Le monde comme manque de volonté

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Aello, la chatte la plus âgée, était couchée sur le rebord de la fenêtre et regardait les mouvements à l’extérieur d’un air mauvais. 16 heures, c’était pour la vieille l’heure d’exposer son visage tout crevassé à la lumière du jour. Le reste du temps, elle vivait dans l’obscurité. On distinguait à peine ses chats, tous noirs, dans cette pénombre. Elle s’approcha de la fenêtre et souleva un peu le rideau tout poussiéreux et dévoré par les mites. De l’extérieur, on devait avoir l’impression qu’une tête sans corps apparaissait soudainement de l’obscurité de son salon. L’effet était saisissant, à en juger par l’expression des gens qui la voyaient en passant près de la vitre. La plupart, levant la tête de leur smartphone, sursautaient, surpris par cette apparition ; certains faisaient tomber leur téléphone ou trébuchaient. Les jeunes enfants accompagnés par leurs parents se mettaient tout de suite et systématiquement à pleurer en voyant le visage de la vieille. Tout ceci était peu flatteur, mais elle avait largement passé l’âge de prendre cela en considération. La beauté appartient généralement aux jeunes, la laideur généralement aux vieux. C’était vraiment une généralité car dans les faits, tout se mélangeait, vieux comme jeunes, la laideur était universelle, dans les imperfections comme dans les anomalies. Le monde était un foisonnement d’immondices gesticulantes, le monde était la représentation de notre manque de volonté pour en faire quelque chose de plus beau.

Ce jour était pluvieux , les gens se hâtaient pour rentrer chez eux. Juste en face, le trottoir était jonché d’immondices et de poubelles éventrées par les rats durant la nuit, offrant au contenu la possibilité de se déverser. Ainsi les sacs lacérés vomissaient de la litière pour chat et des couches pour bébés remplies de merde. Elle avait connu plus beau décor à une époque lointaine que ce cloaque immonde, mais aussi dégoûtant qu’il puisse paraître, il valait mieux que ces nombreuses heures qu’elle avait passées dans cette cage à lapin puante quand sa mère avait jugé qu’elle avait eu un comportement inapproprié. Maintenant on appelle ça de la maltraitance, mais à l’époque, seule avec sa mère, cette dernière appelait ça de l’éducation.

À l’extrémité de sa vie, la vieille se souvenait de tout ; de l’expulsion dans la douleur physique et psychologique du ventre de sa harpie de mère, de ses hurlements pour dire : “tuez-là ! Tuez-là !” devant des sages femmes médusées et prises de panique quand sa mère s’est redressée pour s’emparer du nourrisson qui goûtait déjà à la saveur tragique de la vie. Elle se souvenait vraiment de tout, du pire… et du meilleur qui filait comme du sable entre les doigts.

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