Chapitre I
Depuis une heure il apercevait la commune de Morcerf où il serait déjà n’était la pestilence. Elle enrayait sa marche au point de l’arrêter toute les cinq-cents perches, sur le talus du chemin, pour vomir. Ses souliers de peau, constellés d’éclaboussures et de jus d’herbe, remplis d’eau, glissaient sur le chemin. Sa veste aussi était souillée. La route descendait en pente douce vers la vallée où se trouvait Morcerf. On ne croisait maintenant plus aucun mousquetaire. Personne qui n’aborde ici sinon voleurs de route et familles de charbonniers de retour vers leur hutte d’une récolte de lignite en forêt. L’odeur s’échappant des rives boueuses d’un étang, en aval, où deux cadavres gonflés de chevaux achevaient de pourrir, vous coupait les jambes avec la sûreté d’un amputeur. L'étang cachait mal la montagne de détritus que son effondrement remplissait en partie.
Voilà reconstituée, avec une exacte fidélité, l’entame du discours que me tenait mon grand-père quand, enfant, je m’asseyais à ses côtés après un copieux repas dominical. Toute la famille à la fois grimaçait et craignait de devoir l’écouter encore. Moi seul exultait de ce qu’il accompagnât habituellement le récit des détails les plus sordides d’un large sourire étirant sa moustache. Le cérémonial voulait aussi que par mesure d’illustration, mon grand-père sortît d’un placard une veste à longue basques et la portât à l’horizontale jusqu’à nous comme un enfant sans poids. Cette veste, maculée de taches suspectes et empuantie de camphre antimites, son col déchiré et ses coutures défaites, il la posait délicatement sur la table. C’était, nous disait-il, le reliquat du vêtement qu’il endossait le jour même où, un demi-siècle plus tôt, il s’était écroulé d’une septicémie aux abords de la commune libre de Morcerf. Elle était le seul bien auquel il tînt, nous jurait-il. Il s’en servait comme d’un instrument de son récit, à la fois incarnation et preuve de ses aventures. Mais nous lui trouvions quant à nous l’aspect étrange et inquiétant d’une poupée d’un numéro de ventriloque quelque peu morbide.
Du temps donc de la veste à longues basques, mon grand-père parcourait l’Europe. Sa peau bubonique suintait et boursouflait depuis des mois. Sous peu les bacilles coloniseraient le sang et le précipiteraient dans la tombe. Cela il le savait. Les vomissements s’entrecoupaient de coliques qui le tenaient arrêté de longues heures. À l’approche de Morcerf, il sentit qu’une d’entre elles, bientôt, le frapperait. Il s’arrêta sur le chemin, non loin des chevaux morts. Il fît là ses besoins. La satisfaction mêlée de douleur lui tirât un long râle, quoique inaudible sinon aux oreilles des moucherons qui voletaient en figures géométriques devant ses yeux. Il ne tiendrait plus longtemps à ce rythme. Les premiers délires succèderaient au vertige. C’est que voyageur par servitude à sa mystérieuse maladie, il était avant tout médecin de formation. Sa conviction était qu’il finirait bien par apprendre ce dont il souffrait. Et puis ses facultés étaient grandes, il leur manquait seulement des notions que l’Université de Morcerf, croyait-il, ne tarderait pas à lui inculquer. Il était jeune, vif, à peine trente ans. On lui attribuait déjà l’introduction de l’iode dans le traitement des goitres et l’usage de l’huile de ricin dans l’expulsion du vers solitaire – ce qui est erroné, certes, mais rend compte de sa renommée scientifique. Quant au reste de sa réputation, immense, elle était encore devant lui. Mais n’anticipons pas.
Ainsi, mon grand-père, de même qu’il arrive que l’effet anti-inflammatoire d’un breuvage efface les conséquences d’un mal suffisamment longtemps pour en guérir les causes, croyait qu’un long voyage médical finirait par remédier aux raisons de son départ. Morcerf constituerait pour lui une telle potion. Mais de même, aussi, qu’un bras paralysé tombe plus lourdement qu’un bras sain, les retours de mémoire de son passé le heurtaient avec la lourdeur d’une pierre déchaussée d’un récif. Car si aucun spécialiste de sa ville natale ne l’avait arraché aux sombres pronostics de l’infection, pourquoi en serait-il autrement de Morcerf ? Ces pensées il les chassait avec le même geste que celui destiné aux moucherons qui lorgnaient les sécrétions visqueuses de ses yeux tout en s’enivrant du parfum de ses diarrhées. La maladie corrompait son corps et ruinait sa jeunesse. Il était carie, enflure, muscle fétide, viande faisandée. On aurait difficilement discerné dans l'entrelacs de dégradation et de déliquescence la trace des rêves et des espérances échafaudées dans les années de santé, dans l’enfance ou, plus tard, dans ce qu’on n’appelait pas encore l’adolescence, car au mieux les enfants étaient considérés des adultes miniatures et les adolescents des adultes maladroits, pas encore dégourdis. Mon grand-père avait abandonné tout cela. Les aspirations et l’amour lui semblaient si lointains qu’à peine leur concept atteignait encore son esprit. La chair n’était plus sensualité et conquête mais souffrance et répugnance. Les badinages et la fantaisie de sa jeunesse n’arrivaient plus à l’émouvoir, il lui fallait les renier comme on rejette le souvenir d’une maison qui a brûlé, comme on ravale des larmes qui ne seront d’aucun secours. La route de Morcerf était son unique viatique. Les grands murs de la ville, l’élévation de pierre dont Morcerf est enceinte, figuraient à ses yeux la seule ligne d’horizon et d’espoir qu’il eût été raisonnable de conserver au plus profond de soi.
Tous ces détails relatés, je les connais de première main : de la sienne. Il me les contait avec une satisfaction perverse qui se lisait dans ses yeux. Il n’épargnait rien : la puanteur de ses infections, les bandages souillées de sueur et de pus, les dispensaires malpropres où il se les faisait changer, payant la charpie qu’il leur coûtait en accordant ses lumières médicales aux praticiens incompétents de ces lieux où l’on entrait sans assurance d’en sortir. Les informations qu’il a omises, je les ai déduites d’une douzaine de carnets, attachés ensemble par un ruban, au format seize fois vingt-quatre centimètres, couverts de croquis et de notes prises au cours de son voyage. Tout porte à croire qu’il échafaudât le projet d’un livre, qui ne vint jamais. D’autres ouvrages l’ont requis. Les carnets, demeurés dans une boite à chapeau, sont restés inexploités, et partiellement illisibles. Rien ne les destinait à la lecture. J’en fis néanmoins la découverte, vingt-années après la mort de mon grand-père, par une chaude journée de juillet où je ménageais dans le grenier de la maison de famille une place pour un bureau où j’écrirais la mouture d’un essai sur la prophylaxie des troubles mélancoliques résistants. Projet que la découverte des carnets retarda tout l’été. J’y devais disserter des avantages de la cure de raisin, de l’aération des pièces, des conséquences amollissantes de la lecture de notre nouvelle poésie, à laquelle il fallait préférer la saine clarté d’auteurs bucoliques comme Ovide ou Virgile. Je désirais battre en brèche les derniers tenants de la théorie des humeurs. Ma jeunesse ne voyait pas l'inutile, voire le ridicule, de vouloir abattre un corps depuis longtemps à terre. Mais qu’importe, j’y consacrerais tout l’automne, maintenant que l’été avait passé dans la lecture et la méditation des paroles de mon grand-père.
Lequel approchait malgré tout de Morcerf. Les murs d’enceinte masquaient un soleil de fin d’après-midi qui sinon l’aurait aveuglé. La rougeur du soir éraflait seulement quelques toits, les plus hauts. Des églises ou des temples, des agoras ou des demeures de notables, on ne savait. Il serait bientôt six heures. Mon grand-père suait à grosses gouttes, le vent ne le ranimait pas. Il marcha encore quelques pas, avant de trébucher sur une racine, de s’écrouler au sol, dans la poussière du chemin. Sa joue vint frapper durement la route, éclatant un furoncle dont le nectar se répandit dans la poussière qui aussitôt l’absorba. C’est dans cette position qu’on le trouverait, à l’approche de la nuit.
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