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Victoire se redresse, mais laisse reposer ses poignets sur la main courante en bois.

— Avant ou après petit-déjeuner ? demande Émile d'un ton sec.

— Après. Je suppose... Ou peut-être pas. Elle ne l'a pas précisé. Elle ne m'avait d'ailleurs pas dit de te prévenir...

— Elle te l'a dit quand ?

— Tout à l'heure, l'informe-t-elle, un chouïa penaude, en s'emmêlant les doigts. En revenant de l'office. Et elle n'a pas dit pourquoi non plus.

Donc une conversation privée en perspective, certainement. Autrement dit : ça sent le traquenard à plein nez.

L'aîné des enfants Genêt exhale un soupir long comme ses bras. Il ressort rarement quelque chose de bon pour lui quand leur mère et Dieu ont tenu conciliabule. « Saperlotte de saperlotte... », gémit-il. Quel sera le sujet à l'ordre du jour ? Que va-t-elle essayer de lui faire comprendre pour la énième fois ? Que va-t-il devoir encore faire semblant d'écouter ? Qui sait... En tout cas, il en a la migraine d'avance.

— Très bien. Je la verrai prioritairement...

— C'est préférable, approuve sa sœur, guillerette, et elle le rejoint d'un pas léger, sa main droite glissant le long de la rampe. Sinon, elle sera de mauvaise humeur toute la journée. Brrr...

Si elle ne l'est pas déjà – ce qui est fort probable, la connaissant. Victoire passe son bras sous celui d'Émile et l'invite avec entrain à avancer.

— Allons petit-déjeuner ! De toute façon, tu te doutes bien de quoi elle veut te parler, non ?

Oh oh ! Oui...

Si vous saviez... La liste est longue. Madame Genêt a des attentes très claires en ce qui concerne son fils. Au grand regret de ce dernier. Cela dit, sa sœur n'est pas en reste non plus, ça réconforte.

Sous leur poids, la dernière marche (ou la première, selon le point de vue) couine. Ah ! Cette marche... Tous deux se sont amusés à sauter le plus loin possible par-dessus des années plus tôt et durant, un nombre incalculable de fois ! Ils étaient tantôt retombés sur leurs pieds, tantôt sur les fesses... Quand on est enfant, on voit la vie comme cette marche : on la saute à pieds joints, on se ramasse et on pleure ou on rit, toutefois... on recommencera toujours. Parce qu'on n'a rien à y perdre. Les choses se complexifient à mesure qu'on prend de l'âge. Depuis que le fils Genêt a compris ça (encore plus après qu'il a hérité du « prestigieux » titre de chef de famille – officiellement, en tout cas), il n'a plus jamais descendu cet escalier de la même façon. Franchir cette marche désormais, c'est un peu comme passer l'Achéron(1) ; c'est passer la frontière entre son intimité et le monde. Et donc, ses devoirs.

Un mot revenant quotidiennement dans la bouche de leur mère. À l'image des moustiques dès le retour du printemps...

Dans le hall d'entrée tout de bois et de mosaïque, la bise bienvenue d'un courant d'air les accueille ; les portes donnant sur les différentes pièces du rez-de-chaussée ont été maintenues ouvertes par des cale-portes (à l'exception de celle de la salle à manger) et le laissent ainsi entrer et sortir dans le plus grand silence. Ou presque. Puisqu'il apporte avec lui, tout de même, le chant des oiseaux du jardin et le murmure des rues proches en plein travail.

Un autre bruit leur parvient également, mais depuis la porte légèrement entrebâillée de la salle à manger : celui de la vaisselle qu'on manipule. On croirait entendre des dents qui claquent.

Une allégorie des plus réjouissantes, me direz-vous.

Victoire doit penser la même chose, car elle lance un regard lourd de sens à son frère. Celui-ci se sépare d'elle pour lui ouvrir sans se presser. Aucun suspens après tout, il sait ce qui les attend : une pièce spacieuse avec des murs et un plafond de stuc, sans excès ni fioritures, qui donne une impression – comment dirais-je ? – de fraîcheur ; quelques meubles seulement, dont une table rectangulaire aux pieds ouvragés, avec chaises assorties (l'ensemble vient d'une ébénisterie aubagnaise très réputée), des domestiques ; et, bien entendu, Arabelle Genêt.

Elle est là. Attablée, droite comme un cierge, emmitouflée dans une robe sombre, juste ce qu'il faut de sévérité sur son joli visage... Ressemblant à Junon. À une souveraine. Plutôt Catherine de Médicis, de l'avis de son fils. Rien qu'en la voyant, on sait que dès qu'elle ouvrira sa bouche, et ce même sans hausser le ton, on n'aura pas le dernier mot.

Émile ne l'a pour ainsi dire jamais ; tout comme sa sœur... ou leur père, en son temps. Il faut dire qu'Arabelle, petite dernière d'une respectable famille lyonnaise (les Delarive) ayant réussi au quasi grand complet à fuir le terrible Joseph Fouché(2) et ses sbires sous la Révolution, a plus porté la culotte que feu son mari. Oh ! En toute discrétion et subtilité, cela va sans dire ; en tant que femme, et surtout épouse, elle a toujours su où était sa place, et un mariage d'amour n'y avait rien changé. À sa décharge, elle n'avait pas vraiment eu le choix : s'il avait fallu compter sur Gilles pour maintenir cette famille dans le bonne société... C'est que celui-ci, paix à son âme, détestait les mondanités, il les avait eues autant en horreur qu'un mauvais bilan financier et à la place, n'avait rien tant aimé que de lire, voyager ou simplement courir un cerf dans l'immensité des Alpes du Sud ! Au grand dam de son épouse... Car c'était, de fait, oublier que les Genêt ont eu rapidement un rang à tenir de par leurs rentes, et par conséquent aussi des obligations on ne peut plus strictes en matière d'étiquette ; étiquette que madame, elle, a heureusement appris à bonne école. Elle avait donc, oui, dû prendre les choses en main.

Malheureusement, si elle avait cru pouvoir lever le pied après que son fils eut repris l'affaire familiale... Les chiens ne font pas des chats, comme on dit. Car, en grandissant, celui-ci avait non seulement pris du caractère de son père, mais aussi d'elle – et pas des traits qui l'arrangent. Fier, têtu, borné, flegmatique... Résultat, eh bien chacune de leurs discussions s'apparente davantage à un débat parlementaire qu'autre chose ! Je vous laisse imaginer l'ambiance. Celle à venir ne fera pas exception, Émile le sait.

Il prend soin de refermer derrière lui ; la dernière chose dont il a envie, c'est d'une porte qui claque au milieu d'une dispute. Ça déconcentre, ça fait mal aux oreilles... Il a déjà Victoire pour ça.

...

________________________

(1) L'Achéron est un fleuve de l'Enfer chez les grecs anciens : celui du chagrin.

(2) Joseph Fouché fut un révolutionnaire et politicien français du 17e siècle, notamment connu pour ses actions violentes contre les lyonnais jugés « ennemis de la République » durant la Terreur.

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