L'humain

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Fichues pluies acides.
En cette saison c'était prévisible que la pluie nous tomberait dessus. Avec les fréquentes émissions d'oxydes de soufre, c'était à prévoir. Le dioxyde de soufre réagit avec les molécules d'eau et nous sort de l'acide sulfureux qui se mêle à la pluie. Si j'avais pu faire cesser le fonctionnement de ces maudites usines aliens, on aurait pu au moins conserver un pH au dessus de 4, mais maintenant la pluie qui tombe doit être au moins de pH 3. La conséquence ? J'ai horreur de le dire, mais ça fait fondre la texture de mes implants, et ça agresse les fibres. Résigné à subir cette humiliation, je réajuste le col de mon imperméable bleu mat, je frotte mon écusson métallique de sénateur, et je m'écarte de sous l'auvent pour me précipiter dans lar ruelle déjà ensevelie sous un centimètre d'eau polluée. Je sens l'acide couler dans mes cheveux en emportant au passage, goutte après goutte, leur teinture noire pour ne laisser que le plastique d'une blancheur vierge. Fichue pluies acides. Si je tenais ces maudits aliens entre mes mains à cet instant…
Le sénat m'a ri au nez, et m'a traité de xénophobe. Et bien oui, je suis xénophobe ! Je ne supporte pas que des usines aliens aient le droit de fonctionner sur notre planète à nous. Pas un instant je n'ai perdu ma fierté devant cette masse de bouffons. Ils ne peuvent rien contre moi. J'ai été dans les brigades d'assaut moi ! J'y ai perdu mes bras, mes deux yeux, la moitié de mon visage et du cuir chevelu sans parler des organes internes, mais j'en suis revenu avec plus d'un crâne de zélote à accrocher au dessus de ma cheminée. C'est pour ça que je suis sénateur à vie. Je saurai imposer mes vues à un moment ou à un autre. Il me suffit d'être patient. D'attendre mon heure.
Je commets l'erreur de lever les yeux vers le ciel, tâche noirâtre déchirée par les nuages bleutés que rejette l'industrie des 301. Alors que l'eau coule sur mon visage en le dépouillant de sa couleur, révélant le plastique blanc grisâtre, je maudis intérieurement ces aliens mercantiles. De quel droit viennent-ils polluer notre sol ? Qu'importe qu'on ne puisse pas exploiter ces ressources, j'exigerai au moins qu'ils limitent leur industrie par souci écologique. Un mot que les 301 ne connaissent sans doute pas, ces technocrates esclavagistes.
Par réflexe, après les avoir levés, je baisse les yeux. Sans doute avais-je peur de recevoir de l'eau sur mes globes oculaires, mais c'est une crainte bien futile, ils sont résistants à ce genre de désagréments. Comme mon visage se baisse vers les profondeurs inondées de la ville, je vois passer quelqu'un tout près de moi. À ses habits sales et usés, je n'ai aucune peine à reconnaître un sans abris. Pauvre hère qui n'a rien pour se protéger contre la pluie acide. Je me fais la réflexion qu'une personne normale devrait travailler à une heure pareille, mais sa morphologie me met sur une piste. Il doit mesurer un mètre cinquante, il est légèrement courbé avec la capuche non imperméable de son habit rabaissée sur sa face. Il la tient d'une main, du bout des doigts. À sa taille et à sa corpulence, je me dis que c'est peut-être un enfant, genre d'individu que je ne croise pas souvent. En fait, je ne crois pas avoir vu un enfant depuis des années. Étrangement, celui là m'évoque des sentiments mitigés. Quelque chose cloche chez lui, et je le comprends bien vite. L'ordonnance de 7328 interdit les implants chez des mineurs de moins de dix-huit ans, or celui-ci en fait quinze à priori. Je peux clairement voir pourtant qu'il s'abrite de la pluie acide, et bien mal d'ailleurs. La main qui tient sa capuche a perdu ses couleurs, révélant un gris métallique. J'ai un instant de doute. Les implants ne sont pas en métal de nos jours, sauf pour les plus fortunés et les plus excentriques. Pas pour un sans abri et encore moins un gamin. Tout cela ne prend que quelques secondes dans ma tête. Alors qu'il passe près de moi en lançant timidement un:
«b'jour M'sieur.» pour continuer sa route sans s'arrêter, je saisis ma chance.
Je n'ai rien perdu de mes réflexes qui m'ont permis dans le temps de massacrer des zélotes à la pelle en les prenant à leur propre jeu. Ils s'estimaient rapides et gracieux ces aliens de mes deux, mais je leur ai prouvé qu'il était plus efficace d'être rapide et brutal, quitte à être aussi disgracieux qu'une enclume qui choit. Égorger en un geste, je sais faire. J'ai décapité des zélotes sur les champs de bataille. C'était presque un concours dans la brigade d'assaut, celui qui décapiterait le plus grand nombre de ces chiens.
En une seconde mes mains fusent, j'empoigne le gamin par la gorge avec ma main gauche, et de l'autre je saisis sa main que j'écarte. Il ne réagit pas bien vite, faible et pris au dépourvu. Il finit par saisir sa capuche de l'autre main pour camoufler son "visage", mais c'est trop tard, j'ai tout vu.
Il existe bien des sortes d'implants, et un visage décoloré peut ressembler à n'importe quoi. Mais le visage d'un humain ne porte aucun symbole ostentatoire, et surtout pas l'étoile gravée entre ses deux yeux à diodes. Même si mes mains sentent de la chair, du sang qui pulse, de la chaleur humaine dans ce corps faiblard ; je sais désormais que c'est une illusion.
"Astrodidacte !"

En 3876, un philosophe humain rescapé de la Terre a écrit en réaction aux détracteurs des sciences de la robotique: "Il est ridicule de craindre un éveil des machines. Jamais une intelligence artificielle n'atteindra ce que je considère comme la conscience, et ceux pour une simple et bonne raison: elle ne sait pas faire la différence entre la simulation cognitive et la réalité, puisqu'il n'existe pour elle que la simulation cognitive, là où celle-ci n'est qu'un plus pour l'humain. Tant que nos robots ne seront pas capables de raisonner sur deux plans d'existence comme le font les humains: un concret et influant la réalité, et un autre simulé et hypothétique, alors jamais un robot ne pourra même approcher le point dans lequel il pourrait réaliser sa propre existence réelle comme étant un facteur concret de l'univers. Jamais une intelligence artificielle ne pourrait, sans cette double projection, acquérir la capacité à penser le monde comme un tout et une existence. Jamais elle pourrait réaliser qu'il y a une frontière entre existant et inexistant, et par là acquérir une conscience d'elle même."
L'histoire n'a pas retenu le nom de ce philosophe à travers les millénaires, mais elle a très bien retenu chacun de ces mots. Si je devais exprimer mon avis, je dirais que ce philosophe était un imbécile. Le genre d'imbécile qu'on tue à la naissance pour les empêcher de nuire. C'est cet idiot qui a permis l'existence de ces saletés appelés les "autodidactes" puis les "astrodidactes".

J'ai vu son visage en un éclair, et des idée se bousculent dans mon esprit. Suis-je sûr de ce que j'ai vu ? Vais-je saisir ma chance ? Devrais-je faire preuve de pitié envers cette chose et la laisser partir ?
Il se remue légèrement, mais pas trop. Pourquoi ? Il est affaibli ? Ou alors il joue la comédie. À moins qu'il n'ait sincèrement peur de me blesser ou de se blesser lui même.
"Lâ… lâchez moi monsieur…"
Sa voix est tremblante. Il sait que je sais, mais veut encore faire semblant. Sans doute est-il perturbé par les pluies acides. C'est ma chance, celle de ma vie, celle que j'attendais patiemment. Si je ne le saisis pas maintenant, quelqu'un d'autre mettra la main dessus. Avec cette pluie acide qui a dissous l'aspect humain de son visage, je peux même penser que d'autres gens l'ont vu, ont aperçu fugitivement son visage, mais l'ont laissé partir sans en profiter à cause de doutes comme ceux qui m'ont traversé. En ce sens, c'était mon devoir de ne pas le laisser filer.
"S'il vous plaît ! Laissez moi ! Je vous en supplie, ne me…"
D'un geste je lui assène mon poing sur le crâne. Ils sont assez semblables aux humains pour qu'un bon coup sur la tempe puisse les assommer. Son corps déjà faible se ramollit. Essayant de le maintenir debout pour plus de discrétion, je le traîne derrière moi jusqu'à ma demeure. Ceux qui ont croisé une telle arme et ne s'en sont pas saisis le regretteront amèrement.

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