Chapitre 18 : Légitime défense

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« Donc en résumé, ton plan est de tout laisser tomber ? »

Mahaut leva les yeux vers Noah, qui ne soutint son regard que pendant deux courtes secondes. Elle n’osait pas lui poser la question qui pourtant lui brûlait les lèvres. Peut-être ses amis étaient-ils prêts à perdre la vie pour défendre leur idéal, après tout. Peut-être l’avait-elle été elle-même, quelques semaines ou quelques mois plus tôt. Cette époque était cependant révolue, balayée par la double attaque portée contre Danapi et son chantre. Mahaut ne pouvait juste pas mourir, pas avant d’avoir trouvé le bon chemin vers leur rêve.

« Non, mon plan est de rester planquée ici aussi longtemps que ce sera nécessaire, contra-t-elle avec amertume. Vous, vous faites comme vous voulez… »

Six jours s’étaient écoulés depuis que les cinq hommes avaient tenté de la tuer. Six jours au cours desquels elle n’avait pas quitté le nouveau logement déniché par les parents de Cyriaque, dont les amis semblaient tous avoir investi dans l’immobilier. Le petit appartement était meublé de façon plus que spartiate, mais avait l’avantage d’être situé au troisième étage d’un bâtiment dont l’entrée était facile à surveiller. Les policiers qui se relayaient devant sa porte garantissaient à Mahaut la sécurité physique. Pour sa santé psychologique, par contre, elle pressentait qu’ils ne pourraient pas faire grand-chose : même imaginer poser un pied sur le trottoir accélérait désormais son rythme cardiaque au-delà des limites tolérables.

« Le hic c’est que, vu la tournure des événements à Danapi, il va falloir que le mouvement engrange des progrès rapidement si on ne veut pas que tout le monde se démotive… » observa Colin sur un ton pesant.

Mahaut lui jeta un coup d’œil mauvais. Même s’ils avaient cessé depuis longtemps de respecter la règle tacite de leur club — ne pas parler de leurs rêves — quand ils étaient entre eux, elle n’aimait pas la façon dont ses amis ressassaient constamment l’attaque ramahène. Par miracle, ils avaient survécu aux bombardements, seuls Sam et Noah ayant été blessés, mais elle s’en sentait toujours personnellement responsable ; et lorsque les souvenirs de son agression lui laissaient un peu de répit, elle n’avait pas envie de revoir les images de Baalthis en ruines. Mahaut aurait voulu crier aux autres que tous les gens morts cette nuit-là n’existaient que dans leur tête, qu’ils disparaîtraient de toute façon dès qu’ils auraient trouvé la bonne méthode pour faire advenir Danapi. Pour préserver son équilibre mental, elle s’interdisait même de considérer cette guerre horrible comme autre chose qu’un obstacle dans sa quête de vérité.

« Une fois n’est pas coutume, je partage ton analyse, entérina Alexia. On doit leur montrer qu’on ne se laisse pas abattre, qu’on est présents partout, qu’on a des ressources et de l’influence !

— Et comment tu comptes faire ça sans t’exposer aux mêmes risques que Mahaut ? » questionna Sam avec une pointe d’agressivité dans la voix.

Enfoncé dans le petit canapé en simili cuir, il n’avait quasiment pas quitté Mahaut depuis qu’il l’avait retrouvée à l’hôpital, le samedi précédent, ne sortant que pour quelques achats urgents. À travers ses sourires crispés transparaissaient ses regrets de l’avoir laissée seule ce soir-là, pour un prétexte aussi futile qu’un match de basket — d’ailleurs perdu.

« Voyons, Sam, on est au vingt-et-unième siècle ! s’agita Alexia. Les manifs dans la rue, c’est bien joli, mais l’essentiel du travail a lieu en ligne à présent. On pourrait tous rester cachés chez nous et le mouvement ne s’en porterait pas plus mal.

— Mais nous en sommes les visages connus ! rétorqua Colin. Si plus personne ne nous voit sur le terrain, les gens vont se poser des questions. Ils pourraient commencer à se dire que c’est trop dangereux…

— Moi, j’ai l’impression que, tant qu’on est nombreux pour les actions, on peut faire à peu près ce qu’on veut, spécula Noah. Ces gars qui ont attaqué Mahaut, ils ne vont quand même pas sortir des kalachs en plein jour et tirer dans la foule… Pas en Europe, en tout cas.

— Tu as raison de le préciser : pas en Europe, appuya Sam. Nous ne devons donc pas oublier qu’on a désormais des sympathisants dans plein de pays moins sûrs ou moins démocratiques que le nôtre… Ici, la police respecte les lois et nous protège ; ailleurs, elle pourrait aussi bien se retourner contre les protestataires, si leur cause ne lui plaisait pas. Ou au pouvoir qui la contrôle.

— Ayush Rampal m’a appelée hier, signala Mahaut à brûle-pourpoint. Leur section a fondé une association qui rachète des entreprises afin de faire évoluer leur gouvernance. »

Le petit groupe interrompit sa conversation. Bras croisés dans le canapé, Mahaut devinait leurs regards apitoyés dans sa direction. Bien qu’elle lui donnât toutes les apparences de la nécessité, sa propre faiblesse la dégoûtait. À quoi aspirait-elle réellement ?

« On pourrait en tout cas mettre à jour nos conseils pour les actions à l’extérieur, suggéra finalement Colin. Fixer un nombre minimum de personnes, avec confirmation obligatoire de leur participation. C’est toujours Siloé qui s’occupe des consignes de sécurité ?

— Oui, valida Sam. Je lui enverrai un message tout à l’heure.

— Parfait ! s’enthousiasma Alexia. On recommande à tout le monde la prudence et, de notre côté, on essaie d’augmenter l’impact de nos initiatives afin d’atteindre plus rapidement le point où ils se diront que ça ne vaut plus la peine de lutter contre le glissement qu’on a provoqué… »

Mahaut releva la tête, intéressée par l’idée de son ancienne colocataire. En réalité, ils n’avaient pas d’autre choix. Qu’elle-même se montre lâche ne changerait rien. Aucune des personnes qui avaient découvert Danapi avant l’attaque ne renoncerait à leur démarche de transformation de la société actuelle, elle en était persuadée. L’unique solution était donc de hâter l’avènement de cette nouvelle ère, tout en veillant à la sécurité de tous. Était-ce possible ? Mahaut craignait d’y croire à nouveau.

« Qu’est-ce que tu entends par “augmenter l’impact” ? » interrogea Cyriaque, qui n’était pas encore intervenu dans les discussions.

Le visage tendu de son ami rappela à Mahaut qu’elle n’était pas la seule à souffrir face à la dévastation causée par Ramah. La copine de Cyriaque était décédée dans le bombardement de Badilaam pendant que lui faisait du ski dans les Rocheuses ; et tous les rêveurs que Mahaut connaissait avaient perdu des proches. Loin de les décourager, cela semblait surtout renforcer leur détermination.

« Je crois qu’il y a des tas de pistes possibles… entama Alexia. À mon avis, on doit poursuivre nos actions constructives, mais on peut aussi lancer des opérations plus offensives…

— Mais on était d’accord que le caillassage n’était pas la solution ! s’exclama Sam avec véhémence.

— Je n’ai pas parlé de caillassage ! répliqua-t-elle aussitôt. Je veux parler d’opérations pour gêner le train-train quotidien des entreprises qui engrangent des bénéfices démesurés sur le dos de leurs employés, de leurs clients, de l’environnement. On a beaucoup travaillé pour conscientiser les gens à propos des problèmes systémiques de la société. Maintenant, je crois qu’il est temps de leur présenter des exemples concrets de mauvaises pratiques. Dénoncer les pollueurs et les profiteurs pour encourager nos amis à réviser certains de leurs choix. Accélérer la transition vers des solutions durables, que ce soient les nôtres ou d’autres. »

Les camarades de Mahaut s’étaient redressés sur leur siège, comme toujours lorsqu’ils entraient dans le vif du sujet. Mahaut les considérait, indécise. Elle avait toujours préféré centrer les activités du mouvement sur la sensibilisation et la création d’alternatives. Elle aimait cependant la perspective de renforcer leurs discours par des actions susceptibles de mieux illustrer les défaillances du système, les déséquilibres et les abus qu’il permettait.

« Quels moyens tu avais en tête, Alex ? s’enquit Colin, l’air dubitatif.

— À mon avis, on peut commencer par chercher toutes les infos qu’on peut trouver sur le fonctionnement de ces boîtes : les dégâts environnementaux causés par leur production, les rémunérations exagérées de leurs dirigeants, les financements occultes, la corruption, l’évasion fiscale, tous les trucs où on voit qu’elles se foutent de la morale, de la vie d’autrui. Une fois qu’on les a exposés et que tout le monde a compris de quel bois elles se chauffent, on peut lancer des actions de boycott, des pétitions en ligne, des rachats d’actifs, ou simplement des perturbations de leurs opérations…

— C’est-à-dire ? demanda Cyriaque, sourcils froncés.

— Oh, des choses très gentilles. Par exemple, on pourrait ramener quelques centaines de cyclistes et paralyser les voies d’accès à leurs entrepôts. On ne ferait rien de mal, on tournerait juste autour du bloc très lentement, tu vois le genre ? Mais à chaque fois, on explique clairement nos motivations, les points précis qu’on exige qu’elles changent. »

Cyriaque et Noah souriaient, visiblement conquis.

« Donc pas de violence ? approfondit néanmoins Sam.

— Non, pas de violence, assura Alexia. Sauf si tu considères que la force du nombre constitue une violence en soi…

— Et rien d’illégal ? voulut vérifier Mahaut depuis le fond du canapé.

— Ça, ça dépend un peu, temporisa son amie. Disons qu’on obtiendra plus vite les renseignements dont on a besoin si je confie le travail de détective à mes potes les fans de hacking… »

Mahaut fixait Alexia, incapable de décider si son idée l’angoissait encore plus ou lui plaisait. L’injustice contenue dans les pratiques de nombreuses multinationales, dans leur recherche sans limite de profits, heurtait tellement ses convictions qu’elle se réjouissait déjà en réfléchissant à la mauvaise publicité que le mouvement serait en mesure de leur apporter.

« Ça me paraît quand même une tactique hasardeuse, intervint Colin. Si on se comporte en voyous nous aussi, quelle sera encore notre crédibilité pour dénoncer leurs exactions ? C’est comme venir armé jusqu’aux dents à une réunion de conciliation. À un moment, peu importe qui tire en premier : à la fin, vous êtes tous coupables et surtout, vous êtes tous morts.

— Mais tu imagines que je me suis acoquinée avec des pirates du dimanche ou quoi ? s’indigna Alexia. Mes gars sont des pros ! Ils s’infiltrent et décortiquent les serveurs sans laisser la moindre trace. Personne ne saura d’où viennent les infos, on soupçonnera d’office des lanceurs d’alerte internes.

— Ça ne change rien à l’illicéité du procédé… » commenta le juriste fraîchement diplômé.

Dans le lourd silence qui s’installait autour de la table basse, Mahaut se leva. Sa gorge était très sèche et Émilie n’était plus là pour leur servir du thé ; elle se dirigea vers le coin cuisine pour faire bouillir de l’eau. Sam la rejoignit, posant un baiser dans son cou avant de préparer la théière et les tasses. Mahaut n’osait pas croiser son regard tandis qu’ils s’affairaient à tout caser sur un minuscule plateau. Ils n’avaient pas beaucoup parlé de l’avenir depuis son agression ; elle craignait que Sam ne comprenne pas son ressenti, qu’il estime qu’elle abandonnait leurs idéaux à la première contrariété. Qu’il ait une nouvelle fois raison, en somme.

« Le temps, c’est notre sécurité, déclara-t-elle après avoir placé le thé brûlant sur la table du salon. Que ce soit par rapport aux menaces qui pèsent sur le mouvement ou dans la lutte contre le changement climatique et l’effondrement des écosystèmes ; on ne peut pas se permettre de traîner, de tergiverser encore des années. Au plus vite on engrange des succès, au mieux on garantit notre survie.

— Exactement, c’est comme ça que je voyais les choses, approuva Alexia.

— Donc la fin justifie les moyens selon vous ? » demanda Samuel sur un ton peiné.

Sa tasse chaude entre les paumes, Mahaut dévisagea son amoureux, plus agacée qu’elle ne l’aurait souhaité.

« Sam, je sais bien que ce n’est pas ce dont on avait rêvé, voulut-elle tempérer. Mais il faut rester réaliste : si on ne montre pas un minimum les crocs, on va finir dévorés. Indirectement par les partisans du statu quo ou directement par leurs hommes de main. Et puis, ce ne sont pas des moyens si terribles, hein ? Juste faire éclater la vérité, pour que les gens se rendent compte qu’ils doivent se protéger…

— Voilà : nous, on ne veut tuer personne ! » confirma Alexia.

En équilibre sur l’accoudoir du canapé, Sam ne bougeait plus, mâchoires serrées et yeux baissés.

« Je devine que Sam aimerait qu’on essaie d’abord d’autres voies, reprit Colin. D’autres méthodes pour accélérer le processus.

— OK, comme quoi ? répondit Alexia du tac au tac.

— Eh bien, je crois qu’on pourrait tenter d’augmenter le nombre de gens qui se sentent concernés par notre message, de toucher d’autres couches de la population. Parce que ça aussi, ça pourrait vachement accélérer la transition. C’est bien ça que tu m’avais expliqué, n’est-ce pas, Sam ?

— Oui, reconnut le jeune homme après un long soupir. Jusqu’ici, on s’est surtout adressés aux étudiants, qui étaient déjà fort sensibilisés, ainsi qu’aux personnes gravitant autour d’eux et donc issues des mêmes classes sociales. En bref, des bobos plutôt aisés. Dans les pays plus pauvres, on voit qu’on atteint plus facilement les populations défavorisées, mais chez nous, la moitié des gens nous prennent pour des sales enfants gâtés. »

Mahaut déposa sa tasse sur la table afin de saisir la main de Sam, qui la laissa faire quoique sans lui rendre son regard.

« C’est le plan de Soraya dont tu m’avais parlé, non ? poursuivit-elle pour se racheter. Organiser des réunions dans les quartiers pour mobiliser les jeunes ?

— Vous voulez encourager les moins nantis à monter au créneau ? s’étonna Alexia. Quoi, parce qu’ils n’ont rien à perdre, c’est ça ? Franchement, je ne vous pensais pas si cyniques…

— Enfin, ça n’a rien à voir ! éclata Sam en serrant la main de Mahaut. C’est important qu’ils soient avec nous parce que c’est justement eux qui ont le plus à y gagner ! Et en plus, ils sont nombreux ! Ce n’est pas toi qui évoquais la force du nombre ?

— Si, mais pour des démonstrations pacifiques. J’ai quelques doutes sur votre capacité à faire garder leur calme à ces manifestants-là…

— Là, on est tout de même très proches du cliché lourdingue… » protesta Noah à mi-voix.

Alexia se pencha en arrière dans son fauteuil, un sourire narquois sur les lèvres. Mahaut gigotait sur place, de moins en moins à l’aise. Elle avait envie de fuir toute cette tension, de dire à ses amis de se démerder seuls et de lui foutre la paix.

« Et comment vous prévoyez de les motiver, ces classes populaires pleines de fougue ? railla Alexia. En général, ils s’en tapent du climat… »

Sam se leva brusquement et alla se poster à la fenêtre, d’où Mahaut savait qu’il n’y avait rien d’intéressant à voir, seulement des toits gris.

« Ce n’est pas si compliqué, répondit-il en tournant la tête vers eux. Il suffit de trouver un aspect de notre vision qui les concerne directement. Par exemple, le chômage structurel, la concurrence organisée entre les travailleurs qui les pousse à accepter n’importe quel job merdique. Les profits usuraires des propriétaires de leurs logements. Ou le concept de laisser le contrôle des entreprises aux employés. Tu ne crois pas que ça leur parlerait ? Le pouvoir d’achat et la sécurité sont des thèmes qui parlent aux gens, ils comprendront qu’on défend aussi leurs intérêts… »

Alexia plissa les yeux, puis haussa les sourcils en secouant la tête. Mahaut, elle, n’avait plus le courage d’écouter une nouvelle tirade ; elle avait juste envie d’enfiler dix épisodes d’une série débile avant de s’endormir.

« D’accord, vous avez de bons arguments tous les deux, résuma-t-elle en levant les deux mains en signe d’apaisement. Mais est-ce qu’on est obligés de choisir une seule orientation ? Pourquoi ne pas essayer les deux stratégies et en rediscuter quand on aura vu ce que ça donne ? »



***


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