Chapitre 1 : Sous le sceau de l'inconnu
Comme chaque jour à l’heure du déjeuner, Agathe s’était rendue à son casier pour y déposer quelques manuels avant de rejoindre ses amies à la cantine. Un geste mécanique, ancré dans ses habitudes, un de ces automatismes qui ne demandent ni réflexion ni effort. Mais aujourd’hui, un détail venait briser sa routine : une enveloppe reposait là, sur sa pile de livres, sans explication.
Agathe s’immobilisa. Un frisson d’incertitude parcourut sa nuque. Elle avait déjà reçu des lettres, des petits mots maladroits et des déclarations passionnées. Mais cette enveloppe-là… Elle dégageait quelque chose de différent. Pas de nom, pas d’expéditeur. Juste une surface blanche, parfaitement lisse, presque intimidante.
Elle savait ce qu’elle devait faire — l’ouvrir, de toute évidence. Mais ses doigts restaient suspendus, comme paralysés. Et si, à l’intérieur, se trouvait une nouvelle suggestion obscène, comme celle qu’elle avait reçue un jour, et qui l’avait marquée bien plus qu’elle ne voulait l’admettre ? Des mots vulgaires, crus, chargés de sous-entendus qui l’avaient perturbée pendant des semaines. Après une hésitation, elle déchira doucement le bord.
À l’intérieur, il n'y avait qu'une photo.
Le souffle court, Agathe observa l’image, puis elle s’arrêta net. C’était une photo d'elle, figée dans un moment dont elle n’avait aucun souvenir. Sa chevelure ondulée était balayée par une brise légère. Ses yeux fixaient un point invisible à l’horizon. Elle semblait absente, perdue dans ses pensées. Elle se devina sans vraiment se reconnaître. Cette vision d’elle-même, à la fois familière et étrangère, lui donna le vertige.
Agathe passa de longues secondes à examiner chaque détail. Elle cherchait un indice, une explication, mais il n’y avait que cette image. Elle ressentit un malaise diffus, une sensation étrange de vulnérabilité. Qui était à l’origine de cette photo ?
Elle leva instinctivement la tête, cherchant des yeux l’auteur de ce cliché. Mais les seuls regards qu'elle croisa furent ceux de ses deux amies, Margaux et Chloé. À peine arrivées, Chloé s’empara de la photo avec un sourire malicieux.
— Waouh ! Tu es sublime, là-dessus ! Qui l'a prise ? demanda-t-elle, le regard pétillant de curiosité.
— Justement, je n’en sais rien, Il n’y a aucun nom, rien. Juste cette photo, et cette enveloppe.
— C’est sûrement un vieux stalker… Il a peut-être laissé ses empreintes dessus ? suggéra Margaux.
— Sérieusement, Margaux ? Tu te crois dans une série policière ? répliqua Chloé en levant les yeux au ciel. Ne l’écoute pas, elle est parano. Franchement, cette photo, c’est l’œuvre d’un pro.
Agathe n’écoutait déjà plus. Ses pensées étaient ailleurs, happées par des questions qu'elle ne parvenait pas à repousser. Qui avait bien pu lui faire parvenir ce cliché ? Et pourquoi ? Elle avait la sensation d’être percée à jour par un regard inconnu. Troublée mais étrangement captivée, elle glissa la photo dans son sac et tâcha de retrouver une contenance.
Elle ne remarqua pas qu’à cet instant précis, un objectif était braqué sur elle.
Dans le hall, à l’abri d’une colonne, une silhouette suivait discrètement chacun de ses mouvements. Après quelques prises, Samuel abaissa son appareil. Il poussa un léger soupir en voyant sa muse se diriger vers la cantine avec ses amies. Plus de photos pour aujourd'hui. Pas de portrait furtif, pas d'autres souvenirs pris sur le vif.
Samuel n’était habituellement pas du genre à nourrir un intérêt particulier pour qui que ce soit. Les codes sociaux lui échappaient souvent, et il avait depuis longtemps laissé tomber l'idée de s'intégrer quelque part. Mais Agathe… elle avait ce je-ne-sais-quoi, cette beauté pure et énigmatique qu’il ne pouvait s’empêcher d’immortaliser chaque fois qu’il l’apercevait.
Elle avait des traits délicats, avec des yeux d’un bleu profond et hypnotisant. Ses cheveux, d'un châtain lumineux, tombaient en douces vagues autour de son visage, encadrant un sourire à la fois chaleureux et mystérieux. Elle avait cette manière d’être à la fois présente et distante, comme si elle vivait dans un monde à part.
Samuel l’observait souvent, mais il n’y avait rien de romantique dans son regard. Il n’était pas amoureux, non. Ce qu’il ressentait, c’était autre chose. Une forme de fascination inexplicable, mêlée à une curiosité qu’il peinait à refréner. Peut-être voyait-il en elle des qualités qui lui manquaient : cette facilité à communiquer avec les autres, cette aisance qu’elle dégageait, et cette légèreté qu’il n’avait jamais su atteindre.
Il balaya une dernière fois le hall de son regard distrait avant de se détourner. Il n’avait aucune envie de s’attarder. Il chercha donc un coin tranquille à l'extérieur, et trouva refuge sous l’ombre d’un arbre solitaire. Une salade l’attendait dans un sachet plastique, mais il n’avait pas faim. Alors, il se contenta de regarder les photos qu’il venait de prendre. Ses doigts effleuraient l’écran de son appareil comme s’il cherchait à déchiffrer l’insaisissable.
Au lycée, Samuel n’était pas tout à fait invisible, mais il s’efforçait de l’être. Avec son mètre soixante-treize, ses cheveux bruns en bataille et ses traits fins, presque juvéniles, il passait aisément inaperçu. Son regard, pourtant, racontait une autre histoire : un mélange de défiance et d'affliction, comme si quelque chose de lourd pesait constamment sur lui. Sa façon de s’habiller reflétait cette discrétion qu’il semblait rechercher. Il portait toujours des T-shirts trop larges et des jeans sans fioritures. Tout en lui respirait le refus d’être vu.
Mais paradoxalement, c’était précisément ce refus qui, parfois, captait l’attention. Ce n’était pas tant par son apparence que par son silence, car Samuel ne parlait jamais. Pas un mot en cours, pas un mot dans les couloirs. Et ce mutisme laissait un vide, un espace étrange qui attirait les regards malgré lui. Il devenait alors le sujet d’innombrables murmures : pourquoi ne parlait-il pas ? Chacun se faisait sa propre théorie, intrigué par son silence, mais Samuel restait insensible à ces spéculations. Le monde pouvait parler, lui préférait se taire.
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