Épilogue, Épistoles et Mémoires
« Missive de Viktor Vàrgova à Oxana Leitner, reçue le 4 Mai 2169 »
« Madame Leitner,
Je vous remercie encore de m’avoir reçu dans votre manoir. J’aimerais tant vous retourner la faveur, malheureusement, mes voyages peuvent durer des mois. J’écris cette missive au temple de Pecica en Roumanie, charmante petite ville ancienne, et je serais certainement en déplacement lorsque vous lirez cette ligne. Comme je vous l’ai détaillé durant notre longue entrevue concernant Synevyr, j’ai retranscrit quelques pages du journal d’Edgar Partika, servant de Niguel Belmont. Son point de vue précieux eut permis aux paladins de mieux comprendre les coutumes de prédation des démons.
Bien que cela puisse paraître évident, je ne cautionne nullement les actions ou les décisions d’Edgar, ces pages sont une recopie fidèle de son journal personnel. J’ai espoir que cela aide la noblesse à ne pas être victime comme mon père l’a été. Les pages suivantes ne sont pas pertinentes pour vos besoins, je me suis épargné le long travail que cela allait réclamer.
Au plaisir de vous revoir en personne, je prie pour votre santé et votre protection,
Viktor Vàrgova. »
Joint à la lettre, une série de plusieurs pages manuscrites forme un petit dossier. Pendant des jours, ces pages resteront posées sur un bureau, étudiées dans le moindre détail.
« 22 Janvier 2165, 9 h 57
Je me suis mis à l’écriture avant la fin de cette journée. Mon âme ne pouvait continuer ses activités sans coucher sur papier l’absurdité terrifiante de la réalité.
Lorsque mes yeux se sont ouverts tôt, ce matin, mon corps entier résonnait de douleur. Je me souvins des derniers instants de conscience. J’ai souhaité m’interposer entre cette ordure de Camille et sa propre fille. Cependant, sa poigne puissante me laissa aussi faible qu’un jeune enfant et se débarrassa de moi comme d’un insecte.
Sans trop réfléchir, j’ai suivi mon rituel matinal, jusqu’à ce que ma main pousse les portes de la bibliothèque et découvre cette terrifiante masse noire. Je n’ai même pas osé le regarder plus de quelques instants ni m’en approcher. Malgré mon ignorance sur la sorcellerie, je compris immédiatement que je devais rester loin de cette chose. Je suis descendu après ma patrouille habituelle pour faire de même au rez-de-chaussée. Une clé se glissa dans la serrure de l’entrée principale alors que je m’attelais à préparer le petit-déjeuner. Je ne sais pour quelle raison, mon cœur tressaillit. Niguel — il m’est impossible de l’appeler autrement, mais j’y reviendrai plus tard — entra dans le manoir, accompagné par une femme à la beauté époustouflante. Les deux riaient, ma présence ne les perturba pas le moins du monde. Sa compagne m’était inconnue, cependant, sa seule vue paralysa mon corps, je devais rester loin d’elle. Niguel proposa à sa nouvelle compagne de l’attendre au salon lorsqu’il me remarqua sous l’arche conduisant vers la cuisine.
Il s’adressa à moi une fois seul à seul. J’essayerai de retranscrire les conversations dans leur plus authentique fidélité, soyez indulgent envers ma mémoire pour les manquements.
— Comment vous sentez-vous ce matin, Edgar ?
— J’ai connu meilleur réveil, Monsieur. (Je n’ai pas osé l’appeler autrement) Où se trouve Mademoiselle ?
— Elle doit encore se reposer. La nuit d’hier s’est montrée éprouvante.
— Développez autant que vous le désirez, Monsieur. Pourquoi lui avez-vous infligé ces horreurs ? Ce n’est qu’une enfant.
Niguel parut surpris à ce moment, je crois qu’il ne s’attendait pas à me voir me désolidariser de mes fonctions.
— La vie est ainsi. Elle n’est pas humaine et doit recevoir un traitement différent.
— Vous ne la considérez pas comme telle.
— Mon cher ami, vous semblez avoir changé. Ce n’est pas qu’une apparence.
— Je suis… Je vous connais assez, Monsieur, pour savoir que vous n’êtes pas un enfant de chœur. Mais je croyais que vous aimiez sincèrement votre fille.
— C’est le cas, réagit Niguel avec un ton qui devenait plus sombre. Je n’accepte pas tes sous-entendus, Edgar.
— Qu’allez-vous faire ? Me tuer ? Je suis de loin celui qui a passé le plus de temps avec Mademoiselle. Vous m’avez ordonné de lui enseigner bien des choses quand elle était enfant. Je lui apportais chacun de ses repas, chaque jour, tendit que vous étiez occupé à l’ignorer avec votre travail ou vos amantes. Mademoiselle est une humaine comme vous et moi.
— Je t’ai gardé dans cette maison justement pour ta loyauté et me suis assuré que tu survives pour prouver cette valeur. Vas-tu me faire regretter cette décision ? Pourquoi n’avez-vous pas laissé Camille me tuer dans ces conditions ? Qu’attendez-vous encore de moi ? Micaiah a toujours besoin de son chaperon pour lui apporter ses repas.
— Et si je refuse ?
— Allons, ricana Niguel d’un air sinistre. Cela me fendrait le cœur, mais je devrais te remplacer… Définitivement. Écoute-moi bien. Micaiah se trouve dans la bibliothèque, j’escompte que tu la nourrisses comme à l’habitude. Néanmoins, elle devra évidemment s’abreuver d’énergie vitale de temps en temps ; ici aussi, j’attends que tu lui fournisses les proies nécessaires.
— Quoi… ? Une goutte de sueur froide coula le long de ma nuque, la peur m’envahit à ce moment précis. Qu’est-ce que…
— Tu as très bien compris. Elle a besoin d’êtres humains. Tu connais son rythme, assure-toi qu’elle se sustente. Je viendrai régulièrement témoigner que tout se passe correctement, mon ami. Si tout se déroule bien, tu pourras profiter de la propriété des Belmonts, Edgar. J’ai dressé des protections sur le jardin, aucune créature n’osera t’attaquer à l’intérieur.
À cet instant, Niguel s’en alla vers le salon, mais il ajouta une dernière chose.
— Ah oui. Et souviens-toi que la barrière de la bibliothèque ne doit être touchée sous aucun prétexte. Nous n’avons plus qu’à patienter que Micaiah brise le sceau qui la retient prisonnière.
Une dizaine de questions m’envahit, je préférai me taire plutôt que nourrir cette conversation qui me dévorais l’esprit. Je souhaitais juste voir son départ, ne plus l’entendre. Il quitta le manoir avec cette inconnue non par la porte principale, mais en direction de l’allée des rosiers, à l’arrière du jardin. Un éclair transperça les cieux et m’aveugla un instant. Ce n’était pas compliqué de déduire l’origine magique de ce phénomène avec l’absence de nuage menaçant. Même sans certitude du départ de Niguel, je me rendis à l’endroit où le flash avait atteint le domaine malgré les risques.
Quel spectacle infernal m’attendait là. Une œuvre maléfique, marquée sur le chemin de gravier. Je ne savais comment agir et sûr qu’elle allait disparaîtrait à la prochaine pluie ou gelée, j’ai décidé de la recopier de mon mieux sur ce carnet. Peut-être qu’un jour, quelqu’un comprendra sa signification. »
Un mystérieux ouvrage se situait à cet endroit. Il se composait d’un grand cercle avec un autre, plus petit à l’intérieur. De nombreuses écritures maléfiques se localisaient entre les deux anneaux, enfin, au centre, un pentacle marquait le point final de cette œuvre de l’impie.
« Même jour, 22 h 5.
Après mon dessin, je me suis chargé des activités habituelles du matin. À savoir m’occuper du déjeuner, nettoyer le jardin puis le repas du midi. Je ne me suis pas alarmé par l’absence des soldats entourant le parc ces dernières semaines. Une erreur de ma part, un mauvais réflexe à cause des années… Je ne peux plaider que le manque d’attention. Cependant, cette solitude complète était la première des anomalies qui aurait dû m’amener à m’interroger. Après avoir préparé le plateau de mademoiselle et pris mon propre repas, j’ai décidé de me ravitailler en ville pour des légumes. C’est à ce moment que la vérité m’apparut dans toute son horreur.
Plus personne. Synevyr tout entière s’était éteinte dans la nuit. Rien de cette ville en dehors de bâtiments sinistrement vides. Je reconnaissais les gens décédés gisant dans l’herbe. Des appartements étaient maculés de sang du sol au plafond ! Ce silence m’oppressait. Je sentais le poids des damnés dans mon âme. Je me suis effondré au milieu de la route, incapable de prononcer un mot. Pour la première fois depuis mon enfance, j’ai prié pour le salut de toutes ces personnes. J’ai recherché vainement un survivant même lorsque mon esprit me murmurait l’effroyable vérité.
Ce dessin, derrière le manoir, était un passage reliant notre monde à celui des démons. Ces derniers l’ont refermés après leurs crimes pour ne pas être poursuivis par nos gardiens ; pire encore, la barrière créée par Niguel et Camille, servait bien plus que de prison, elle cacha l’existence de cette voie allait provoquer. Leur plan avait été préparé comme une horloge, sous le nez de tous. Le temps que les paladins comprennent et arrivent ici avec leurs forces, les preuves seront effacées. Niguel avait probablement détruit la barrière avant de partir. [...] »
« Lettre d’Oxana Leitner à Viktor Vàrgova, reçue le 7 Juillet 2170 »
« Cher Viktor,
Je ne vous remercierai jamais assez pour vos efforts et la source précieuse de vos informations. Grâce à cela, mes amis purent s’adapter aux menaces. Les témoignages d’Edgar ont troublé plus d’une personne. Niguel Belmont eut été un compagnon pour beaucoup et savoir que dans sa folie, celui-ci a privilégié une vie auprès des êtres du mal plutôt qu’avec sa propre espèce, choqua beaucoup d’entre nous. Cela dit, nous pouvons désormais expliquer sa jeunesse inhabituelle pour un homme de cinquante ans. […]
La raison principale qui m’invite à vous écrire cette lettre est pour vous avertir d’une tragique mésaventure arrivée à l’un de mes amis. Je soupçonne que vous le connaissiez, mais je préfère vous donner son nom, monsieur Morris. Sa famille aux origines bourgeoise détient un humble château à la frontière hongroise sur les terres autrichiennes. Bien que cela ne soit que des rumeurs encore non confirmées, je ne mets pas en doute le malheur qui dévasta son foyer ; si cela se révélait faux, ce serait une farce bien cruelle…
Monsieur et madame Morris semblent avoir perdu leur fille. Cette dernière se serait enfuie avec une femme dénommée “Bathya Lyssenko” avant d’être retrouvée morte dans un village à quelques kilomètres de leur propriété. Je me souviens de vos histoires. Cette fille est une de vos amies si je ne me trompe et une roturière typée nordique. Selon les descriptions, cependant, les témoins parlent d’une dame très bien élevée, intelligente aux cheveux noirs. Je ne connais pas exactement le fil des événements, mais je crois que c’est une information clé qui vous intéresserait au plus haut point. Je souhaite que cette piste vous serve dans votre enquête.
Que mes prières vous accompagnent,
Oxana Leitner. »
« Journal de Viktor, 20 Octobre 2170, 23 heures
Après avoir reçu la lettre de madame Leitner, je me suis entretenu avec ma hiérarchie pour m’informer sur la situation concernant les Morris. Je peux assurer personnellement que Bathya n’aurait pas pu effectuer l’aller-retour entre la Roumanie, où nous travaillons, et l’Autriche ces derniers mois. L’enquête qui a suivi a bien avéré cet enlèvement. Il m’a fallu insister plusieurs semaines pour que l’on m’autorise à me rendre au domaine de la famille Morris puis le même temps pour m’y déplacer. Il n’y a aucun doute que la coupable de cette disparition n’était pas Bathya, mais Micaiah. Les témoins le confirment. Cette femme a traversé toute la Hongrie et semble poursuivre sa route vers l’ouest. J’espère que nous saurons l’arrêter avant qu’elle n’atteigne les grandes cités portuaires de la côte française… Autrement, nous ne la retrouverons jamais, d’autant qu’elle s’est habituée à changer d’identité.
Parfois, lorsque je repose le regard sur le journal d’Edgar, je parcours les dernières lignes pour comprendre ses divagations. Je me demande encore s’il avait toute sa tête… Je suppose que sa maladie respiratoire, sa solitude et la peur ont fortement perturbé ses capacités cognitives durant les ultimes semaines de sa vie. J’espère que nous parviendrons à envoyer les Belmonts en justice…
En attendant, nous devons avancer en mémoire de Synevyr, la cité des brumes. »
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