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Yanco me harnache comme si je ne devais plus jamais quitter le siège de la navette. Il sourit, penché sur moi, rassurant. Je l’aime bien, ce type, avec son crâne dégarni et son nez fin sur lequel est posé un instrument qu’il appelle des lunettes. Lorsque je lui ai demandé à quoi cela sert, il m'a répondu que les verres compensaient sa vue abîmée. Je n’ai pas osé lui signaler que sur Héliopolis, ce genre de choses se corrigeait d’un petit coup de laser ; l’accessoire participe à l’identité du personnage. Yanco est un homme élégant, bienveillant et attentionné, à l’aise dans sa combinaison bleu foncé de capitaine en second. Il se distingue par une intonation de voix particulière, que Mara appelle un accent ; Yanco est né sur Terre, dans un pays nommé Argentine.

Il s’assure une dernière fois que mon harnais est bien serré.

— Ça va ? me demande-t-il en rehaussant ses lunettes sur son nez.

— Je crois, oui.

En fait, je n’en sais rien du tout. Je ne suis jamais monté dans une navette, je n’ai jamais eu à m’attacher ainsi. Ça va secouer un peu, m’avoue-t-il avec son accent élastique, et je me revois en train de tournoyer dans le boyau gravitationnel, le cerbère accroché à mon cou ; dans mes poings serrés subsiste le fantôme des lanières qui m’ont servi à l’étrangler. D’un petit signe de tête, Yanco me signifie que tout se passera bien puis s’installe à son tour, croise ses jambes, sort de sa poche une minuscule machine plate et rectangulaire sur laquelle il commence à pianoter.

Mara entre dans la cabine en silence, jette un œil discret sur moi avant de s’asseoir à côté de son second. Tous les deux forment un beau couple, et je m’étonne que ce ne soit pas le cas. Je suis ignorant des anciennes mœurs terriennes, mais peut-être n’en ont-ils pas le droit, l’uniforme l’emportant sur les sentiments. De fait, je ne ressens aucune menace de la part de Yanco, ce qui renforce encore ma sympathie pour lui, contrairement au dénommé Junsen, le pilote de la navette. Celui-là, je m’en méfie comme de la garde impériale.

Mara s’est attachée à son siège avec des gestes sûrs. J’admire son visage à la fois doux et sévère. Par certains côtés, elle me fait penser à la capitaine Fiora, dont le profil était similaire : un grand cœur écrasé sous une carapace d’autorité et de devoir. À bien y réfléchir, cette générosité a peut-être signé sa perte, et j’espère que Mara ne subira pas le même sort par ma faute. J’ai tort de sentir la jalousie m’empoigner les entrailles lorsque Junsen, aux cheveux tellement gominés qu’ils semblent figés pour l’éternité, lui lance des œillades suggestives par-dessus sa visière. Aucun doute qu’en sa compagnie, elle soit en sécurité. Auprès d’eux tous, d’ailleurs. Je suis sûr que son équipage lui voue le plus grand respect — peut-être une certaine vénération —, qui va au-delà du simple désir de ne pas rester enfermé dans une station orbitale, qu’elle soit Héliopolis, Toliman ou une autre. Toutes et tous ont décidé de passer leur éternité avec elle. Koni aurait adoré bourlinguer avec Mara.

Je pousse un long soupir sonore, dépité par la tournure qu’ont prise les choses. Mara lève la tête, me regarde avec insistance, attendant peut-être que je m’exprime. Comme je ne dis rien, elle m’adresse un clin d’œil tout en appuyant sur une touche du clavier inséré dans le bras de son siège.

— Junsen, pouvons-nous partir ?

— La navette est prête. Qu’en est-il de notre passager ?

— Nous pouvons y aller.

— Dans ce cas, largage immédiat.

Mon estomac remonte dans ma gorge. Mes globes oculaires veulent sortir de leurs orbites. Je serre les dents pour ne pas vomir. En face de moi, Mara semble stoïque, mais garde les yeux clos, tandis que Yanco reste fixé sur son terminal, ses jambes croisées flottant à quelques centimètres au-dessus du plancher. Puis la luminosité de la cabine baisse sensiblement, les pieds de Yanco se posent sur le sol et peu à peu, mes organes retournent à leur place.

— Vitesse optimale atteinte, nous serons à destination dans une heure.

— Merci, Junsen.

Dès que je ferme les paupières, je revois la petite mécanique dans sa cuve. Elle git paisiblement, ses cheveux blonds encadrant son visage angélique. En vérité, Koni fait une meilleure belle au bois dormant que moi. Bien tristement, j’ai envie d’ajouter ; je donnerai n’importe quoi pour l’entendre, de sa petite voix, me contredire ou me faire la leçon. Est-elle toujours dans ce module du Magellan IV que j’ai pris soin de verrouiller, avec la technique de pochard paranoïaque que j’utilisais sur Héliopolis afin de m’isoler de la garde impériale ? Que je croyais, en tous cas. Avec le temps, quelqu’un a dû forcer le sas, et découvrir une étrange fillette, allongée dans un module de stase n’ayant jamais fonctionné.

Les yeux fermés, je revois les visages moqueurs de ceux qui me pensaient fou, lorsque je criais son nom dans les couloirs, avec l’espoir qu’elle m’entende et me parle, me rassure, me donne la force de prendre parti pour les colons et raisonner celles et ceux que j’avais absurdement encouragés à me suivre.

La mâchoire crispée, je me souviens avoir fait irruption sur le pont principal du vaisseau-colonie. Nauséeux d’avoir passé cinquante ans en biostase, je découvre avec stupéfaction que Kornel et Lacius sont à bord, vivants et déjà en désaccord avec la capitaine Fiora et son équipage.

— Ah, voilà notre grand héros, grimace Kornel dans sa longue barbe noire, son regard haineux pointé dans ma direction. La terraformation, ça te cause ? Figure-toi que la petite dame dans sa belle tenue moulante vient d’annoncer, mais tu étais sans doute trop occupé à brailler dans les couloirs, que le processus avait pris du retard. Savais-tu que nous allions rester encore vingt ans dans ce foutu vaisseau ?

— Au minimum, intervient Elego, une version ridiculement jeune et inexpérimentée du second Yanco.

— Toi, ta gueule ! crache Kornel, le front plissé de colère, en pointant du doigt le gamin qui se ratatine sur lui-même. Tu nous as promis la liberté, Tanto, tu te rappelles ? Ton beau discours sur l’odeur de la terre, le vent dans les cheveux, tu te souviens ?

— Personne ne vous empêche d’aller respirer l’atmosphère d’Alvan, rétorque la capitaine Fiora, les bras croisés et le menton levé. J’aurais même tendance à vous y encourager.

Kornel serre le poing, visiblement à la peine, prêt à laisser échapper toute sa colère.

— Ne faites pas trop la maligne, capitaine Fiora, gronde-t-il entre ses dents, ou il pourrait bien vous arriver des bricoles.

— C’est une menace ?

— Parfaitement (Il se tourne lentement afin de souligner l’évidente supériorité de sa troupe.). Nous ne sommes pas colons, mais pas complètement cons non plus. Nous avons bien compris qu’Alvan n’était pas prête à nous accueillir. Mais une chose est certaine, c’est que nous n’attendrons pas vingt ans enfermés dans une réplique miniature de cette foutue station Héliopolis que nous avons délibérément fuis.

— Et que comptez-vous faire ?

— Vous n’avez pas conscience que l’empire est en route afin de nous botter le cul, hein ? s’emporte Kornel en postillonnant. Je suis sûr qu’il est déjà proche, propulsé par des moteurs plus puissants que jamais. Nous sommes tous allés en cours d’instructions, nous sommes informés des guerres menées avant l’Apocalypse. Les humains sur Terre ne se massacraient pas à coups de tonfas électriques.

Jusqu’ici en retrait et silencieux, Lacius s’avance, pose une main sur l’épaule de son compère, avant de lâcher de sa voix porcine :

— Demandons à l’avant-garde scientifique de fabriquer des armes de guerre, de réassembler les moteurs, et ensuite filons d’ici !

Je suis resté à l’écart, mais j’ai l’impression de carrément planer au-dessus de l’attroupement, quelque part parmi les câbles et les tuyaux qui courent sur le plafond. Puis la capitaine Fiora se tourne vers moi. Elle tient dans sa main un objet que je n’ai vu que dans les documentaires diffusés en classe d’enseignement — un pistolet ou un révolver, quelle est la différence ? —, une arme à feu archaïque, mais toujours mortelle, qu’elle pointe sur moi. Dans son regard se lit une terrible déception.

— Jetez-moi ce traître par-dessus bord.

J’ouvre les yeux. Je transpire à grosses gouttes ; être ligoté au siège m’angoisse. De l’autre côté de l’allée, Mara et Yanco sont épaule contre épaule, absorbés par leur petite machine.

Bien entendu, ça ne s’est pas passé comme ça. Ce n’est pas la capitaine Fiora qui a commandé mon éjection du vaisseau, mais cet enfoiré de Kornel, et c’est Lacius en personne, ce sale rat, qui s’est fait un plaisir de me pousser dans la capsule. J’espère que tous les deux se sont fait botter le cul par l’empire, mais quelque chose me dit qu’ils ont réussi à s’échapper.

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