Chapitre 1 : Opthéo Tsong

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« Ils t’appellent Opthéo Tsong. »

Les paroles d’Alexia résonnaient sous le crâne de Mahaut comme au fond d’un long tunnel sombre. Son cœur se serra soudain si fort qu’elle crut un instant qu’il n’allait pas reprendre sa course cruciale. Mahaut sentait tout son corps se désagréger, s’évanouir dans l’angoisse diffuse que ces cinq mots avaient répandue en elle.

« Opthéo Tsong ? parvint-elle à articuler péniblement.

— Ouaip, confirma Alexia avec un sourire. Drôle de nom, hein ? Ça ne sonne même pas chinois… »

Ce n’était pas concevable. L’esprit de Mahaut n’arrivait pas à saisir toutes les implications de cette déclaration stupéfiante. Elle avait l’impression qu’elle devait retenir une immense boule menaçant d’écraser tous ses amis, mais ne réussissait pas à trouver la moindre prise pour ses doigts ; irrémédiablement, la sphère lui glissait entre les mains. Mahaut ne put s’empêcher de geindre au beau milieu de la salle des visites.

De l’autre côté de la petite table, Samuel et Alexia écarquillaient les yeux, visiblement perplexes. Pourquoi ne comprenaient-ils pas ? À bout de forces, elle laissa échapper sa boule de panique. La tête compressée par un étau d’effroi, Mahaut s’enfonça sur sa chaise et agrippa les bords de la table pour ne pas tomber par terre. Son corps semblait peser une tonne et vouloir se fondre avec le plancher.

« Ma belle, qu’est-ce qui ne va pas ? s’inquiéta Sam, manifestement inconscient du danger qui l’aplatirait bientôt de tout son poids.

— C’est clair que cette photo n’est pas très flatteuse, commenta Alexia, mais on s’en fout, Taïwan c’est loin… »

Les yeux de Mahaut se posèrent à nouveau sur la photo qui illustrait l’article du journal qu’avait apporté sa colocataire. Aussitôt se superposa à cette image celle de la gigantesque statue qu’elle avait encore aperçue la nuit précédente, en chemin vers son rendez-vous avec Gemli, surplombant dans le ciel nocturne la mégalopole de Dar Long. Opthéo Tsong, le guide éclairé des Ramahènes, la prophétesse fondatrice de Ramah. Cela n’avait aucun sens.

Tous ses membres tremblaient, son cœur frappait sa poitrine dans un galop insoutenable. Mahaut chercha dans sa mémoire des bribes d’information susceptibles de redonner une quelconque cohérence aux conclusions absurdes que sa logique paraissait vouloir tirer — sans son consentement — de cette coïncidence. D’après les comptes-rendus historiques qu’elle avait consultés à son arrivée à Dar Long, Opthéo Tsong avait vécu 3 150 ans avant l’époque dont elle rêvait toutes les nuits. Elle avait unifié les premiers royaumes ramahènes, qui s’étaient substitués aux sociétés tribales primitives dominant jusque-là le continent. Mahaut ne pouvait pas être ce personnage…

Elle se redressa à moitié et considéra la salle. Les jeunes femmes autour d’elle avaient été éprouvées par la vie, mais personne ne les aurait décemment qualifiées de « primitives ». Où seraient ces tribus ? Cela ne collait pas. Dans le quotidien taïwanais, son image semblait néanmoins déterminée à combattre tous ceux qui se mettraient en travers de sa route. Elle l’examina plus attentivement, tentant de la comparer au souvenir de la sculpture du guide ramahène qu’elle avait survolée tous les jours pendant un an. À son immense dépit, les deux étaient similaires en tous points. Jusqu’à la forme des bretelles de son sac à dos et de l’encolure de son t-shirt.

« Je suis Opthéo Tsong… » admit-elle enfin, le souffle court.

Face à elle, Sam et Alexia échangèrent un regard inquiet.

« Cela signifie quelque chose de particulier pour toi ? » interrogea Sam, les sourcils froncés.

Mahaut dévisagea son ami, partagée entre colère et abattement. Voulait-il se moquer d’elle ? Cela ne lui ressemblait pas. N’avait-il réellement jamais entendu parler d’Opthéo Tsong ? Il rêvait pourtant de Danapi depuis près d’un an…

Le flot des pensées terrorisées de Mahaut s’interrompit brutalement. Son cerveau se vida comme s’il avait été balayé par un tsunami de dégoût et de désolation. Une seule idée surnageait à la surface de sa lucidité.

Sam ne connaissait pas Opthéo Tsong parce qu’il n’avait jamais vécu à Ramah. Il ne connaissait pas Opthéo Tsong, car elle était le guide des Ramahènes, pas celui des Danamôns. Accaparée par son besoin de connecter son époque à celle de ses rêves, Mahaut n’avait pas perçu l’essentiel. Cette fois, ses nerfs la lâchèrent pour de bon.

Tout à coup, elle se leva, poussée par une irrépressible envie de fuir, d’oublier, de disparaître ; de ne plus se sentir écartelée par l’impossibilité de toute cette histoire. Les deux mains sur la tête, elle se mit à gémir de plus en plus fort. Une des gardiennes qui surveillaient la salle des visites s’approcha, lui barrant le passage vers la porte de sortie.

« Il va falloir vous calmer, là ! » ordonna-t-elle d’une voix forte.

Mahaut fit demi-tour et aperçut une autre vigile appeler des renforts dans le couloir d’accès aux cellules. Elle changea de cap et, avisant le mur au fond de la pièce, se lança dans sa direction sous le regard éberlué des prisonnières et de leur famille.

Sam l’attrapa dans ses bras au dernier moment, l’empêchant de se fracasser la tête contre le béton. Submergée par l’émotion, Mahaut s’écroula sur le sol, les yeux baignés de larmes et la gorge étreinte par les sanglots. Le sang pulsait dans ses tempes comme le jet d’une lance d’incendie. Peu à peu, sa vue se brouilla, puis s’obscurcit ; et Mahaut plongea dans l’inconscience avec délice.

***

« Ça va mieux ? Vous avez piqué un fameux roupillon… »

Mahaut venait d’ouvrir les yeux pour découvrir le décor habituel de ses réveils impromptus : des civières, du matériel médical et des murs blancs éclairés par des néons trop brillants. L’infirmière qui avait parlé la dévisageait d’un air désabusé, un gobelet d’eau et une gélule dans ses mains gantées. Nauséeuse et assaillie de puissants vertiges, Mahaut se tourna sur le côté pour agripper les bords de son brancard. Pourrait-elle se rendormir si elle évitait de réfléchir ? Elle referma les paupières, mais le sommeil l’avait d’ores et déjà abandonnée.

« Tenez, prenez ça, c’est un tranquillisant, invita la soignante. Ça devrait aider… »

Mahaut s’assit et avala le comprimé, se concentrant pour ne pas l’autoriser à effectuer le trajet inverse. Son cœur recommençait à battre la chamade tandis que l’image de la statue d’Opthéo Tsong perçait des trous dans sa boîte crânienne, tentant de s’imposer dans son esprit. Mahaut expira profondément, les paumes appuyées sur le front. Debout à l’extrémité de la civière, l’infirmière l’observait, son expression indéchiffrable.

« Détendez-vous, c’est toujours un moment difficile, déclara-t-elle. Vous n’êtes pas la première à perdre pied en début d’incarcération… Surtout que vous ne vous y attendiez pas du tout, n’est-ce pas ? »

Mahaut dévisagea la femme d’âge mûr. La remarque de celle-ci, qui aurait facilement pu passer pour un sarcasme, semblait plutôt empreinte de sollicitude. L’issue de leur procès avait décidément eu un grand retentissement. Mahaut fit non de la tête avec lenteur, aggravant malgré tout sa sensation d’étourdissement. Elle grimaça.

« Bon, je vais vous garder ici pour la nuit, vous pourrez mieux vous reposer… trancha l’infirmière. J’espère juste que les cris des deux cents personnes qui manifestent devant l’entrée pour votre libération ne vous empêcheront pas de dormir. »

Elle sortit du local après lui avoir adressé un clin d’œil discret. Interloquée, Mahaut examina le ciel par l’étroite fenêtre grillagée de l’infirmerie ; gris et bas, il virait tout doucement au bleu nuit. Par-delà le silence de la pièce, elle percevait une vague rumeur au loin. Pas des cris, mais quelque chose qui ressemblait plus à des chants. Des gens s’étaient-ils vraiment rassemblés aux portes de la prison pour la soutenir ? Sam et Alexia ne lui en avaient pas parlé.

Cela ne changeait rien cependant. C’était même pire. Comment pourrait-elle les avertir ? Sous l’effet peut-être de l’anxiolytique, elle sentit les barrières dressées face à la masse de questions qui la rongeait se briser tout à coup, l’emportant dans une valse effrénée.

Rêvait-elle réellement depuis deux ans du futur de la Terre ? Comment était-ce possible ? Pourquoi cette époque n’avait-elle conservé aucune trace de la civilisation actuelle ? Seuls 3 150 ans les séparaient, cela paraissait bien trop court pour être complètement effacés des tablettes. Opthéo Tsong était-elle l’unique élément reliant les deux ères ?

Mahaut essaya de canaliser le flux de ses réflexions, en vain. Son affolement débordant avait pris le contrôle de ses facultés mentales, comme s’il espérait tirer au clair toutes ces énigmes d’un coup de cuillère à pot. C’était ridicule, ces questions étaient tout bonnement insolubles. Comment était-elle censée se transformer en prophétesse ? Fonder de nouveaux royaumes ? Qu’allait-il advenir des pays qu’elle connaissait ? Et des organisations internationales ?

Et puis surtout, surtout et avant tout : pourquoi était-elle devenue le guide des Ramahènes alors qu’elle voulait faire ressembler son monde à Danapi ? Comment ses plans avaient-ils pu si mal tourner ? À quel moment risquait-elle de se fourvoyer ainsi ?

Des larmes embuèrent à nouveau son regard. Mahaut ne pouvait pas supporter cette idée, la perspective d’entraîner ses amis sur une mauvaise route. Comment pourrait-elle perdre de vue à ce point les idéaux danatiles — les idéaux de son mouvement naissant ? Elle devait comprendre, connaître son avenir. Les réponses se trouvaient-elles à Ramah ?

Mahaut fut saisie de nouvelles angoisses en repensant à la manière dont s’était achevée sa nuit précédente. Allait-elle seulement se réveiller à Ramah ? Et dans quel état ? Elle n’avait pas rêvé après s’être évanouie dans la salle des visites. De conjecture saugrenue en crise de panique, elle lutta pour ne pas céder une fois encore au sentiment de désespoir qui l’avait anéantie plus tôt dans la journée. Serait-elle condamnée à poursuivre son parcours sans savoir comment déjouer les pièges que le destin semblait lui réserver ?

***

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