Chapitre 11

12 minutes de lecture

En entendant l’excuse du jeune héritier, Seigneur Bretzel tourna la tête vers lui si rapidement que le danseur crut un instant qu’elle allait se décrocher. À défaut de finir décapité, son cou émit un étrange bruit inquiétant.

— Depuis quand êtes-vous constipé exactement ? attaqua l’instructeur.

— Depuis maintenant, gémit Rhys en simulant un terrible mal de ventre.

— Comme c’est pratique que vos intestins décident de n’en faire qu’à leur tête alors que votre intronisation à la cour s’annonce.

— Mais je n’y suis pour rien !

— Parce que c’est de ma faute peut-être ? À votre place, je me sentirais honoré d’être un héritier et je ferais bonne figure pour mon intronisation à la cour.

— Vous savez, ce n’est pas parce qu’on a un balai dans le cul qu’on ne peut pas avoir la diarrhée, fit religieusement le danseur.

Il ne comprenait pas lui-même sa propre audace, mais se sentait particulièrement fier de sa réplique. Les joues de Fier Zèle se parèrent d’un rouge vif qui contrasta avec sa tenue austère. Il pivota vers l’adolescent pour le conduire de force à la cérémonie, mais dans le processus, il se rendit compte avec horreur qu’il ne pouvait plus tourner la tête. Le digne Seigneur Bretzel glapit en constatant qu’il était coincé avec la tête sur le côté. Dès qu’il tentait de remettre son visage dans l’axe de son corps, il se confrontait à une douleur terrible.

Rhys songea alors à profiter de l’opportunité qui s’offrait miraculeusement à lui : il avait juste à fuir. Ni une, ni deux, il était parti en courant pour échapper à sa cérémonie d’intronisation. Malheureusement, il oubliait un léger détail : son pantalon bouffant qui traînait au sol. Il ne fit que quelques mètres avant de se prendre les pieds dans le tissu violet et de s’écraser avec toute l’élégance possible par terre. Le bruit de sa chute attira aussitôt l’attention de son instituteur qui se lança à sa poursuite, dans une démarche de pingouin. En effet, il devait courir avec la tête coincé sur le côté, ce qui lui donnait un air ridicule. Il finit par adopter une technique bien plus efficace en s’élançant vers le jeune homme en pas chassés.

Hypnotisé par le déhanchement de Seigneur Bretzel, Rhys resta immobile, sans se rendre compte que l’homme austère arrivait jusqu’à lui. Ce ne fut que lorsque ce dernier l’agrippa par le col qu’il réalisa qu’il avait laissé passer sa chance de s’enfuir. Malgré cette constatation, il se débattit comme un diable jusqu’à réussir à se cramponner à une poignée de porte.

— Cessez de faire l’enfant et venez vous présentez à la cour.

— Naaaaan je veux pas !

— Personne ne vous demande votre avis, Héritier Cétout !

— J’ai dit : VEUX PAS ! BORDEL !

À l’entente du juron, Seigneur Bretzel rougit de colère. Il avait la rougeur facile, décidément. Il tira de plus belle Rhys vers l’une des plus grandes salles du château. Mais le danseur s’accrochait de toutes ses forces à la porte, pour ne pas être emporté par son mentor. Ce dernier commençait à perdre patience et finit par appeler un garde pour l’aider. Le soldat hésita quelques instants, mais il capitula rapidement sous le poids du regard menaçant de Fier Zèbre. Tous deux réussirent à porter le jeune danseur jusqu’à la grande porte de la salle de réception.

— AU SECOURS ! ON ME KIDNAPPE ! AU VIOL, HOMME BATTU, ATTENTAT !

— Mais qu’on le bâillonne, râla l’instructeur dans sa barbe.

Ils le déposèrent sans ménagement devant les immenses battants, à la manière d’un sac à patates. Seigneur Bretzel s’apprêtait à le jeter dans la salle remplie de convives, avant de se souvenir d’un petit problème : son cou coincé. Il tenta tant bien que mal de le remettre en place, en vain. La douleur était telle que l’instituteur se sentit flanché et tomba sur Rhys. Lui-même bascula sur le garde et les trois hommes percutèrent les grandes portes qui s’ouvrirent avec fracas. Ils chutèrent au sol avec l’élégance d’une huitre dans un entonnoir.

Tous les regards convergèrent vers eux. Fier Zèle s’empressa de se relever et d’épousseter ses vêtements, oubliant son allure ridicule due à son torticolis. Rhys, quant à lui, décida de rester face contre terre. Le sol lui semblait soudainement incroyablement intéressant. Il sentait le soldat qui remuait sous son ventre, mais le jeune homme l’ignora cordialement, décidant que le laisser mourir d’asphyxie contre sa chemise à carreaux rouges et bleus était préférable à affronter la foule environnante. Il écarta les bras et les jambes pour faire l’étoile de mer. Maintenant, il pouvait mourir en paix.

Une main l’agrippa brusquement par le col et le souleva. Le danseur grogna de mécontentement.

— Ze veux paaaaas ! geignit-il.

— Arrêtez de pleurnicher et soyez digne de votre rang.

— Pfffff nan.

L’instructeur retint difficilement un excès de colère. À la place, il maintint fermement l’adolescent pour qu’il se tienne debout de manière à peu près convenable.

Un homme bedonnant s’avança alors jusqu’à eux en souriant si largement que Rhys crut qu’il allait se déboîter la mâchoire. Il s’avachit d’autant plus en remarquant les invités s’incliner sur son passage.

— Votre majesté, salua Seigneur Bretzel dans une révérence qui aurait pu être parfaite si sa tête n’avait pas été aussi étrangement tournée sur le côté.

Rhys s’inclina également de mauvaise grâce. Et de la grâce, il n’y en avait pas la moindre once : ses bras ballants vinrent balayer le sol tandis qu’il soupirait.

— Mon cher enfant, commença l’empereur.

Je suis orphelin, donc non, grogna mentalement l’héritier. Il a des joues énormes ma parole !

— Nous célébrons aujourd’hui ton intronisation à la cour !

Tu parles d’une célébration, plutôt une condamnation.

L’empereur commença alors à faire un long discours sur les valeurs, les héritiers et le poids dans la couronne, tout en moulinant l’air de ses bras potelés. On aurait cru un poulet qui tentait de s’envoler. Le danseur n’avait bien évidemment pas écouté le moindre mot du monologue impérial. Même Seigneur Fier Zèbre semblait s’ennuyer ferme. La seule chose qui importait au jeune homme, c’était de fuir cet endroit de malheur et de se débarrasser de cet horrible pantalon bouffant. Son regard dériva jusqu’au buffet. Quoique… En avisant les plats alléchants qui trônaient sur la table, il se ravisa et conclut que sa liste des priorités était désormais introduite par le désir de manger.

L’homme bedonnant qui se trouvait à la tête du pays par on ne sait quel miracle parlait beaucoup trop à son goût. Il songea à l’impératrice qui lui semblait bien plus capable et la plaint de devoir partager ses jours avec un tel homme. Il s’interrogea d’ailleurs sur sa présence, avant de se rappeler qu’elle avait une fâcheuse tendance à s’incruster au fête déguisée en quelqu’un d’autre.

Rhys soupirait toutes les deux minutes. Il lorgnait de temps en temps sur des tartelettes aux framboises. Miam.

— Bon, c’est bientôt fini, là ? intervint-il.

Sa remarque fut accueillie d’un silence choqué. Même le principal concerné était stupéfait. Heureusement, Seigneur Bretzel vint à sa rescousse :

— L’Héritier Cétout n’a pas encore assimilé toutes les nuances de l’étiquette. Veuillez le pardonner, votre majesté.

Lorsque son aîné s’inclina à sa place, l’adolescent s’en voulut atrocement. La honte le glaça jusqu’à l’os. Miraculeusement, personne ne tint davantage compte de l’incident et l’empereur continua comme si de rien n’était.

— Bien, il ne vous reste plus qu’à jurer devant la couronne votre engagement, Héritier Riz.

Riz ? Comment ça Riz ? La céréale en question tourna la tête à droite et à gauche pour comprendre de qui on parlait, avant de comprendre que l’on s’adressait à lui. Il faillit protester, avant de jeter un coup d’œil vers son instructeur qui semblait souffrir de son torticolis et qui s’était excusé à sa place. Bretzel remontait prodigieusement dans son estime et le danseur se promit de donner son maximum pour ne pas lui faire honte. Évidemment, ce fut un échec monumental, mais venant de Rhys, cela était-il si étonnant ?

Quatre jeunes femmes s’avancèrent alors vers lui, toutes de blanc vêtues, avec dans les bras une immense vasque d’argent. Elles s’inclinèrent religieusement devant l’empereur, puis s’arrêtèrent devant le jeune homme.

— Jurez votre engagement Héritier Riz Cévous et devenez Héritier à la couronne.

L’adolescent en question n’avait pas la moindre idée de la marche à suivre. Il fixa l’intérieur de la vasque et découvrit avec surprise qu’elle était remplie d’eau. L’empereur voulait peut-être qu’il se lave ?

Sans savoir qu’il commettait un blasphème terrible, Rhys plongea ses mains dans le récipient et se mit à faire des petits cercles dans l’eau, aspergeant toutes les personnes autour.

— Hum, se râcla-t-il la gorge. Je jure sur la couronne, les dieux et la flotte, blablabla. Faites l’amour, pas la guerre. Bisous.

Considérant son serment accompli, il retira précipitamment ses doigts de la vasque et donna ainsi un grand coup dans le récipient d’argent qui dégringola avant de terminer sa course par terre dans un vacarme étourdissant. La coupe se brisa en mille morceaux, l’eau se déversa sur le parquet ciré tandis qu’un concert d’exclamations choquées envahissait les lieux. Comme il n’avait pas la moindre idée de la manière dont il devait réagir, Rhys porta une main à son visage et hoqueta d’une fausse stupeur scandalisée, ce qui se traduisit davantage par un cri de phoque malade.

— L’eau bénite des Monts Zadys ! murmura-t-on.

— La vasque du demi-dieu Parnem !

Le jeune héritier sa main encore mouillée à ses lèvres et constata en la goûtant qu’elle n’avait rien de spéciale cette « eau bénite ». Et cette vasque de Parterre là, elle était quand même pas très solide pour la relique d’un demi-dieu. En même temps, ce pays possédait vraiment des dieux en cartons. Bref, il semblait soudain au danseur que tout ceci n’était qu’une grande mascarade dont il n’était absolument pas le fauteur de trouble. Ce n’était tout de même pas sa faute s’il y avait une pauvre coupe pleine d’eau qui s’était cassée ? Bien sûr que non, ce n’était pas de son ressort.

Une main l’agrippa soudain par derrière alors que quelques voix commençaient à s’élever par-dessus les murmures et que l’empereur paraissait sortir de sa stupeur. Seigneur Bretzel le tira à sa suite pour l’entraîner dans un coin sombre à l’écart de la foule.

— Vous êtes véritablement d’une maladresse et d’une stupidité à toute épreuve ! s’époumonna l’homme mûr dans un chuchotement.

— Je suis désolé, je n’ai pas fait exprès…

— Si c’était le cas, vous pouvez être assuré que je vous aurais moi-même arraché la tête !

Rhys déglutit difficilement. L’instructeur passa une main fatiguée sur son visage désaxé dans un long soupir.

— Je vais tenter de calmer un peu les tensions et de réparer quelques-unes de vos catastrophes. Abstenez-vous de faire quoique se soit jusqu’à mon retour ! Restez discret, ne parlez à personne et ne touchez à rien !

Fier Zèbre lui adressa un regard d’avertissement qui aurait fait pâlir un squelette. Il tourna les talons sur ces mises en gardes dans une grâce qui aurait pu être parfaite s’il n’avait pas eu la tête si étrangement coincée sur le côté…

Le jeune homme garda à l’esprit les recommandations de son mentor pendant environ dix secondes. Après ce laps de temps, son cerveau – ou ce qui en restait – migra vers son estomac pour lui rappeler qu’il y avait un buffet tout à fait majestueux à quelques mètres. Il commença donc à se diriger naturellement vers l’immense table occupée par des mets à l’odeur alléchante. L’adolescent essaya tant bien que mal de rester discret en se cachant derrière les colonnes de pierre qui jonchaient sa route. Bien entendu, c’était bien inutile, puisqu’il était aussi repérable qu’un phare en mer calme. Lorsqu’il atteint enfin son objectif, il n’eut pas le temps de se réjouir et de s’empiffrer comme il l’aurait aimé : une main agrippa soudainement sa cheville. Rhys manqua de hurler de peu : la tartelette aux framboises qu’il avait entamée lui coupa le souffle. Terrifié, il commença à secouer son pied pour se défaire de la main qui le tenait, quand une tête s’échappa du dessous de la longue nappe blanche qui recouvrait la table. Dans son affolement, l’héritier ne reconnut même pas Zéphyr et se contenta de lui donner un grand coup de pied en pleine tête. Heureusement, les idiots ont la tête dure et sans le moindre dommage que l’apprenti Attributeur de Rois s’en sortit.

— Mais pourquoi tu me donnes des coups de pieds ? geignit l’adolescent aux cheveux châtains.

— Parce que tu le mérites peut-être ?!

— C’est faux, je suis innocent !

Rhys lança un regard noir à son ami avant de reporter son attention sur son butin. Mais c’était sans compter l’acharnement d’un certain adolescent un peu particulier.

— Viens avec moi sous la table !

— Et pourquoi faire ? Je suis très bien où je suis.

Le danseur ponctua sa remarque en avalant une longue rasade d’une boisson sucrée qui lui était inconnue.

— Mais tu vas te faire repérer si tu restes à découvert !

— Eh bien tant pis, je me ferai découvrir. Et je ne vois de toute façon pas en quoi ça concerne quelqu’un qui fait le mort depuis trois jours.

L’amertume avait percé dans les mots de l’héritier. Ce dernier ne comprenait pas lui-même pourquoi il était si acerbe. Certes il s’était senti triste de voir que ses deux amis l’avaient délaissé alors que son intronisation approchait, mais ce n’était pas dans sa nature d’être rancunier. De plus, il était secrètement touché que Zéphyr soit venu pour son intronisation, même s’il se cachait sous la table du buffet.

— Pardon…

Il tourna vivement son regard vers son cadet qui gardait le regard piteusement rivé sur le sol. Il poussa un soupir et capitula pour éviter une nouvelle crise de larmes dévastatrice. À contre-cœur, il se laissa entraîner sous la nappe immaculée. Il s’installa contre un pied du meuble et posa les différents mets qu’il avait emmenés avec lui sur une serviette. Son ami s’installa en face et le regarda engloutir multiples sucreries, tout en déclinant tout ce qu’il lui proposait.

— C’est rare de te voir manger autant ! fit-il remarquer.

— Et toi c’est rare de te voir manger aussi peu, retorqua l’héritier.

Zéphyr avait en effet une fâcheuse tendance à grignoter tout ce qui lui passait sous le nez et à n’avoir plus faim une fois l’heure du repas venue. Il ne disait jamais non à des confiseries alors que son aîné aux cheveux brun foncé avait plutôt tendance à les refuser, peu habitué à ingurgiter des aliments aussi sucrés. Les rôles semblaient s’être inversés.

Peu habitué à ne pas recevoir de réponse, Rhys tourna son regard vers l’adolescent qui s’était assis en tailleur. Malgré la lumière tamisée, ses cernes lui sautèrent aux yeux. Et les yeux…

— Zéphyr ! Tu as les yeux violets !

Le jeune homme le fixa un instant sans comprendre avant de brusquement tourner la tête en se cachant le visage.

— Ne regarde pas ! cria-t-il quasiment.

L’héritier se figea, stupéfait. Il n’avait jamais vu son ami aussi bouleversé. Son cœur se serra douloureusement sans qu’il n’en comprenne la raison. Il tenta de se rapprocher pour croiser son regard, mais l’apprenti Attributeur de Rois se prostra d’autant plus.

— Ne regarde pas !

— Mais…

— Non ! Non ! Je vais remettre mes lentilles, tu ne les verras plus ! Ne regarde pas !

Un poids vint se loger dans l’estomac du danseur. Il vit l’éclat d’une larme s’échouer sur le parquet. C’était la première fois que les sanglots de son ami étaient si silencieux. Pourtant, le voir pleurer n’était pas une nouveauté, bien au contraire, alors pourquoi était-ce si douloureux à cet instant ? Rhys ne s’était jamais senti aussi impuissant alors qu’il contemplait Zéphyr recroquevillé sur lui-même, des larmes qui perlaient de son menton pour rejoindre le sol. Il se sentit idiot d’avoir cru à l’idiot et au fou que laissait paraître le jeune homme châtain : ce n’était là qu’une façade, il aurait dû le savoir mieux que quiconque. Alors pourquoi n’avait-il pas fait preuve de plus de tact, pourquoi était-il si démuni maintenant qu’il mettait le doigt sur une faille dans le masque de Zéphyr ?

Le jeune héritier s’apprêtait à esquisser un geste pour le prendre dans ses bras, quand son ami quitta brusquement le dessous de la table pour s’enfuir. Rhys n’eut pas le temps de le retenir, ses doigts se refermèrent sur du vide et lorsqu’il eut suffisamment repris ses esprits pour quitter à son tour l’abri sous la table, il n’y avait plus la moindre trace d’un jeune homme aux yeux violets…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Sombre d'Ombre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0