petit détour par la constellation zodiacale d’Ophiuchus, juste un regard en direction de la planète Alvan, ne devrait pas prendre plus d’une paire d’années.

Mara Kuzpit ouvre les yeux.

Elle n’a rien oublié.

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