Sur un air de Banjo

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Laissez-moi vous raconter l’histoire du plus pitoyable braquage de tout le sud des États-Unis, sans doute même le pire de tout le pays.

Louisiane, 1905, la Guerre de Sécession est terminée depuis déjà quarante ans, la civilisation s’étend vers l’ouest à la vitesse d’un train lancé à pleine vitesse. L’électricité, l’éducation, la culture et surtout la loi, s’imposent dans notre immense pays. Bien sûr, à cette époque, certains coins sont encore dans l’obscurité. Ce sont les dernières heures des hors-la-loi, le dernier souffle des bandits, des braqueurs de diligence et des voleurs de bétail.

Au bord du Mississippi, dans une maison de bois blanc craquelé, enfoncée dans les marécages, vit le rebut de ces derniers hors-la-loi. Consanguins depuis plusieurs générations, crasseux, violents, mauvais jusqu’à l’os. Pervers, et profondément stupides ; bienvenue chez les O’Riley, pur produit du Sud. Les O’Riley vivaient avec leur grande tante, près de Logtown, une petite ville qui n’existe plus aujourd’hui. Avec quatre autres, elle fut évacuée puis rasée pour permettre l’édification du Stennis Space Center. C’est ici qu’on a fabriqué les moteurs de la Saturn V. Me dire qu’en lieu et place de l’endroit où vivaient les pires dégénérés de la région, on construit à présent de quoi envoyer les plus brillants de nos hommes dans l’espace me donne le vertige.

Dans le passé, la famille O’Riley était vraiment redoutée, elle inspirait la terreur et intimidait les trading posts. Elle était le cauchemar des tenanciers de liquor stores et autres lieux où l’alcool remplaçait l’eau. Le gang O’Riley était une furie surgissant de la nuit et de la poussière pour vous dépouiller, vous mordre, vous violer, vous tuer, brutalement… dépendamment de l’humeur. Mais à l’époque de ce récit, du clan, il n’en restait presque rien. Seulement trois de leurs rejetons : les jumeaux Mog et Mobi, Osheen que tout le monde appelait Osh’, et leur grande tante Katelynn. Katelynn, c’était la matriarche, vieille d’une cinquantaine d’années, elle en paraissait cent de plus. À moitié aveugle, presque chauve, sa peau craquelée semblait simplement reposer sur ses os. Affaiblie à l’extrême par une étrange vie, ses petits la trimbalaient partout dans une chaise roulante de leur fabrication. Quant aux jumeaux, dire qu’ils avaient l’air sains et en bonne santé serait un mensonge, purement et simplement. Ils étaient aussi pervers qu’ils étaient maigres. Bien qu’ayant à peine passé la vingtaine, ils ressemblaient eux aussi à des squelettes recouverts de cuir tanné de mauvaise facture. Dans la fratrie, seul Osh’, qui se nourrissait sans dégoût de charogne, était en surpoids. Les dents ravagées par la mastication de cadavres, un manque cruel de vocabulaire et un cerveau de poule le rendaient parfaitement inintelligible ; en dehors de ses deux frères, absolument personne ne le comprenait. Tout ce petit monde grouillait dans leur maison moisie au beau milieu d’un marais pourri.

C’est le dix mai 1905 qu’arrivait sur la propriété le jeune Bill Williamson. Un jeune type, instruit, qui écrivait un ouvrage sur les hors-la-loi et autres as de la gâchette du passé qui firent en leur temps trembler le sud. Katelynn, qui n’avait jamais voulu admettre que la gloire des O’Riley avait fané, l’avait fait venir pour qu’il puisse écrire une nouvelle page de leur histoire. Il est arrivé un matin où les trois gamins torturaient un homme, sous la bienveillance de leur tante. Un tableau on ne peut plus infect, à base de fer rouge, de lame rouillée, de pilori, d’excréments et de hurlements. Au fond, vous ne voulez pas savoir. L’homme, que Bill avait découvert en si mauvaise posture, était l’ancien agent d’une chanteuse de cabaret française : Miss Caline.

L’ivrogne avait eu le malheur de brayer entre deux pintes qu’à la vue de tout ce qu’il avait fait pour elle, cette « catin » aurait au moins pu lui laisser ce sublime collier. C’est étrange comme les plaintes sans importance d’un homme saoul, peuvent amener ce même homme au cœur de l’enfer. L’enfer toxique et poisseux des O’Riley. Pourtant, quand Mobi s’approcha de lui pour obtenir plus de détails, un instant de lucidité l’avait d’abord poussé à réfuter ses propos. Mais c’était trop tard. Son sort était déjà scellé dans ce pilori boueux et rouillé, loin de toute bienveillance. C’est ainsi qu’après une demi-nuit et un lever de soleil de sévices et de sadisme. Juste avant d’aller nourrir les poissons-chats dans le fond du bayou. Il révéla ce qu’il savait à ses tortionnaires infernaux.

En réalité, ce qu’ils apprirent n’était pas vraiment secret, ils auraient presque pu avoir l’info sur une affiche ou n’importe quelle réclame de saloon. L’homme, dont on oublia le nom, leur avait avoué que Miss Caline prendrait la route, elle et son inestimable bijou, pour Bâton Rouge. Et pour aller à Bâton Rouge depuis la Nouvelle-Orléans avec un chariot, il faut passer par le sud du lac Maurepas, et là-bas il n’y a qu’un seul pont qu’un attelage peut emprunter : le pont de Blind River. Le terrain de chasse des O’Riley. Le parfait endroit pour une embuscade sournoise et violente, à défaut d’être efficace.

Bill comprit rapidement, c’est pour ça que la vieille tante l’avait expressément convoqué ce matin-là. Elle voulait qu’il assiste au braquage. Elle voulait que le jeune auteur puisse écrire une nouvelle page de gloire à sa famille. Et, il faut être honnête, après avoir vu ce à quoi Bill venait d’assister, il est difficile de dire non.
Il assista donc aux préparatifs, il observa les frères O’Riley s’armer jusqu’aux dents de vieux revolvers rouillés, de fusils tordus et de munitions de piètre qualité. L’attirail avait déjà de quoi laisser perplexe quant à la réussite de l’entreprise et leurs chevaux ne rassuraient en rien. Celui de Mog était le moins pire de tous : il était extrêmement sale mais semblait être en relativement bonne santé. Celui de Mobi était, comme son propriétaire, décharné et édenté, mais le pire était sans aucun doute celui d’Osh’ : une espèce de mule mourante au museau trop rond et aux yeux asymétriques. Quand Osh’ avait les jambes tendues, il touchait par terre.

Pour être présents sur les lieux au petit matin, ils partirent au moment où le soleil entamait sa descente dans les eaux noires du marécage.
Dans la grande majorité des récits que vous lirez sur cette époque, il aurait été dit qu’ils chevauchèrent toute la nuit guidés par les étoiles et éclairés par la lune, mais… il en fut tout autre. Alors que Osh’ jouait des notes qui n’allaient pas ensemble sur un banjo auquel il manquait une corde, les chevaux se traînaient péniblement. De temps à autres, ses frères tentaient de chanter dans un charabia étrange sur cette mélodie bancale. Mais c’était simplement glauque. Franchement, les bouteilles de tord-boyaux se vidaient bien plus vite que la nuit passait.
Il y a environ soixante miles jusqu’au pont de Blind River. Avec de bons chevaux, il aurait fallu cinq heures, peut-être six pour y parvenir, dix en dormant. Ils en mirent treize, sans dormir. Le braquage s’annonçait d’ores et déjà fastidieux.
À sept heures, le soleil rasait les marais et se reflétait sur le lac Maurepas. Osh’, qui depuis plusieurs heures laissait ses pieds traîner derrière son horrible monture, ne faisait plus vibrer qu’une corde de temps à autre sur son banjo. Tous étaient affalés sur leurs chevaux. Bill avait l’impression que ses yeux étaient en pierre et ses paupières en sable. Le soleil du Sud, qui commençait à le réchauffer un peu, le fit sombrer. Il était en train de glisser autour du cou de son cheval, à quelques secondes de la chute, quand le beuglement de Mog le fit sursauter. Il braillait comme un pécari en pointant le pont. À environ un mile, une diligence tirée par deux chevaux franchissait l’édifice de bois. Tous sortirent de leur quasi-sommeil pour lancer leurs chevaux au galop. Enfin, tous… Bill se rendit vite compte que seul son cheval en était capable. Des quelques yards qu’il avait pris d’avance en un temps infime, il assistait au pathétique spectacle des frères O’Riley, qui tentaient de faire avancer leurs chevaux en lançant des cris suraigus. Les deux jumeaux faisaient sautiller leurs silhouettes frêles en tenant les rênes d’une main et leur chapeau dans l’autre. Osh’, lui, semblait hurler des insanités en grattant frénétiquement son banjo, l’œil fou et bavant comme un chien souffrant. Ils mirent un temps fou ne serait-ce que pour atteindre enfin la diligence.
À hauteur, le cowboy qui escortait l’attelage s’approcha d’eux, la main sur la crosse de son colt. Osh’ cessa son vacarme mais ne s’arrêta pas de baver – pouvait-il seulement ? –. L’homme leur signifia qu’il ne voulait pas d’ennuis et qu’il serait plus sage pour tout le monde qu’ils fassent demi-tour. Mobi, sans aucun mot, leva son canon scié d’un geste étonnamment vif et toucha le cowboy en pleine poitrine. Du sang gicla jusqu’aux carreaux de la diligence. L’homme tomba au sol, son cheval cabra et Miss Caline hurla. Le passager du cocher dégaina sa Winchester. Il se retourna vers les brigands alors que son camarade faisait claquer les rênes pour lancer les chevaux au galop. À ce moment précis de l’histoire, tout aurait pu s’arrêter si l’attelage avait été constitué de quatre chevaux, ce qui aurait rendu leur poursuite tout simplement impossible pour les pitoyables montures des O’Riley. Mais il n’y en avait que deux.
Osh’ beugla quelque chose à Bill qu’il lui était impossible de saisir. Il lui lança un revolver et, à l’aide de gestes appuyés, il lui fit comprendre qu’il devait descendre le tireur de la diligence. Bill n’avait jamais utilisé une arme et n’était pas là pour ça. Seulement, l’adrénaline ? La fatigue ? La terreur sans doute… Il éperonna son cheval pour remonter jusqu’à l’avant de l’attelage : « Tire-toi de là, gamin ! Tu n’as rien à foutre là », lui hurla l’homme au fusil. Sans doute un peu vexé par cette condescendance, Bill tendit le bras et ouvrit le feu.
La balle toucha le canon de sa Winchester. L’homme, surpris, pointa alors sa mire sur Bill : « Tant pis pour toi, gamin. » Il allait tirer. Bill aurait dû mourir ici. Mais le cocher ne put éviter une souche sur le bord du chemin. Aussitôt, la diligence quitta le sol quelques secondes. Les essieux tremblèrent, quelques bagages volèrent.. Le tireur, surpris, perdit l’équilibre et tomba la tête la première sur le sol qui défilait. Bill ne sut distinguer si le craquement qu’il avait entendu à ce moment provenait de la nuque du cowboy ou du bois du chariot qui retombait à terre. Les frères hurlèrent de nouveau. Le cocher, à couvert sur son banc, ne cessait de fouetter ses chevaux pour maintenir leur vitesse. Mog réussit à remonter à leur hauteur. En essayant d’abattre un des chevaux de la diligence, ce crétin éclata le crâne du sien d’une décharge de chevrotine.La chute de sa vieille carne l’entraîna avec lui sous les roues du véhicule. À l’avant, l’une d’elles éclata. Recraché dans un nuage de poussière, son corps roula encore quelques secondes avant de s’immobiliser complètement, désarticulé. La voiture, débarrassée d’une de ses roues, se mit à frotter le sol et perdit énormément de vitesse au profit d’un épais nuage de poussière. Osh’, enfin, parvint à remonter sur l’attelage. Grattant toujours les cordes de son banjo comme un forcené en poussant de petits cris stridents, il se rapprocha de la fenêtre de Miss Caline. Cette dernière brisa alors la petite vitre pour en sortir le canon d’une arme monstrueuse, un calibre titanesque. Elle ne tira qu’un seul coup : la diligence vibra sous la déflagration et le buste d’Osh’, ainsi qu’une partie de sa monture, éclata en morceaux dans un nuage vermillon. Fou de rage, Mobi se mit à viser les chevaux à son tour. Un œil fermé, la langue pincée entre ses lèvres gercées, il tira quatre coups. Par miracle, les quatre atteignirent leur cible. L’animal cabra puis chuta en entraînant son congénère dans sa chute. La diligence s’arrêta brusquement, Le cocher fut violemment propulsé, à l’impact ses os brisés déchirèrent sa peau. Un bruit sourd à l’intérieur du véhicule laissa comprendre que Miss Caline venait de s’écraser contre la paroi.

Mobi arrêta son cheval et s’approcha du cocher qui se tortillait comme la queue tranchée d’un lézard. Bill le vit tendre le bras, tirer. Le cocher ne se tortillait plus. Il se dirigea ensuite vers la diligence. Sa silhouette mince lui donnait une drôle de démarche. Son buste paraissait être posé en équilibre sur deux jambes frêles. Tout avait l’air d’une stabilité précaire, même l’instant. Il rechargeait son six-coups pendant que Miss Caline s’extirpait de son véhicule. Ouverte au front, le visage et le buste en sang, son bras gauche brisé. Sur sa poitrine ruisselante, le collier convoité. Elle marchait péniblement, traînant son gigantesque fusil, en direction de Mobi. Lui s’approchait en ricanant, son revolver chargé. Bill observait la scène de loin depuis son cheval. Il n’entendait pas ce que les deux autres se racontaient, mais il vit Miss Caline lever son immense fusil d’un seul coup et caler la crosse sur le haut de sa cuisse. Mobi tendit son bras et pointa son arme en direction de la chanteuse. Ils tirèrent. Mobi, comme son frère, explosa. Le recul fit lâcher l’arme à Miss Caline et la balle de Mobi lui perça le bas du ventre.
Elle tituba quelques instants et s’empara du revolver de Mobi. Elle lança un regard noir à Bill qui, aussitôt, leva les mains en lâchant son arme. Elle eut un léger mouvement de tête avant de lui tourner le dos pour se diriger vers le cheval de Mobi. Elle se hissa dessus, trotta sur une centaine de yards et tomba, morte. Bill rejoignit son corps, arracha le collier de sa poitrine et disparut. On ne revit jamais ni le collier, ni le jeune Bill Williamson.

Mais Bill Williamson n’a jamais existé. J’avais choisi ce nom à l’époque pour me protéger. Personne ne put m’identifier. Les O’Riley et tous les autres étaient morts, Katelynn aveugle, elle n’avait qu’un nom. Un faux nom. Après ces événements, j’ai gardé le collier et repris le cours de ma vie. Je n’ai jamais fini mon livre. J’ai fui en Floride et j’y ai fondé une famille. J’ai observé le monde se transformer : les grandes guerres, le moteur à explosion, les avions, Little Boy. Tout a évolué tellement rapidement. Jamais je n’aurais pu croire que le monde de mes vingt ans serait si loin à l’aube de ma mort. J’ai vu naître mes enfants, puis leurs enfants et leurs enfants. Aujourd’hui, au crépuscule de mon histoire, je vous transmets cet héritage. Celui de la bêtise, de la cruauté et de la violence… celui de la honte. C’est notre histoire à tous, sans doute jusqu’à la fin des temps. L’humain, pour ce que j’en ai vu dans ma vie, est capable du meilleur. Mais bien trop souvent, et trop facilement, du pire. Sous peu je vais quitter cette terre. J’espère de tout mon cœur comprendre pourquoi on souhaite aux morts de reposer en paix. Je n’aspire qu’à cela à présent. Je laisse la haine et la violence aux vivants, et vous souhaite toute la force possible pour traverser votre vie. Bon courage, mes enfants.
Et le collier ? La chaîne était en fer, et la pierre en verre, c’était de la merde. Désolé. Je vous le laisse, comme témoin muet de cette histoire. Je vous aime. Au revoir.

Tampa, Floride, octobre 1967

Ezekiel Slade.

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