— Non, je ne veux pas ! hurla Rhys.

— Personne ne te demande ton avis, répliqua Astyal. Tais-toi et avance !

— Hors de question, je n’irai pas !

— C’est ton devoir d’y aller !

La dispute tournait en boucle depuis une dizaine de minutes déjà. Astyal tentait de pousser Rhys à franchir le seuil de l’une des chambres, tandis que ce dernier se tenait fermement à l’encadrement. La jeune fille était plus fort qu’il n’y paraissait : il devait lutter de toutes ses forces pour ne pas se faire entraîner par sa poigne de fer.

— Tu es un héritier, ta place est en bas !

— C’est n’importe quoi, je ne suis même pas un vrai héritier. C’est juste un taré qui m’a pris pour une fille qui m’a donné cette broche.

— C’est le reliquat des Attributeurs de Rois. La preuve ultime qu’ils ont fait leur choix. Personne ne peut s’opposer à leur décision, pas même l’empereur, une fois qu’ils ont désigné un héritier. Que tu le veuilles ou non, tu as été choisi comme héritier à la couronne.

Rhys savait déjà tout ça. Il savait aussi qu’il aurait mieux fait de rester chez lui, quitte à être décapité en place publique pour avoir été nommé héritier à la cour. Il se tourna vers la servante et l’affronta du regard.

— Personne ne croira jamais qu’un mec comme moi ait pu être nommé héritier. Ils croiront juste que j’ai volé la broche.

— L’Attributeur de Rois qui t’a choisi te défendra !

Oh là… Il ne valait mieux pas compter sur lui. L’expression du jeune danseur semblait en dire long sur sa pensée, car Astyal se tut et lâcha ses bras.

— Tu ne pourras jamais convaincre les nobles, c’est vrai… Mais l’impératrice, si !

Rhys lui lança un regard horrifié et il se raccrocha aussitôt à l’encadrement de porte comme un koala à sa branche.

— Je ne vais nulle part, déclara-t-il.

— Dans cette tenue, c’est certain. Mais si on t’habille correctement, tu pourras te faufiler à la fête et parler à l’impératrice.

Il n’en fallut pas plus à la domestique pour qu’une étincelle de détermination s’allume dans ses yeux. Elle attrapa l’adolescent par la taille et le souleva de terre. Rhys essaya de se débattre, mais la jeune fille le pinça si fort qu’il en eut les larmes aux yeux. Cette femme était un démon !

Astyal porta l’héritier jusqu’au fond du couloir. Elle bifurqua à gauche, puis à droite, pour finir dans une pièce au plafond bas et à l’atmosphère poussiéreuse. Elle ferma la porte à clé et laissa tomber Rhys comme un sac à patate. Si elle était essoufflée d’avoir porté un adolescent sur une centaine de mètres, elle n’en laissa rien paraître. La jeune fille se mit à fureter dans la pièce en marmonnant, tandis que Rhys se relevait et se précipitait vers la porte pour s’enfuir. Pourquoi fallait-il que cette fille anticipe tous ses projets de fuite ?!

— Tu as vraiment la peau sur les os, ça va être compliqué de trouver quelque chose à ta taille…

— Je suis maigre, mais je n’ai pas la peau sur les os.

La servante leva les yeux vers lui.

— Ce n’est pas ça, avoir la peau sur les os, dit sèchement l’adolescent.

Astyal ne répliqua pas, sensible au ton dont son interlocuteur avait usé. Elle sortit d’une immense penderie des tenues plus somptueuses les unes que les autres. D’un coup d’œil, elle vérifiait l’allure et la taille. Lorsque le vêtement semblait lui convenir, elle le posait sur une chaise. Rhys contemplait le spectacle en silence, ne sachant s’il devait intervenir ou non.

— Rhys. Va te laver. Tu as cinq minutes.

Le danseur s’exécuta. Il n’était pas suicidaire. Il suivit les instructions de la servante qui l’amenaient dans une petite pièce carrelée dotée d’un immense bac en faïence.

— Je n’ai pas d’eau ! cria-t-il à Astyal.

— Appuie sur le bouton.

Quel bouton ? Rhys inspecta minutieusement l’ameublement, puis le bac blanc. Ce dernier était surmonté d’un tuyau tordu, sur lequel trônait le fameux bouton. De l’eau se mit à couler sitôt qu’il enclencha le mécanisme. L’adolescent sursauta et recula tout au fond de la pièce. Un tel prodige était vraiment possible ? De l’eau sortait toute seule !

Il n’eut cependant pas le temps de s’y appesantir : Astyal toqua à la porte et lui annonça qu’il ne lui restait plus que trois minutes. Sans perdre un instant, l’héritier retira tous ses vêtements et entra dans la baignoire. Il frotta son corps pour en ôter toute la crasse qui s’y était accumulée durant le voyage et usa de tous les savons qui lui tombaient sous la main : orange, violet, vert ou bleu, il se retrouva embaumer d’odeurs dont il ne connaissait même pas l’existence.

Astyal lui balança une serviette et des sous-vêtements par l’entrebâillement de la porte en le menaçant de le décapiter s’il la faisait attendre. Le jeune danseur s’activa à enfiler les tissus si doux qu’on lui avait donnés, puis il rejoignit la salle principale où des piles de costumes commençaient à s’entasser de part et d’autre.

— Mais qu’est-ce que tu fais ? s’exclama-t-il.

La servante se planta en face de lui, le regard mauvais.

— Qu’est-ce que tu crois que je suis en train de faire exactement ?

— Une connerie ?

— Tais-toi et essaye ça.

En voyant l’horrible couleur verte du costume, Rhys recula instinctivement.

— Il est hors de question que je mette ce truc à froufrou.

— C’est le seul truc que j’ai trouvé à ta taille qui est disponible ici, donc cesse de te plaindre et enfile-le.

— Non.

Ils s’affrontèrent quelques instants d’un regard de feu. Astyal marcha alors jusqu’à l’adolescent, lui saisit le poignet et le menaça sans vergogne :

— Soit tu mets ça, soit je t’emmène voir l’impératrice en sous-vêtements.

Le jeune danseur déglutit, puis se résigna. Déterminé à enfiler le costume seul pour conserver le peu de fierté qu’il lui restait, il tourna le tissu en tout sens. Où était le haut, qu’est-ce qui allait en bas, pourquoi il y avait autant de couches ?! En observant le vêtement de plus près, un frisson d’horreur le saisit. Ja-mais il ne pourrait porte quelque chose comme ça !

Mais évidemment, il n’eut pas le choix : Astyal l’aida à distinguer la chemise de la veste, et la cravate du pantalon (pourquoi diable y avait-il une cravate ?!). Malgré cela, il lui fallut une dizaine de minutes pour tout enfiler dans le bon sens et réussir à marcher droit.

— Mmh… Ce n’est pas si mal, commenta Astyal.

Rhys n’osait même pas imaginer l’allure qu’il devait avoir. Il se fit malgré tout pousser vers un miroir pour contempler l’œuvre d’art qu’il était devenu.

— Tuez-moi maintenant, je vous en supplie, s’étrangla-t-il.

Et pour cause : le jeune danseur autrefois si élégant, même déguisé en femme, était désormais affublé d’une veste kaki au col remonté, d’un pantalon ample à pois rouge et le PIRE ! le pire était sans conteste ces horribles chaussures pointues oranges fluo.

La servante pouffa doucement, avant de céder au fou-rire qu’elle retenait depuis si longtemps.

— Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi ridicule que toi dans un costume de cérémonie ! gloussa-t-elle.

— Et moi, je n’ai jamais vu des vêtements aussi moches de ma vie. Ce n’est pas de ma faute si ça ne me va pas, c’est clairement les couleurs qui sont choisies n’importe comment ! Tu as vu ces chaussures ?! Elles sont orange ! ORANGE FLUO !

Elle rigola d’autant plus à ce discours outré.

Rhys fit un tour sur lui-même et la vue de son dos grâce au miroir le fit frissonner d’horreur. Des… Des… DES FROUFROUS ORANGES !

Le jeune homme accusa le coup pendant plusieurs minutes, le visage très pâle. Les mots se dérobaient à lui, sa stupéfaction et l’horreur de la situation bien trop réelles pour qu’il s’y soumette. Une partie de son esprit continuait de nier les derniers évènements et croyait encore qu’il allait se réveiller d’un moment à l’autre, dans la rue, et devoir reprendre sa vie de danseur. Si cela devait arriver, Rhys jura de ne plus jamais s’en plaindre.

— Allez, ça va bien se passer.

Astyal lui tapota gentiment l’épaule. Il la regarda sans comprendre, ayant oublié les raisons de son humiliation. Lorsque le souvenir de se rencontre avec l’impératrice lui revint, il tressaillit. Il se précipita vers le fond de la pièce pour se défenestrer, mais trop tard. La domestique avait agrippé le col proéminent de son costume et commençait déjà à le tirer vers la sortie.

— Non, non ! Attends, attends, je t’en supplie ! J’irai, je te le jure, mais pas comme ça, je peux pas y aller comme ça ! Astyal ! ASTYAL JE T’EN SUPPLIE !

Consentant à s’arrêter brièvement pour lui répondre, la jeune femme le cloua sur place de sa poigne de fer, et d’un geste, l’incita à bien la regarder dans les yeux.

— Écoute-moi, je vais te le dire une seule fois. Ce pays est merdique. Ça fait dix-huit que j’attends que quelqu’un de suffisamment puissant foute la merde dans ce bordel et tu es la personne idéale pour le faire. Alors tu vas aller à cette fête, convaincre l’impératrice, et quand tu reviendras, tu ne seras plus ce pauvre péquenaud paumé, compris ? Quand tu reviendras, tu seras un héritier, un de ces princes agaçants et arrogants qui ne se laissent pas traîner par une servante affublé d'un costume ridicule à froufrous oranges, et tu m’engueuleras pour t’avoir traité de façon aussi impertinente. Tant que tu y es, débrouille-toi pour te faire bien voir par le plus de nobles possible, si tu as des soutiens, tu pourras devenir empereur. Et une fois que tu seras sur le trône, tu pourras mettre fin à toute cette putain de mascarade ridicule. Pigé ?!