Chapitre 21 : Enterrés

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Tout autour d’eux, les gens marchaient à pas lents, portant de grands sacs ou traînant des chariots remplis de provisions. Dans les rares rues de Baalthis non transformées en champs de gravats, personne ne circulait en rouleur ; l’électricité était réservée aux urgences, aux soins de santé et aux forces de défense.

La vision de l’organisation des Danamôns pour assurer la subsistance des survivants mit du baume au cœur de Mahaut. Quelques heures à peine après l’attaque, les conseils participatifs des quartiers encore debout avaient structuré l’action des volontaires afin de prendre en charge les blessés et de convertir des bâtiments citoyens en dispensaires de campagne.

Leurs efforts se concentraient désormais sur la récolte des fruits et légumes cultivés dans les forêts potagères, pour l’essentiel épargnées par les bombardements, ainsi que sur la préparation de repas à l’aide des fours solaires habituellement utilisés pour les barbecues partagés. La reconstruction, elle, attendrait sans doute que la menace ramahène soit définitivement écartée.

Un bref coup d’œil en arrière rappela à Mahaut combien cette tâche s’avérerait ardue… ou n’aurait peut-être jamais lieu, faute d’habitants à reloger. Les blessés se comptaient certes par centaines, mais leur nombre semblait dérisoire en regard de celui des Baalthimôns tués par le missile. Le matin même, elle avait enfin pu consulter les registres tenus par le bureau des citoyens et obtenu l’affligeante confirmation du décès de Dibeth, Zinip, Miolan et Boghdar — quelques noms familiers parmi l’interminable liste des victimes de la folie ramahène.

À ses côtés, Shanem et Ti-Laam discutaient avec entrain. Mahaut avait encore à l’esprit l’air ébahi du Ramahène lorsque, à son réveil le jour précédent, il avait reconnu le capitaine Ligwan avec lequel il avait si souvent conversé par terminal illégal interposé, ainsi que le gigantesque sourire de son ami en comprenant que l’étrange déserteur dont leurs camarades lui avaient parlé n’était autre que le chef de la ligue secrète de Dar Long. À présent, les deux compères se remémoraient le « bon » vieux temps et échangeaient les nouvelles des derniers mois.

Au rythme qu’autorisaient l’attelle amortissante au pied de Ti-Laam et la blessure au talon de Mahaut, ils longèrent un hexagone déblayé où se déroulait une distribution de vivres. Ils tournèrent ensuite dans la rue voisine, dont la plupart des maisons étaient réduites à un mikado de poutres. Mahaut mit plusieurs secondes à identifier le petit moulinet orange et vert qui pendait tristement au bout d’une gouttière surgie d’une façade écroulée. Elle avait à de nombreuses reprises admiré la douce musique qu’il produisait, en rentrant chez elle, les jours de pluie. Découvrir les ruines de l’immeuble où elle avait habité avec Talisham, dix mètres plus loin, lui serra la gorge ; elle s’arrêta, assaillie de nausées. Comment son amie avait-elle pu sortir vivante de ce chaos ? Toujours dans le coma, celle-ci risquait malheureusement de ne jamais recouvrer l’usage de la vue. Mahaut se dépêcha de rattraper les deux autres.

Ils arrivèrent quelques minutes plus tard à l’entrée des voies express qui leur avait été renseignée et empruntèrent l’escalier de service pour descendre vers les locaux techniques. Deux militaires les accueillirent et les équipèrent de capteurs. Ils pénétrèrent dans une pièce souterraine au plafond bas, éclairée par un large puits de lumière.

« Tout le monde est là, ça va commencer », indiqua l’un des soldats tandis que son collègue fermait le store obscurcissant du puits.

Un par un, les hologrammes des membres du Conseil de Défense se matérialisèrent autour d’eux, leur localisation mentionnée à leurs pieds. Parmi ceux situés à Badilaam, Mahaut ne reconnut que Terrop et Doagsham ; l’absence de Paruk et de Liminark, en particulier, lui parut difficile à accepter, tant elle avait apprécié la profondeur de leur réflexion au fil des réunions. Son cœur fit néanmoins un bond en avisant les deux silhouettes qui les rejoignaient en direct de Shamilidun. Ranshidi et Gemli semblaient sereins, même si leur sourire ne masquait qu’imparfaitement la maigreur de leur visage.

« Nous voudrions commencer cette séance exceptionnelle par un moment de recueillement, entama Doagsham, la présidente du jour. Afin que le contenu de nos discussions aujourd’hui soit connecté au souvenir des millions d’âmes qui sont brutalement retournées au Tout il y a treize jours… »

D’une voix grave, la jeune femme entonna l’hymne mélancolique qu’avait chanté le chœur de Til Winipoga lors des funérailles de Naïgar, immédiatement suivie par tous les Danamôns présents. Malgré le léger décalage dû à la distance séparant les participants, l’extraordinaire musique induisait la même émotion, triste, pleine de promesses et apaisante à la fois.

« Merci à tous, conclut Doagsham lorsqu’ils eurent terminé. Avant que nous ne fassions le point sur la situation, Gemli souhaitait vous adresser quelques mots. »

L’ancienne cheffe d’unité s’avança de quelques pas, se positionnant au centre de l’espace, puis tourna sur elle-même pour croiser le regard virtuel de tous les membres du Conseil.

« Au nom de tous les membres de mon unité ayant choisi de déserter, énonça-t-elle dans un danadên haché, je tiens à vous présenter, ainsi qu’à tous les Danamôns, nos excuses pour notre comportement abject. »

Mahaut hocha la tête, imitée par les autres participants.

« J’ai voulu servir mon pays et j’ai trahi la confiance de mon amie, poursuivit la Ramahène dans sa langue, mais je souhaiterais que vous sachiez que je ne me doutais pas que le commandement de Ramah mènerait ce type d’attaque. Je suis cependant consciente du fait que les renseignements fournis par notre contingent sur les surfaces solaires de vos bâtiments et sur votre fonctionnement en réseau les ont sans doute poussés à choisir les plus grandes villes de Danapi comme cibles, afin de maximiser l’impact sur vos capacités de réaction. Rien de ce que nous pourrons faire n’atténuera notre faute, mais soyez assurés de notre détermination à œuvrer sans relâche pour réparer les dégâts que le dessèchement de nos cœurs a contribué à causer. »

La technologie holographique danatile était tellement perfectionnée que Mahaut put distinguer les larmes qui baignaient les yeux de la jeune cheffe. Celle-ci reprit sa place au sein du cercle, où Ranshidi vint poser une main sur son épaule.

« Merci pour ces paroles qui vous honorent, Gemli, approuva Doagsham à la fin de la traduction automatique. L’enregistrement de ton message sera rendu public dès que les communications vouées à la participation citoyenne auront été rétablies. Nous sommes très reconnaissants de votre investissement dans la reconversion de Shadobu, qui laisse augurer un avenir meilleur entre nos deux continents. À ce sujet, pourriez-vous nous résumer vos récentes avancées ? »

En quelques minutes, Ranshidi exposa à l’assistance les derniers événements dans le royaume Shadon : la défense acharnée contre les attaques incessantes de l’armée ramahène, l’alliance conclue avec les sécessionnistes de Par-Comini et Kor Pin Mana, les difficultés de la relance de la production agricole, les négociations secrètes avec des fournisseurs de denrées alimentaires de Zassuko et, enfin, la mise en place d’un conseil citoyen rassemblant les chefs de la rébellion et des notables autour du roi Ravi Shatsu.

« Vous semblez bien partis pour jeter là-bas les bases d’une société plus durable les félicita finalement la présidente de séance. Comment pouvons-nous vous aider ?

— Nous aurions surtout besoin d’expertise, nota Gemli. Des compétences agronomiques, industrielles et sociales. Même si les gars de mon groupe font un boulot phénoménal, la tâche est colossale et les secteurs requérant notre intervention nombreux et complexes… »

Mahaut pensa aussitôt aux millions de Danamôns tués par les bombes ramahènes ; les ingénieurs, les managers, les chercheurs, les soignants, les artistes dont les talents et les connaissances avaient disparu pour toujours de la surface de la Terre. Elle ne put réprimer un haut-le-cœur.

« L’amélioration des conditions de vie à Shadobu nous semble cruciale pour la consolidation des forces dissidentes à Ramah et l’enrayement du conflit, releva Kaladan, l’adjoint de Liminark qui avait pris sa place en tant que responsable de la coopération civile. Nous allons constituer un nouveau détachement de volontaires et organiser au plus vite leur départ.

— Ne serait-il pas envisageable de leur envoyer une partie des spécialistes se trouvant sur Gobwé ? s’enquit Mahaut. Eux ont certainement acquis ces derniers mois des compétences uniques en matière de développement agroforestier ou d’ingénierie sociale.

— Oui, c’est une excellente suggestion, valida Kaladan. Shanem, pourrais-tu prendre contact avec les responsables des colonies ?

— Dès la fin de la réunion, confirma l’ancien capitaine des révoltés. Par ailleurs, de nombreux bannis accueillis à Danapi ont émis le désir de retourner sur Gobwé pour aider à la réhabilitation du continent ; l’arrivée de ces renforts pourrait y réduire les répercussions du départ des experts vers Shadobu. Si vous pouvez vous passer d’eux ici, naturellement…

— C’est bel et bien la question principale pour le moment, rappela Doagsham. Les besoins sont énormes partout. La population est très mobilisée, mais elle sera moins résiliente si elle est sous-alimentée ou désespérée. Nous devons donc fixer nos priorités avec la plus grande prudence.

— Nous devons aussi être conscients du fait que la lutte contre l’armée ramahène va encore réquisitionner une immense quantité de ressources dans les mois qui viennent, ajouta Terrop, bien que les efforts héroïques des groupes d’infiltration aient temporairement écarté le danger de bombardements supplémentaires. »

Le militaire adressa un signe de tête empli de gratitude à Mahaut et Shanem.

« Nous avons perdu des milliers de soldats ainsi qu’un certain nombre d’équipements et d’infrastructures critiques, détailla-t-il. Un objectif qui aurait été facile à atteindre il y a deux semaines est devenu nettement plus aléatoire.

— Mais cet objectif est bien l’évacuation définitive des implantations ramahènes, n’est-ce pas ? interrogea Shanem.

— Effectivement, corrobora Terrop. Nous avons désormais reçu une réponse éloquente à la question que nous nous posions il y a presque six mois sur les véritables intentions de Ramah : ils ne s’arrêteront pas avant d’avoir assujetti tout Danapi… La lutte contre les révoltés de Gobwé n’était clairement qu’un prétexte pour leurs exactions, et l’exploitation de nos ressources minières ne semble même pas servir les intérêts de leurs citoyens. »

Dans la tête de Mahaut, le souvenir des discussions qui avaient agité le Conseil de Défense à leur retour de Moliargha était encore vif, voire brûlant. Elle restait persuadée qu’ils avaient posé le bon choix en se préoccupant du sort de la population ramahène dans l’élaboration de leur stratégie, mais regrettait leur terrible erreur d’appréciation quant au fait que les autorités ramahènes s’en souciaient aussi.

« Si je peux me permettre d’intervenir, lança Ti-Laam dans un danadên à la prononciation hasardeuse, la situation n’a d’ailleurs fait qu’empirer ces derniers temps. Les pénuries se sont accentuées de façon dramatique et les plus pauvres meurent littéralement de faim. Les gens commencent à réaliser que les opérations sur Danapi servent avant tout à renforcer la capacité de la police et de l’armée à maintenir l’ordre face aux mouvements de rébellion qui se multiplient…

— Notre invité est le fondateur de la ligue secrète implantée à Dar Long, compléta Doagsham avec le sourire. Celle-ci a soutenu l’insurrection des bannis et largement contribué à contrecarrer la désinformation des autorités ramahènes au sujet de Danapi. Ti-Laam, pourrais-tu nous relater les incidents qui t’ont amené jusqu’à Baalthis ?

— Avec plaisir. Enfin, on se comprend… »

Selon Ti-Laam, les services de renseignements ramahènes avaient entamé il y a trois mois une gigantesque purge afin de démanteler la ligue et faire cesser leur travail de sape du discours officiel. Leurs camarades s’étaient mis à disparaître par dizaines, sans laisser d’autre trace qu’un doigt coupé, toujours porteur de la chevalière familiale, déposé devant la porte de leurs proches.

Les membres survivants de la ligue avaient alors piraté les réseaux de la police afin de découvrir lesquels d’entre eux avaient d’ores et déjà été identifiés. Ceux-là s’étaient lancés sans délai dans un long périple clandestin vers Shadobu ou Par-Comini, tandis que les militants qui n’étaient pas signalés avaient, eux, décidé de s’engager dans l’armée — incontestablement le moyen le plus facile de rejoindre Danapi.

« Par chance, les forces régulières ne sont plus très regardantes quant à la condition physique des nouvelles recrues, s’amusa Ti-Laam en désignant sa silhouette rebondie d’un grand geste de la main. Vous pouvez donc vous attendre à l’arrivée dans les prochaines semaines de nombreux déserteurs très enthousiastes à la perspective de vivre à Danapi. »

Les visages des membres du Conseil s’égayèrent un bref instant. Savoir que tout Ramah ne partageait pas la vision obscurantiste de Danapi promue par le commandement militaire donnait à Mahaut le sentiment que tout n’était pas encore perdu… Mais si cette poignée d’optimistes quittait, elle aussi, le navire, le triomphe définitif des rats installés à la barre ne devenait-il pas inéluctable ?

« Ce qui nous amène au dernier point dont nous devons parler aujourd’hui, enchaîna Doagsham, à savoir le sort des soldats ramahènes que nous recueillons.

— Depuis l’attaque, nous avons laissé les combattants désarmés rejoindre les implantations ramahènes par leurs propres moyens, annonça Terrop. Ni nos forces de défense ni nos assistants sociaux n’avaient plus le temps de les escorter, vu leur nombre. Ce qui signifie que nous n’avons aucune idée de ce qu’ils deviennent.

— Ne craignez-vous pas qu’ils s’infiltrent dans la société et ne commettent des crimes ou des actes de sabotage ? s’indigna aussitôt Shanem.

— Clairement, jusqu’ici nous avons fait un pari, admit la présidente. Nous avons parié sur le fait qu’à cause de la mise hors service de la plupart de nos réseaux de transport, ils seraient obligés de demander de l’aide à la population pour se nourrir et se déplacer et seraient ainsi directement confrontés au décalage entre leur image de Danapi et la réalité.

— Comme c’était le cas lorsque nous accueillions des petits contingents de soldats dans les centres de convalescence… développa Kaladan.

— Nous aurions pu avertir les citoyens via les conseils participatifs, leur dire de se méfier des Ramahènes en uniforme, poursuivit Doagsham. Mais nous aurions perdu le bénéfice de la bienveillance danatile, qui pourrait toujours en faire basculer certains malgré l’endoctrinement qu’ils ont subi.

— Et éviter que des flopées de Ramahènes ne meurent de froid ou de soif dans nos forêts avant de retrouver les leurs, renchérit Terrop. Je crois qu’ils ne sont pas formés à se débrouiller seuls dans la nature… »

Pendant que le militaire continuait ses explications, les pensées de Mahaut dérivèrent tout à coup vers Ramah, vers les informations sur Opthéo Tsong auxquelles elle n’entrevoyait pas encore de voie d’accès. Le fossé entre la mentalité belliqueuse des Ramahènes et le sens des responsabilités danatile trouvait peut-être sa source dans le chemin qu’elle s’apprêtait à prendre dans sa vraie vie. Elle s’était investie dans la défense de Danapi parce qu’elle redoutait que les nouveaux rêveurs soient dégoûtés par la violence de ce monde et ne soutiennent plus les idéaux du mouvement. Comment pouvait-elle s’assurer qu’elle-même n’allait pas bientôt trahir ceux-ci, entraînant ses contemporains dans une guerre dévastatrice ? Une guerre qui contiendrait en germe celle à laquelle elle assistait chaque nuit et toutes celles qui l’avaient précédée ?

Elle débrancha son micro pour s’adresser à Shanem, qui n’avait pas l’air particulièrement satisfait de la tournure des discussions.

« Ça te dirait qu’on accompagne tes amis révoltés sur Gobwé ? »

***

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