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— Bonjour, Tanto ! Très heureux de faire votre connaissance. Mon matricule est K3tc0, mais vous pouvez m’appeler Ketco.

La mécanique avance de quelques pas et me tend un long bras terminé par une protomain munie de sept doigts. J’ai l’impression désagréable d’être invité à toucher un squelette confusément humanoïde, assemblage et ajustement de tiges plates, de tubes coulissants, de câbles colorés et de plaques ternies, recouvert ici et là d’un plastique crasseux. Est-ce ce à quoi ressemblait Koni, en dessous ? Pour être honnête, je n’ai pas tellement envie de serrer l’organe préhensile de cette machine, d’autant qu’à mon souvenir, cela peut s’avérer douloureux. Ketco m’observe de ses optiques proéminentes, patient et silencieux.

— Tu peux y aller, il est doux comme un agneau, me dit Mara avec un sourire amusé.

— Un agneau ?

— Agneau. Jeune mouton mâle. Mouton. Animal domestique de la famille des bovidés. Bovidé. Mammifère ruminant et…

— Merci, Ketco, le coupe Mara en agitant les doigts. Ketco est le maître-machine de ce lieu ; la centaine de drones qui a œuvré à le façonner est à ses ordres.

— Et je suis à vos ordres, capitaine.

La machine reste immobile, le bras toujours tendu, alors je me décide à accepter son geste. Je m’attends à saisir une clé à molette, ou une poignée de clous, mais étonnamment, sa prise est mesurée, précise, souple, et ne dure que quelques instants.

— Tu as certainement entendu parler de la robotique, une discipline dans laquelle tes ancêtres excellaient avant de régresser au point de ne plus tolérer que les machines-outils. J’ai récupéré Ketco sur la Lune, alors qu’il était menacé de destruction.

— Le capitaine Mara Kuzpit m’a sauvé la vie, acquiesce Ketco alors qu’il recouvre sa place initiale en effectuant quelques pas gracieux en arrière. Je suis peut-être la dernière mécatronique existante.

Mon sang ne fait qu’un tour. Dois-je leur parler de la fillette espiègle que j’ai abandonnée dans le Magellan IV ? Le souvenir est lourd à porter, mais je n’ai pas la force de faire face à mes erreurs passées. Aussi je préfère me taire, espérant simplement que Kecto se trompe et que d’une façon ou d’une autre, la poupée a trouvé le moyen de s’arracher à sa condition.

Mara me pose une main sur l’épaule.

— Je comprends que tu ne puisses pas concevoir qu’une machine puisse être autonome, intelligente et capable de veiller sur toi. Héliopolis a oublié tout ce que les robots ont accompli pour assurer la survie de l’humanité. Mais tu dois avoir confiance en moi, et en Ketco.

— Je vous fais confiance, dis-je les yeux fixés sur Ketco, alors que mon esprit lui superpose l’image de Koni allongée paisiblement dans son caisson.

— Bien, soupire Mara, visiblement soulagée par ma bonhommie.

Elle se dirige vers la biostase installée au centre de la petite pièce, pose la main sur son rebord et m’adresse un sourire un peu triste.

— Voici ton lit de princesse. Le vitagel utilisé provient de la colonie de Tau Ceti, il est parfaitement fiable.

— Il est fiable à quatre-vingt-sept virgule trente-trois pour cent, précise la mécatronique en tapotant de sa protomain sur le réservoir accolé au caisson.

Mara lui coule un regard réprobateur.

— S’il y avait le moindre problème, un programme substituerait automatiquement partie ou totalité du vitagel défectueux. Ne t’inquiète pas, l’installation est aussi sûre qu’à bord de l’Amundsen.

Pourquoi se donne-t-elle la peine de me détailler les procédures, comme si je n’avais pas déjà passé le dernier siècle en biostase ? Pour le dire franchement, je ne suis pas du tout rassuré.

— Mara… pourquoi ne puis-je pas simplement rester avec vous sur le cargo ? Je saurai me rendre... utile.

Je regarde mes doigts, comme s’il était capable d’autre chose que de jouer de la guitare. Mara soupire.

— Avant le largage de la navette, nous avons reçu l’ordre de mettre au plus tôt le cap sur la Lune. L’empire souhaite nous coller dans les pattes un mouchard, un subrécargue en combinaison blanche et or, chargé de surveiller nos déplacements. Je le soupçonne de nous dissuader de commercer avec les colons d’Alvan — autrement dit, de fournir des matériaux susceptibles de leur permettre de se défendre —, alors que le système nous est depuis longtemps interdit. C’est absurde, mais je ne compte pas me mettre l’empereur à dos, tu comprends ?

— Je ne sais pas, dis-je comme un enfant capricieux.

— Ton nom est mentionné dans tous les balayages laser !

Ennemi public numéro un. C’est ainsi que disaient les anciens, n'est-ce pas ?

— Je n’aime pas quand tu me qualifies ainsi, rétorque Mara qui retrouve son sourire. Déshabille-toi, il est temps de plonger.

Je m’exécute, l’âme en peine. Je plie soigneusement ma combinaison pour la ranger dans un minuscule placard mural. Une fois nu, je me surprends à ressentir de la pudeur devant cette femme qui me connait pourtant sous toutes les coutures, et devant Ketco qui, sans doute, ne me porte aucun intérêt. Je me souviens de Koni dégrafant sa chemise ; de la petite trappe dans sa poitrine ; de la certitude dans ses yeux bleus que tout se terminera bien. Je devine dans le creux de ma main serrée le fantôme de sa mémoire de masse brisée.

Je réalise que Yanko et Junsen ont disparu dès la descente de la navette, et j’en viens à fortement les jalouser. Je n’ai plus du tout envie d’être la belle au bois dormant de Mara. J’aimerais être le barde de la guilde, le ménestrel de la passerelle, un poète en goguette sillonnant le bras d’Orion ; ayant échoué à vivre mon rêve, je me prends à rêver d’une autre vie.

Mara est assise sur un banc thermoformé faisant bloc avec une cloison. Jambes croisées, elle me toise avec délice. Moi, je suis les mains agrippées à mes parties, transi de froid, pieds en dedans et l’air penaud. Un tableau comique dans lequel, encore une fois, je fais figure de jeune premier. Le fait d’avoir tué à mains nues un cerbère de l’empire semble ne compter que pour du beurre. Je resterai pour toujours un enfant perdu d’Héliopolis.

Parée de son sourire un peu triste, Mara m’indique d’un signe de la tête la direction de la cuve. J’aimerais la prendre dans mes bras une dernière fois, et la tentation est sans doute réciproque, mais je devine que la présence de la mécatronique; autant que son grade, lui imposent la retenue. Cette forme de hiérarchie, inconnue sur Héliopolis et découverte à bord du Magellan IV par l’entremise de la capitaine Fiora, je n’arrive pas à m’y habituer.

Mes pieds m’emmènent doucement vers la cuve, mais mon esprit part à reculons, s’enfuit jusqu’à la navette où il se harnache fermement. Allez, Junsen, montre-moi de quoi tu es capable ! Sors-nous de là ! Slalome, virevolte entre les rochers, trompe la mort et ramène-nous dare-dare au vaisseau ! Si tu me poses vivant dans le hangar de l’Amundsen, j’écrirai une chanson survoltée, avec un solo à la mesure de ta dextérité.

Un marchepied déroule sous mes pas ; le caisson de biostase me tend à présent les bras. Je regarde son matelas en mousse à mémoire de forme. Au moins, je sais que mon corps, le temps de ce sommeil artificiel, ne souffrira pas. Je musarde, je retarde l’inévitable, même si je frissonne toujours. En dépit de mes efforts, je me retrouve allongé. Le plafond uni n’incite pas à la rêverie. Impossible que je m’y perde, et pourtant je sursaute lorsque la grosse tête de Ketco se loge dans mon champ de vision.

— Pouvons-nous entamer la procédure, Tanto ?

— Pourquoi attendre ? dis-je avec un sourire inutile.

— Très bien. Ne bougez plus, s’il vous plaît.

Le pseudo-visage de la mécatronique disparaît, et je perçois aussitôt le champ de gravitation locale augmenter, me plaquer fermement au fond de la cuve, et l’aiguillon de l’anesthésie rachidienne me perforer la peau. Sans tarder, l’incidence du fluide injecté altère mes sens ; le bout de mes doigts picote, ma respiration ralentit. Dans moins d’une minute, juste avant que l’on m’enfonce un tuyau dans la trachée et que le vitagel ne me recouvre entièrement, je serai plongé dans un profond sommeil. Je m’obstine à garder les yeux ouverts alors que mes paupières se font lourdes. Je suis peut-être déjà en train de rêver lorsque m’apparaît le visage de Mara, auréolé d’un léger voile rosé.

— Dors bien, princesse. Je promets de bientôt venir te chercher. Je te le promets. Je te le promets.

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