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Évacuation ! Évacuation ! Évacuation !

— Allez ! Allez ! Ramassez vos paquetages dans les casiers, les équipements que l’on vous donne, puis foncez vers les navettes ! Magnez-vous, putain, et dites adieu au Magellan !

Hiber tape dans le dos d’un jeune garçon — à peine seize ans, le visage marqué d’une méchante puberté — qui chancelle et manque de s’étaler sur le plancher micromaillé. Une comparse aux cheveux blonds coupés court, visiblement plus dégourdie, le rattrape de justesse.

En face de lui, dans le couloir étroit éclaboussé de lumière orange, l’officier Lannari distribue casques de sécurité et masques à oxygène. Les lèvres pincées, elle le fusille de ses yeux d’un vert opaline. Il hausse les épaules.

Enfin, le dernier soldat franchit au pas de course le sas menant vers la salle d’éjection d’urgence et le hangar des navettes attenant. Hiber saisit son propre casque et l’enfile ; la mousse à mémoire de forme épouse rapidement son crâne. D’une main, il pianote sur la micro-interface logée sur un côté, vérifie la disponibilité des différents canaux, puis s’aligne sur celui qui lui permet de converser avec Lannari en privé.

— Tu n’as pas pu t’empêcher d’asticoter le pauvre Yanith, hein ? lâche-t-elle aussitôt dans son oreillette.

— Bien des choses aujourd’hui risquent de le bousculer davantage qu’une tape amicale dans le dos, répond Hiber en empoignant son masque et ses gants

— Tape amicale, mon cul.

— Appelle ça comme tu veux. Si je l’ai traumatisé, il saura se plaindre à qui de droit.

— Crois-tu qu’il soit prioritaire d’encore te chamailler avec Kornel ?

— Rien à foutre, de Kornel, grommèle Hiber dans sa barbe, qu’il porte noire et drue.

D’un geste bourru, il serre les sangles latérales de son plastron, puis enfile ses gants, s’attarde sur le placement de chaque doigt.

— Tu es prêt ? On dirait une princesse qui se pare pour le bal.

— Quoi ?

— Laisse tomber, c’est une référence à la littérature.

— À la quoi ?

Lannari soupire et baisse la tête afin de franchir le sas à son tour. Hiber, un sourire en coin, saisit son arme.

Si Lannari était moins bornée à le considérer comme un soldat exclusivement tourné vers ses performances, elle saurait qu’il est coutumier des archives du vaisseau. Qu’y a-t-il de mieux, pour se concentrer sur un tapis de course, que la lecture des écrits des anciens ? Grâce à son appétit pour les comptes-rendus numériques et les récits audio, abondants et documentés, il est devenu expert des conflits terriens, depuis l’antiquité jusqu’à la seconde moitié du vingt et unième siècle. Pour ce qui était de s’entretuer, l’imagination humaine semblait sans limites. Ainsi, durant ces années à entretenir sa masse musculaire, Hiber a su apprendre les arts de la guerre et élaborer des exercices, des simulations et des stratégies, redoutant sans cesse le jour où l’empire viendrait les déloger.

Bien souvent, Hiber regrette d’avoir plongé aussi profondément au cœur des querelles et des luttes incessantes qui secouent la colonie depuis la disparition du capitaine Fiora, il y a presque vingt ans. Pour être honnête, il aurait aimé qu’Elego s’en tienne à son rôle d’éternel second. Il aurait également apprécié que Tanto se contente d’être un artiste, et Kornel un agent de maintenance de la brigade émeraude. Cependant, Hiber sait depuis longtemps que rien ne se déroule jamais comme il le faudrait. C’est pourquoi il prend, lorsque cela s’avère nécessaire, des décisions difficiles ; Hiber préfère éviter autant que possible les méchants coups du destin.

Avant de devenir soldat officier supérieur, responsable d’une compagnie de cinquante fantassins à peine sortis de l’adolescence, Hiber était un agronome spécialisé dans les certifications végétales. Sur Héliopolis, son travail consistait à échantillonner les meilleures graines et les plants susceptibles de résister aux conditions effroyables de l’espace et des futures exoplanètes ; avec son ami Bazaz, un vieil homme extraordinaire, il étudiait la viabilité de la culture du café. Il se distinguait par son expertise et ses résultats ; d’après les critères de sélection de l’empire et du comité de l’avant-garde scientifique, sa candidature pour devenir colon du système de Barnard allait de soi, d’autant qu’il n’avait aucune attache sur la station.

À la différence des jeunes pousses qu’il avait à cœur de choisir dans ses bacs hydroponiques, il doit composer avec tous les enfants d’Alvan décidés à défendre leur colonie, même les moins hardis comme Yanith. Ce n’est pas par méchanceté qu’il exige beaucoup ; c’est une affaire de vie ou de mort. L’âpreté, c’est sa façon d’enseigner. Hiber est le genre de type à appuyer où ça fait mal. Que l’officier Lannari le considère comme un instructeur borné et revêche n’a aucune importance. L’important, c’est que sur les champs de bataille à venir, elle sache tenir compte de ses conseils et assurer la sécurité des soldats dont elle est responsable.

En traversant la salle d’éjection d’urgence à grandes enjambées, il adresse, comme à chaque fois, un signe de tête navré au sas par lequel Tanto a été expulsé vers une mort certaine. Même s’il ne fait aucun doute de la culpabilité de ce drôle de type au visage tatoué, la silhouette décharnée et l’esprit déglingué, dans tout ce qui afflige la colonie du système de Barnard, Hiber n’arrive pas à décider s’il a, ou non, mérité son sort. D’évidence, à sa sortie de biostase, le musicien avait perdu la raison. On le croisait dans les couloirs, un peu inquiétant, les yeux écarquillés et marmonnant des propos que beaucoup considéraient comme abracadabrants. Certains colons, cependant, s’étaient intéressés à ses divagations, et d’autant plus une fois son module de vie forcé.

Hiber peut en témoigner : la relique existe bien. Une biostase occupée par une fillette inanimée ; un assemblage de mécanique et d’électronique, dissimulé sous une peau artificielle particulièrement convaincante ; une incroyable machine, conservée par le culte en un lieu consacré nommé les gueules d’Orthos.

De fait, Tanto était-il aussi fou que les apparences le laissaient paraître ? Si, encore une fois, Hiber n’a pas d’avis strict sur la question, comme toujours, Kornel a imposé son point de vue en balançant le musicien dans l’espace. À vrai dire, Hiber considère plus intéressant de se demander si ce n’est pas cet acte barbare, faisant du tatoué un martyre et de son androïde un artefact sacré, qui a donné jour au culte de Celle qui viendra des étoiles. Cette troupe d’illuminés pacifistes, recluse dans une série de grottes naturelles hérissées de cristaux, est une véritable épine dans le pied de la colonie, avec qui il s’épuise à négocier, surtout depuis que les radars ont détecté un vaisseau inconnu dans le système.

Pour le culte il s’agit d’Elle, venue récupérer son organe, et pour Hiber, le début des emmerdes avec l’empire.

Un crépitement près de son oreille précède la voix de Lannari, passablement irritée.

— Hiber, qu’est-ce que tu fous ? La navette est parée au décollage !

— J’arrive, répond-il d’un ton rogue.

Dans l’antichambre du hangar, il clipse son masque à oxygène sur son casque, vérifie l’étanchéité des extrémités de son équipement. Des gestes maintes fois répétés, mais qu’il ne faut pas laisser à l’habitude ; dans le vide, la mort s’immisce dans les interstices, la négligence des détails.

Si l’empire s’en tient aux stratégies militaires logiques, si le vaisseau n’est pas Celle qui viendra des étoiles, alors sous peu, la station sera détruite. Une dernière fois, avec un sentiment de nostalgie aigüe, il appuie sur la commande du sas extérieur. La navette est sur sa plateforme, entourée d’une vapeur en microgravité, l’arrière de la soute grande ouverte.

L’intercom crépite à nouveau.

— Les radars détectent une salve de projectiles à très haute vélocité lancée depuis le vaisseau inconnu !

— Au moins, il n’y a plus de doute possible sur leurs intentions.

— Impact estimé avec le Magellan dans moins de dix minutes ! hurle Lannari dans ses oreilles.

Hiber s’élance, fait claquer ses bottes lestées sur le sol, rompu à l’exercice de courir en quasi-impesanteur. Ses longues foulées le mènent rapidement au pied de la rampe qu’il gravit sans ralentir. À bord de la navette, une petite centaine de gosses, la plupart terrorisés, le regarde remonter l’allée centrale au pas de charge, s’installer sur son siège et enfiler son harnais.

— Pilote, décollage immédiat.

— Oui-da, monsieur.

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