Chapitre I ~ La pâle clarté des étoiles

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 Il y avait comme une odeur de charogne qui flottait dans l'air. Le silence nocturne rendait les immenses plaines serpentées de sentiers lugubres, l'atmosphère en était presque oppressante. Il faisait nuit noire, en ce soir de nouvelle lune, et seule la pâle clarté des étoiles éclairait l'herbe dansant sous le vent.

 Derrière les fourrés, à peine visible dans la pénombre, une charette roulait lentement, tirée par un vieux cheval au poil grisonnant. Elle était recouverte d'une bâche, et encadrée de trois hommes lourdement armés qui scrutaient la lande sans rien y trouver. Assis sur le cheval, les yeux plissés à cause de la fatigue, un quatrième tentait de garder le contrôle de sa monture sans sombrer dans le sommeil.

 « Chef ? héla l'un des gardes en se frottant le visage de sa main libre. Vous ne croyez pas que nous devrions nous arrêter pour la nuit ?

 — C'est vrai, je sens à peine mes jambes, grommela un autre.

 — Silence ! gronda le cavalier en se redressant d'un bond sur la croupe de l'animal. La livraison doit être exécutée au plus vite, sans quoi aucun de vous ne sera payé. Notre employeur doit retrouver la gamine, et plus tôt ce contrat sera rempli, plus tôt nos bourses seront pleines de pièces ! »

 L'air à peine convaincu, le garde détourna le regard en serrant le pommeau de son épée. Ils marchaient depuis des heures déjà, n'avaient pas dormi depuis plusieurs jours. Un coup d'oeil en biais à son collègue lui appris qu'il n'était pas le seul à regretter d'avoir suivi leur chef. Qui pouvait bien avoir besoin de cette fille, dans la charette ? Ce n'était qu'une gosse des rues, comme tant d'autres au Royaume de Phibel. Un enfant ne pouvait pas avoir autant d'importance, si ?

 L'odeur de pourriture qui planait dans l'air s'accentua, provoquant un râle de toux chez l'un des soldats.

 « Pouah ! s'exclama-t-il en chassant l'air devant son visage. Y'a tout un troupeau crevé dans l'coin où quoi ?

 — À tout les coups c'est la gamine qu'on transporte qui s'est pas lavée depuis des mois, ricana un autre, déclanchant des éclats de rire chez les deux autres.

 — La ferme, bouffons ! hurla leur chef, tranchant net le silence pesant. La fatigue vous fait jacasser comme des vieilles paysannes, mais n'oubliez pas que je peux annuler votre paiement à tout instant !

 — Oh ça va, on ne fait que ri... », hoqueta l'un d'eux, avant de tomber à genoux, la main sur la gorge.

 Les deux autres se précipitèrent sur lui, beuglant de stopper la charette. Le meneur du groupe glissa du cheval, plaquant un gant devant son visage pour s'empêcher de respirer l'odeur. La bête qui tirait le convoi se mit à hennir de panique, claquant ses sabots sur la terre poussiéreuse.

 « Que se passe-il ? » gronda-t-il en se dirigeant vers l'arrière de la charette.

 Le silence lui répondit, encore plus lourd que d'habitude. Pris d'une soudaine inquiétude, le soldat s'approcha de ses compagnons, soudain muets. Il sursauta en apercevant leurs trois corps, presque les uns sur les autres, effondrés sans vie, de la bave mêlée de sang coulant de leur bouche. Leurs six yeux étaient tous rivés dans la même direction, figés par la mort : la charette. À pas lents et prudents, l'homme s'approcha de la bâche qu'il souleva avec délicatesse. Le corps endormi de la jeune fille menotée au coffre de provisions le soulagea presque.

 C'est alors qu'il sentit sa gorge se serrer, comme si les conduits laissant passer l'air se recroquevillaient sur eux-mêmes. Suffoquant, privé d'air, il s'écroula sur le sentier, hoquetant sans parvenir à respirer. En peu de temps, un voile noir se dressa devant ses yeux, et sa tête retomba lourdement dans la poussière, inerte.

°☼°

 À quelques lieues de là, Dàseel, cité du ciel à l'extrème Ouest du Royaume, ne dormait qu'à moitié. La ville était paisible et peu d'habitations étaient encore éclairées, mais l'endroit où personne ne sommeillait était l'Astropole, une immense tour de pierre noire qui faisait face à l'océan. À l'un de ses balcons, vêtu d'une bure de novice bleue et argent, se tenait Milis, un jeune adolescent aux cheveux sombres et au teint blanc piqueté de taches de son. Ses yeux bruns contemplaient tour à tour la cité et les vagues qui s'écrasaient contre les falaises sur la presqu'île d'en face. La brise rafraîchissait son visage ; il ferma les yeux pour goûter la brise nocturne.

 « Jeune Milis ? demanda une voix dans son dos, le faisant sursauter. Le Primâster Donthus vous appelle à l'Observatoire.

 — Merci, maître », répondit le jeune garçon en inclinant la tête lorsqu'il passa devant l'astronome, avant de s'enfoncer dans le bâtiment.

 Des lampes à huiles éclairaient les couloirs brillants de la tour. Elle était d'une grande beauté architecturale, un joyau du Second Siècle entièrement bâtie par des moines, les premiers astronomes de Dàseel. Les plafonds hauts et les nombreuses flèches de cristal violacé avaient toujours donné à Milis un sentiment d'importance, comme s'il faisait partie d'une classe d'habitants à part, coupée du monde normal. Partout étaient représentées des constellations, signalées par des pierres blanches incrustées dans le mur. Les toutes premières fois que le jeune garçon avait pu emprunter les couloirs de cet étage, il était resté muet, écrasé par la solennité de l'endroit.

 De nombreux escaliers en colimaçon menaient aux étages supérieurs, aussi Milis emprunta celui qui menait à l'Observatoire, une large pièce ronde sous le toit de la tour. C'était là que, la plupart du temps, les moines emmenaient leurs apprentis pour se familiariser avec les divers outils qui permettaient d'observer les astres. Cette fois-ci, c'était le Primâster qui conviait les novices. Il hâta le pas, pressé d'arriver en haut.

 Les autres novices étaient déjà là, aussi Milis se rangea-t-il à côté d'eux discrètement, tentant d'écouter la déclaration du Primâster qui avait déjà commencé à parler.

 « Le cycle Béphirien, voyez-vous, semble tourner autour du ciel en plusieurs siècles, annonça l'homme vêtu d'une longue robe entièrement argentée, tout en marchant devant les apprentis. Il y a de cela des décennies, les anciens astronomes dont je ne faisais pas encore partie apprirent à comprendre ce cycle, étudiant sa trajectoire grâce à l'astrolabe, l'ancêtre de nos téléscopes à lentilles. Et ils finirent par en déduire que ces constellations accomplissaient leur révolution du ciel en soixante-douze ans. »

 Il marqua une pause, croisant par la même occasion le regard de Milis, qui frissonna et baissa les yeux.

 « La révolution n'était censée se terminer que dans trois ans, mais cette nuit, l'étoile dite de l'Aube Saine, qui marque ces constellations, est revenue au-dessus de la presqu'île. »

 Personne ne parlait, comme si chaque novice comprenait l'importance de ce moment, comme si l'Observatoire tout entier était prisonnier d'une bulle de silence.

 « Ce soir vous allez observer le cycle Béphirien, noter chacune de ses étoiles dans votre grimoire. Maître Janor et Maître Aloeis vont vous assister dans votre tâche, quant à moi je jugerai la façon dont vous agirez. Au travail ! »

 D'un même mouvement, tous les novices se murent jusqu'aux astronomes qui leur indiquèrent comment travailler. Avant que Milis ne puisse les rejoindre, il fut appelé par le Primâster Donthus qui lui fit signe d'approcher. Le jeune garçon inclina la tête devant lui et la garda baissée, attendant que son supérieur ne lui ordonne de le regarder.

 « Allons, souffla Donthus d'une voix amusée. Ne t'inquiètes pas, tu n'as pas à appliquer le protocole de la Guilde ce soir, je ne suis qu'un observateur. J'ai quelque chose à te montrer, suis-moi. »

 Sans prononcer un mot, Milis emboîta le pas au Primâster qui le conduisit vers une grande table encombrée de parchemins de toutes tailles. Sur le mur étaient accrochées diverses cartes astrales, des plans de téléscopes, aussi. Donthus s'arrêta devant un livre qu'il ouvrit puis feuilleta un instant. Enfin, il releva la tête vers le novice, sourit, et l'invita à regarder.

 Le jeune garçon reconnut aussitôt les lignes tracées à l'encre noire sur le papier, et une étincelle sembla s'allumer dans son regard. C'était la constellation Dorée, celle sous laquelle il était né, il y avait douze ans de cela.

 « Ces étoiles brillaient avec plus d'intensité que les autres, ce soir, annonça l'homme encapuchonné en posant une main amicale sur l'épaule du novice. J'ai même reçu un courrier de la branche des astrologues qui affirmaient qu'il s'agissait d'une bénédiction astrale pour chaque enfant né sous ce signe.

 — Mais... fit Milis, déconcerté. Ces étoiles se trouvent dans un moment de leur cycle où elles ne sont presque pas visibles, comment...

 — Une bénédiction, Jeune Milis, le coupa Donthus. Cette nuit, les astres ont vu quelque chose... Quelque chose de magnifique. »

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