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Casque et masque bien fixés, les mains gantées sur ses genoux, Hiber ressasse le message radio diffusé par le visionnaire Elego. Convaincu de la réalisation de son présage, l’éternel second du capitaine Fiora, reconverti en héraut de sa croyance, s’est empressé de contacter le vaisseau étranger. Il n’y a certainement aucune malice dans cette entreprise, seulement une naïveté crasse, motivée par l’espoir d’accueillir une hypothétique entité bienveillante, descendue des étoiles afin de récupérer son organe. À bien y réfléchir, rejoindre la source du signal est assurément tout aussi stupide, mais Hiber n’a pas le temps de bien y réfléchir. Sa responsabilité envers la colonie l’écrase de tout son poids. Il soupire, puis active d’un geste de la main son intercom.

— Ushel, sommes-nous prêts à décoller ?

— Oui-da, monsieur, crachote le pilote sanglé à son côté, le pouce dirigé vers le haut.

Au-delà de l’épaisse vitre du cockpit de la navette, la nuit expose les reliefs de la planète Alvan sous l’éclat bleuté de la voute céleste mouchetée d’astres lointains. À une centaine de kilomètres, sur l’horizon de la plaine septentrionale plantée du pilier de terraformation le plus proche, se dressent les premières éminences polaires.

— Alors il n’y a pas de temps à perdre, mettons le cap sur les gueules d’Orthos, dit Hiber en agrippant les bras de son siège.

— Entendu, monsieur, répond Ushel en tirant sur la commande des tuyères de décollage.

La piste disparaît sous un nuage de fine poussière brune tandis que l’appareil s’élève et pivote lentement jusqu’à pointer vers le Nord. Le tertre proche, habituellement nimbé de spots et de signaux éclatants, n’émet plus la moindre lueur. Il en a été décidé ainsi, lors d’une rapide concertation, afin de réduire la visibilité des lieux, même s’il ne fait aucun doute que le bâtiment ennemi possède d’autres moyens de les dénicher.

— Temps de trajet estimé ?

— Un petit quart d’heure, monsieur. Je me permets d’ajouter que nous avons deux heures avant le prochain cycle de terraformation.

— Espérons que cela suffira.

Soudainement, la navette bondit en avant et colle ses passagers à leurs sièges. L’un faraude, un sourire en coin ; l’autre est crispé, ses épais sourcils froncés.

Hiber garde en mémoire sa dernière entrevue avec le culte. Elle avait eu lieu plusieurs mois auparavant, lors d’une assemblée restreinte au sein de la cathédrale enfouie. Il avait bien entendu été question de l’entrée du vaisseau inconnu dans le système de Barnard, mais le sujet avait rapidement été examiné. La majorité en présence, composée du visionnaire et de ses convertis, avait décrété que celle descendue des étoiles venait simplement chercher son réceptacle, et qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Qu’au contraire, il fallait s’apprêter à l’accueillir, avec confiance et modestie ! Sans tenir compte du regard rempli de colère de Hiber, le visionnaire Elego avait mis fin au débat d’un geste audacieux, avant d’engager en toute quiétude son habituel bras de fer concernant les échanges entre Orthos et le tertre.

En possession de la seule source d’eau liquide connue et de la seconde forge — techniquement de la première, l’originelle —, soutenu par un étonnant quota de l’avant-garde scientifique, le culte entretient son influence et impose ses modalités. Le visionnaire Elego, bien conscient de sa position au sein de la colonie, en profite avec douceur, mais fermeté. Un bras de fer constant, les mêmes sujets débattus sans cesse depuis que le prophète et ses convertis se sont installés, avec la relique encapsulée, au fond de leur repaire souterrain hérissé de colonnes de concrétions calcaires et de coulées humides, telles de minuscules convives bornées entre les mâchoires d’une titanesque monstruosité.

Hiber serre ses poings gantés. Lors de cette nouvelle entrevue, il faudra partager avec nuances ses certitudes documentées, s’efforcer de ne pas balayer par principe les idées singulières des résidents des gueules d’Orthos et d’éviter, autant que possible, de se mettre en colère. Cette fois, les enjeux vont bien au-delà des habituelles anicroches sur la façon de gérer la colonie.

Léché par les projecteurs de la navette, un pilier de terraformation émerge de l’obscurité pourpre. Le relai d’entretien à son pied, humble baraquement à moitié enfoui, disparaît sous son ombre immense. Ces ouvrages titanesques étaient déjà là lorsque le Magellan IV s’est placé en orbite autour d’Alvan. Depuis l’espace on les subodore, esquissant en pointillés un équateur et deux méridiens perpendiculaires ; trente piliers, la plupart fonctionnels et automatisés, œuvrent depuis plusieurs centaines d’années — une discussion anime l’avant-garde scientifique au sujet de la datation exacte — à la modification de la composition de l’atmosphère de la planète, afin que celle-ci soit parfaitement adaptée à la vie terrestre. Aucune expédition ni aucune archive dans la mémoire du vaisseau-colonie n’a de réponse pour déterminer comment, et par qui ces ouvrages ont été installés. Une cachoterie parmi tant d’autres dont il faut s’accommoder, l’empire ayant depuis toujours la fâcheuse tendance à fractionner les informations, et à les diffuser au compte-goutte. Afin d’entretenir ces structures, trois brigades parcourent sans relâche la planète à bord d’engins de maintenance roulants, le fleuron technologique d’ingénieurs qui n’avaient jamais conçu de tels monstres auparavant. C’est une de ces brigades de techniciens, en route vers le pilier situé à l’exact pôle Nord d’Alvan, qui avait découvert la cathédrale enfouie et rapidement installé un avant-poste permanent.

La navette dépasse le monument en veille pour encore quelques heures, puis lève le nez, gagne en altitude, afin de garder ses distances avec les premiers reliefs polaires. La carlingue se met à trembler, à mesure que les turbines aspirent un air qui va en s’amenuisant ; si l’appareil devait s’élever davantage et quitter l’atmosphère d’Alvan, il devrait changer de mode de propulsion.

Déflagration soudaine et immaculée, intégrale et douloureuse, par-delà le pare-brise de la navette.

Par réflexe, Hiber ferme les yeux et tourne la tête, les bras levés. À son côté, Ushel lâche une bordée de jurons, lance une main vers ses instruments, jure encore, trouve l’actionneur régissant le filtre de rayons ultraviolets. Aussitôt, le cockpit retourne à l’obscurité. Ses pupilles dilatées, le pilote amorce une aventureuse manœuvre d’urgence afin de maintenir la navette en vol rectiligne.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Aucune foutue idée ! gronde Hiber en saisissant le terminal posé devant lui sur le socle-chargeur.

Les yeux papillonnants, ballotté malgré son harnais bien ajusté, l’officier pianote sur l’écran à la recherche des dernières informations dispensées par les radars et les satellites. Entre deux ruades, il agrandit un schéma de modélisation du secteur au-dessus du tertre, où la carcasse désossée du Magellan IV, fraîchement abandonnée, semble avoir disparu.

— L’appareil est stabilisé et je ne détecte aucune avarie. Est-ce que je maintiens le cap ?

— Affirmatif, pilote ! Mets-nous en sécurité pendant que…

Un trait de lumière vertical déchire le paysage fuligineux, depuis l’espace jusqu’à l’horizon dentelé dont le contour s’illumine plusieurs secondes. Un second rayon jaillit plus à gauche, puis un autre encore, plus large et proche, comme si l’averse cosmique s’annonçait vigoureuse. Le ciel tourne au grenat alors que les instruments de bord s’affolent et exigent une attention immédiate.

— Les appareils enregistrent des ondes de pression dont nous devrions subir les effets très rapidement.

— Un bombardement ? (Hiber fait défiler les data sur son terminal) Bordel, impossible de localiser le vaisseau-colonie, c’est comme s’il avait été effacé, pulvérisé !

La navette lève le nez et tangue follement, frappée par une vague invisible. Sa structure, une nouvelle fois mise à mal, menace de flancher avec des grincements inquiétants.

— Est-ce la guerre qui commence ? demande le pilote qui n’ose regarder de côté, de peur de reconnaître sur le facies buriné de l’officier supérieur une angoisse larvée depuis vingt ans.

— Concentre-toi et mène-nous à bon port.

— Oui-da, monsieur ! répond le jeune homme en poussant la manette des gaz.

Devant eux, par-delà le verre polarisant du cockpit animé de soubresauts, le ciel fait étalage d’innombrables et mortelles hachures.

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