Éloïse

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De retour chez moi, je file directement dans ma chambre. Mon humeur ne s'est pas arrangée. Ma sœur pointe le bout de son nez peu de temps après, sans demander la permission, comme à son habitude.

— Elo, qu'est-ce qui ne va pas ?

Elle a toujours été comme ça, ma frangine, à percevoir mon mal-être avant même que je ne m'en rende compte, bien souvent. Pourtant je m'obstine.

— Rien de particulier.

Pour dévier du sujet, j'ajoute avec un entrain peu naturel :

— J'ai eu les félicitations de mon responsable aujourd'hui.

— Arrête ton char, rétorque-t-elle en venant s'asseoir près de moi sur le lit. Rien qu'à ta façon d'ouvrir la porte je sais que ça ne va pas. T'es sûre que tu veux pas en parler ?

Elle a beau être ma cadette de tout juste deux ans, Armine prend souvent le rôle de l'aînée, celle qui cajole et fait montre de tempérance. Moi, je suis plutôt celle qui pigne et qui fonce sans réfléchir pour un oui ou pour un non, donnant l'élan à notre fratrie.

— C'est con.

— Dis toujours.

— J'ai fait un rêve magnifique ! Tout était si réel.

— C'est plutôt chouette, non ?

— Oui mais ce goût de vrai me laisse une amertume profonde face à notre réalité. On marche sur la tête, on se fait du mal sans être capable de se réfréner. Fichue connerie humaine ! Là où j'étais, les hommes vivaient en communion avec la nature. Leur technologie découlait de ce que l'animal peut faire, le tout dans le respect du vivant. C'était beau, j'te jure ! Tiens, par exemple : tous les matins, ils montent sur leur toit et passe la main sur la surface végétalisée. Ca permet d'allumer la maison, si je puis dire. Elle s'éveille à la vie et respire, comme un arbre. Sans pomper un max d'énergie de centrales aux déchets mortels ou d'hélices qui encombrent le paysage. Enfin, on dirait. J'ai du mal à trouver les mots.

— C'est vrai que t'en parles comme si tu avais vu cette maison.

Je tourne ma tête vers elle, surprise :

— C'est que... C'est que j'ai vraiment l'impression d'y avoir été. Je sais, c'est le propre d'un rêve mais, je sais... je sais pas, c'était différent... Ça me fait du bien que tu le sentes, j'ai l'impression... d'être devenue folle. Je te raconte pas le bordel dans mon cerveau !

— Hey, doucement. Je vois bien que la nuit dernière t'a marquée, mais te remettre en question pour une utopie que tu as vue en songe... T'es pas folle, juste chamboulée.

— T'as raison.

— Allez, maman nous appelle à table.

Ma sœur descend la première. Je traîne un peu pour tenter de me raisonner. Armine dit vrai, je ne vais pas tout remettre en question à cause d'un rêve. Pourtant mon humeur demeure chagrine. J'arrive malgré tout à donner le change et raconte même ma journée avec un enthousiasme feint, incitée par ma sœur qui n'a pu s'empêcher de mentionner les félicitations de mon manager.

Toujours empêtrée dans mes contradictions à cause de ces fichues visions, je décide de me piéger dans la toile d'araignée. Le confort de l'échappatoire illusoire. Je me pose derrière quelques séries Netflix avec ma frangine pendant que les parents organisent une cousinade pour le mois suivant. Mon cerveau s'éteint enfin.

C'est une fois allongée, la tête sur l'oreiller, que je repense à la nuit dernière. J'espère de tout cœur m'y replonger cette nuit. Heureusement, le sommeil tombe avant que l'amertume qui accompagne ce rêve ne vienne me recouvrir.

J'aperçois le monde symbiotique. Je fais quelques pas dans sa direction mais quelque chose m'empêche de l'atteindre. Je suis frustrée, déçue même !

Puis je distingue une silhouette. Je me concentre sur elle et devine peu à peu les traits d'une jeune femme d'à peu près mon âge. C'est fou ce que l'on se ressemble ! Elle a les yeux plus clairs et les cheveux ondulés alors que les miens sont lisses. Mais la ressemblance est troublante. Elle a l'air aussi surprise et déstabilisée que moi. Mon côté fonceur prend le dessus :

— Qui es-tu ?

— Soélie. Et toi ? me demande-t-elle avec un sourire timide.

— Éloïse.

— C'est quoi... derrière toi ?

— Mon monde, répond-elle avec un large sourire cette fois.

Je la vois soudain blanchir. Je n'ai que la nuit pour me replonger dans ce monde incroyable alors je ne vais pas passer mon temps à tenter de comprendre ce qui ne va pas pour elle.

Je la presse :

— Peux-tu me laisser passer ? J'aimerais retourner dans cet endroit, derrière toi.

— Chez moi ?

— Oui, c'est incroyable ! Tu en as de la chance !

Je la vois reculée, le visage fermé. Un air profondément triste voile ses yeux clairs :

— Je te plains, ce monde... Ton monde, il est...

Je vois qu'elle cherche à peser ses mots. Je ne peux m'empêcher de compléter :

— Fou ? déconnecté ?

Un sentiment de malaise mêlé à de la fatalité s'abat sur moi.

— Oui.

Une forte envie de fuir !

— Tu comprends pourquoi je veux retourner chez toi, alors ?

— Ce n'est pas un rêve que nous faisons, c'est ça ? dit-elle hésitante.

— On dirait bien, même si... Tu crois que c'est possible ?

J'ai l'impression de voir mon reflet : l'incertitude, l'incrédulité, la curiosité de découvrir un autre monde, l'absurdité de mon monde.

— J'en sais rien mais tout est trop... réel.

— Toi aussi, tu as cette impression ?

Elle hoche la tête avant de s'exclamer, surprise et joyeuse cette fois :

— C'est dingue qu'on se comprenne !

— Écoute, je ne veux pas passer le peu de temps que j'ai à essayer de donner du sens à ce qu'on est en train de vivre alors que je peux profiter de ton univers extraordinaire ! Désolée.

— Tu seras replongée dans ta réalité au réveil, ajoute-elle avec tristesse.

— Je sais.

— Ce n'est pas la solution. Fuir.

Je serre les poings de toutes mes forces.

— Je sais.

Elle m'observe pensive. Je suis de plus en plus mal à l'aise. Et agacée.

— Je me demande si... Si ça se trouve, je dois te guider dans mon monde pour que tu reviennes transformer le tien.

— Un genre de quête ?

— On dirait bien.

— Tu te rends compte que je ne peux pas changer tout un monde à moi seule ?

— Qui sait. L'effet papillon. Allez, viens.

Je ne crois pas un mot de ce qu'elle vient d'énoncer mais j'ai tellement envie de me replonger dans son univers que je la suis sans hésiter. Je passe la nuit au milieu de cet équilibre entre nature et vie humaine. Je ne vois pas le temps passer. Elle m'explique tout le fonctionnement de ces époustouflantes habitations. Je n'en perds pas une miette, captivée par le sujet.

Le réveil est brusque. J'aurais tant aimé rester là-bas. Où ça, d'ailleurs ? Je n'en sais rien. Pour ne plus y penser, j'exécute les gestes matinaux en mode robot avant de rejoindre ma famille déjà attablée au petit-déjeuner.

— Ça va ? me demande Armine en me dévisageant.

Je réponds en mode "lâche-moi la grappe" :

— Oui.

Étrangement cela sonne vrai.

— Termine ton café, ma puce, me presse ma mère. Ensuite, tu dois profiter du weekend pour terminer tes vœux.

Je vacille. J'hésite. Un court instant.

— Maman.

— Oui, ma puce ?

— Je veux devenir chercheuse.

Tous les yeux se tournent vers moi. Mon père manque de s'étrangler, tous connaissent mon aversion pour les sciences :

— Pardon ?

— Je veux créer une maison symbiotique.

— C'est quoi ? interroge Armine.

— Un rêve.

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