Là où l’eau hésite
Pour trouver le calme, je me suis assis à l'écart contre un mur de pisé et posé ma tête sur l'épaule de Lioramir. Ensemble, nous avons observé le ballet des silhouettes au pied des digues. Un assemblement de planches formait le centre de commandement et dans la nuit naissante, des rais de lumière jouaient entre les fentes de bois. Toute l'agitation du village se concentrait en ce point, là où plusieurs mètres d'eau attendaient la moindre défaillance de la protection pour se déverser en une vague mortelle. Il était inutile de parler ou de débattre, il suffisait d'observer ceux qui entraient décidés sous l'abri et ressortaient perturbés. Au gré du vent, des éclats de voix nous parvenaient. Elyra est restée un long moment découpée dans l'embrasure, le dos raide, puis a disparu avant de revenir vers nous.
« Pourquoi les villageois ne comprennent-ils pas que leurs digues sont aussi inefficaces que des jouets face à la puissance des eaux ? Elles sont prêtes à céder ! Il est encore temps d'harnacher les bœufs et de quitter cette cuvette. Si on décramponne d'ici au double pas en traçant droit vers les hauteurs, on peut se retrancher avant que la tempête ne touche le premier des barrages ! Abritons-nous et laissons l'onde passer ! »
Tu as sans doute raison, jolie Elyra, mais aucun homme du village ne t'écoutera puisque tu n'es qu'une urbaine, rien de plus que l'écho d'un monde disparu, tu traines à l'arrière dans la poussière et ne connais rien des coutumes d'ici. Tu fais partie de la caravane depuis bien trop peu de temps, combien, neuf mois à peine. Même moi, s'ils me respectent comme crieur, ils me diraient en souriant : « Mon petit Oran, oh doux Oran ! Regarde autour de toi. Sais-tu quel pic, là-haut, tout là-haut, les derniers rayons de l'hiver viennent embrasser ? Où te posterais-tu pour observer le ballet des antilopes venues brouter les rares brins d'herbe échappant à la chaleur blanche du midi ? Peux-tu tisser des toiles si fines qu'elles sont capables de saisir les infimes gouttelettes portées par le vent d'Ouest ? » Et j'en serais bien évidemment incapable...
Quitte à mourir les poumons noyés, ils préfèreront que ce soit au milieu des cases de pisé, à affronter la vague, plutôt qu'ensevelis sous une tonne de remords, les vertèbres rompus par l'abandon. Il n'y a rien de rationnel à ces choses-là et ça me terrifie. Mais je les comprends, à leur façon. La menace, dehors, reste extrême et si ce n'est pas aujourd'hui, la mort les cueillera un autre jour. Ici, elle reste apprivoisable ; pour quelques heures encore les hommes dictent leur volonté.
Pourtant, ils nous serait facile de quitter les lieux et d'abandonner les villageois sans un regard en arrière, ce ne serait pas la première fois, mais voilà, ce n'est pas ce que nous allons faire. Nous allons nous engueuler, oh pas beaucoup, pas longtemps, quelques voix pour, Elyra évidemment, Milo sans doute, et bien sûr Alyssandre qui est déjà terrorisée à la vue de l'eau qui vient tutoyer le sommet des digues. Puis Brennar dira, « On reste ! ». Et on restera, parce qu'il est l'âme de la Caravane, parce qu'il est celui qui Voit au-delà, parce qu'il ne se trompe pas. Sauf qu'aujourd'hui, l'air me semble plus lourd, comme si l'eau retenue derrière les digues pesait déjà contre mes poumons. Sauf, qu'aujourd'hui, j'ai vraiment peur.
Alyssandre s'avance les bras chargés de tubes de mesure qui hurlent sous les attaques des bourrasques. Le tremblement de son genou trahis sa nervosité. Elle lance :
« J'ai fait mes prélèvements. L'humidité est en forte hausse et le vent ne fait que forcir. Les ondes essuyées tout à l'heure n'étaient que des prémices au gros du gros ! Ça veut dire qu'à quelques lieues d'ici des gouttes aussi larges que mes poings remplissent des bassines comme la nôtre et je ne tiens pas à barboter au milieu des tourbillons. Comme tous les villages avant eux, les digues ne tiendront pas !
— Notre architecte confirme ? Elyra ? interroge Lioramir en sortant de son mutisme.
— Ouais. Une structure sans miracle, quelques mastodontes constituent un socle rocheux solide et supportent le tout. Mais c'est le haut qui m'inquiète, des planches posées à la va-vite, sans ordonnance. Ils ont paré au plus pressé en relevant les barrages mais ça ne vaut pas un clou. Vous avez vu ce mur, on dirait une grille ! À la moindre vague le rafistolage pètera et emportera avec lui tout le reste. Ça va lâcher aux jointures, ça lâche toujours aux jointures. C'est le même scénario depuis un an ; on finit par connaître.
— Donc sans danger tant que le vent ne se lève pas ?
— Sans danger si l'on trouve chacun une divinité pas trop occupée, prête à baisser les yeux sur nous et à nous offrir un moyen de ne pas bouffer tout notre poids en flotte d'ici la fin des réjouissances. Non, Lioramir, c'est plus que risqué ! Le vent est bas, pour l'instant, mais le flot arrive, bien laminaire, tourbillonnant… Est-ce que tout le monde ici a pour but de mourir ? Le pire nous attend et Brennar n'ordonne rien ! Que cherche-t-il ? À nous tuer ? »
J'interviens :
« La sagesse voudrait qu'on se tire, évidemment, pourtant ce n'est pas le cas. On tourne comme des lions en cage depuis, combien, deux semaines ?
— Trois, grogne Elyra. Trois semaines qu’on traîne dans cette bassine en espérant un miracle hydraulique.
— Ou qu’on attend un ordre qui ne vient pas, souffle Alyssandre, en regardant le ciel bas. Parce que visiblement, si on ne fait rien, peut-être que rien n’arrivera.
— Rien, répète Lioramir, pensif. Ou tout, d’un coup. C’est pareil avec les silences, parfois.
Je me tourne vers lui. Pas pour le contredire. Pour l’écouter. Parce qu’il a cette façon d’attraper le réel comme on attrape une feuille au vent : sans l’écraser.
— On ne peut pas décider à la place de Brennar, ajoute-t-il. C’est lui qui…
— Qui quoi ? l’interrompt Elyra. Qui médite pendant que l’eau monte ? Il va falloir plus qu’un regard lointain pour empêcher la digue de s’effondrer.
— Ce n’est pas du mépris, glisse Lioramir. Il ne se tait jamais pour rien : lui fait silence quand d'autres frappent du poing. Il attend, pas pour fuir la décision, mais parce qu'il sait qu'il n'aura qu'un seul instant pour tout dire et convaincre les villageois de quitter les lieux. Il faut que ce soit le moment juste.
— Le moment juste ? répète Alyssandre, la voix cassante. Et si son moment était déjà passé ? Et s’il arrive après la vague ?
— Peut-être qu’on a tort d’attendre, dis-je lentement. Mais partir maintenant, c’est lâcher tout ce qu’on est venu comprendre ici. Ce lieu… il nous parle aussi, non ? »
Je sens leur silence.
« À chaque fois qu’on s’arrête dans un village comme celui-ci, j’ai l’impression de revenir. C’est pas le même, je sais. Mais ça y ressemble. Les odeurs de bouffe dans les ruelles étroites, les enfants pieds nus qui coursent les chiens, même la façon dont s'engouffre le vent entre les toits... C'est idiot, mais ça me revient toujours pareil, comme des impressions de déjà-vu. Tout me rappelle que moi aussi, j’ai voulu rester. Je me disais que l’eau prendrait son temps, qu’on verrait venir, qu’il y aurait un signe, quelque chose. J’attendais, parce que je voulais y croire. Mais au fond, j’avais juste peur. Peur de ce que voulait dire partir. Peur de perdre pour de bon. Puis j’ai fui face à l'inévitable. Mais pas les poches vides. Pas le cœur léger. J’ai pris avec moi tout ce que je ne pouvais pas laisser. Des souvenirs plantés là, quelque part sous les côtes, et qui bougent encore quand je respire trop fort. »
Je détourne un instant les yeux vers Lioramir, pour me raccrocher à un regard que je sais doux, solide.
« Je les entends tous et je me reconnais dans chacun d'eux. Alors oui, peut-être que c'est de la folie de rester. Peut-être qu'on va tous s'enfoncer ici comme des vieux troncs. Mais si on part sans même essayer, sans tendre une main, sans chercher à dire pardon… qu'est-ce que ça dit de nous ?
Un chien aboie quelque part, au loin. Le vent a tourné. On ne dit plus rien mais je sens que quelque chose a basculé. Elyra lève un sourcil. Elle allait répondre, mais ne le fait pas. Elle regarde Lioramir. Puis moi. Finalement, c’est Alyssandre qui glisse, mal à l’aise :
« Ils ont fait leur choix, non ? Ils ne veulent pas partir, on ne peut pas les forcer. Et puis, il faut qu'on survive. Nous. Qu’on continue. Qu’on porte ce qu’on peut encore porter. C’est pas un abandon, reprend-elle plus bas. C’est un seuil qu’on trace. Une ligne où on dit : on ne peut plus. Pas sans s’y perdre. »
Elle baisse les épaules, cherche ses mots.
« On a déjà donné, tous. Et ce n’est pas notre rôle de mourir pour ceux qui ne veulent pas se sauver. Ce n’est pas eux ou nous. C’est nous… parce qu’ils refusent d’être avec. »
Un silence plus dense que les autres s’installe. Elle insiste, presque en suppliant :
« On les emporte autrement. Par la mémoire. Par l’exemple. Pas en creusant des tombes à leur place. »
Personne ne répond. Même Lioramir qui d’ordinaire murmure des images, garde les lèvres closes. La pluie commence sans prévenir. Une goutte, puis une autre. Pas encore un rideau, juste assez pour tacher la poussière. Je baisse les yeux, cherche un ancrage, mais tout semble glisser. On reste là. Ensemble. À ne pas savoir si ce qu’elle a dit est juste… ou si c’est juste ce qu’il fallait dire pour tenir debout encore un peu.
Alors je me racle la gorge. Juste ça. Un son banal qui claque comme un coup de bâton dans ce silence-là. Je n'avais pas prévu de parler mais je sens que si je ne dis rien maintenant, on va rester figés là jusqu'à se fondre dans la boue.
« Quand j’étais au pied du mur, que tout s’effondrait dehors comme dedans, ce que j’aurais aimé trouver, ce n’est pas un discours, ce n’est même pas un plan de fuite, c'est un geste. Un éclat. Une chose infime mais vivante. Quelqu’un qui me rappelle que je n’étais pas encore totalement seul. Vous le savez, on n’a jamais eu grand-chose à offrir, juste nos voix, nos corps et un peu de lumière volée à la nuit. Ces sketches qu’on improvise au gré des vents, ce n'est pas juste pour gagner notre pain, mais pour tenir ! Ce qu’on donne, ce n’est pas rien. C’est du vivant qu’on souffle sur les braises ! Des fragments de ce que les gens oublient quand ils n’ont plus que la peur pour respirer. »
Je souris malgré moi.
« Lioramir, quand tu danses, t’effleures à peine le sol et on jurerait que le monde retient sa chute avec toi. Alyssandre, Elyra, vos voix ! Vos voix parlent aux âmes, elles pénètrent tout au fond du cœur et font échos aux merveilles du monde. Alors, on peut leur offrir ça. Juste ça. Une scène. Une voix. Une larme peut-être. Un rire. Une poignée de minutes volées à la crue pour dire que la vie, ça peut encore ressembler à quelque chose. À une main tendue. À deux corps qui se frôlent, juste pour voir si ça tremble. Jouons ! Jouons ce qu’ils n’osent plus rêver ! Rappelons-leur ce que c’est que d’aimer, de douter, de choisir. Qu’on est vivants et qu’ils peuvent encore l’être !
— Attend, dis-tu vraiment ce que je pense ? Tu veux improviser une représentation ? s'étonne Elyra. Là, maintenant ? Au milieu du chaos ?
— Et pourquoi pas ? Mais pas demain, pas plus tard. Maintenant ! Avant que tout se taise ici !
Annotations
Versions