Chapitre 3 : La douleur du silence
Quelqu’un frappa à la porte. Trois coups, pas très forts. Puis un silence.
Ethan ouvrit. William était là, un gobelet de caf é à la main et son sourire habituel au coin des lèvres, celui qu’il utilisait pour masquer ce qu’il devinait déjà.
— T’as vu l’heure ? J’ai cru que t’étais mort. Ou que t’avais décidé de faire vœu de silence.
Ethan esquissa un sourire, léger, comme une mimique automatique.
— J’ai juste… oublié de répondre.
William entra sans attendre qu’on l’y invite. Il avait l’habitude. Il posa son café sur la table, observa l’appartement un instant, puis s’assit.
— Tu t’es regardé dans un miroir, dernièrement ? T’as une sale tête.
— Merci, c’est gentil.
William rit doucement. Il n’était pas du genre à s’alarmer facilement, mais là, quelque chose clochait. Ethan n’avait pas décroché depuis deux jours. Et son silence n’était pas celui d’un homme occupé.
— Bon, raconte-moi. Le rencard. Comment ça s’est passé ?
Ethan resta debout, face à lui. Il mit quelques secondes à répondre.
— Bien, je crois.
— Tu crois ?
— Oui. Elle était sympa. Belle. Intelligente. Une vraie présence.
William le regardait. Plus intensément. Il sentait que quelque chose se coinçait dans la voix d’Ethan, que chaque mot semblait pesé, retenu, cuit à feu doux dans un malaise invisible.
— Et t’as plus de nouvelles ?
Ethan secoua la tête.
— Rien. J’ai envoyé un message, elle n’a pas répondu. Pas une ligne depuis.
— Elle joue peut-être la carte du mystère ? Ou elle attend que tu relances.
— Peut-être.
Mais sa voix manquait de conviction. Il regardait ailleurs, perdu dans une autre pièce que celle où il se tenait. William le remarqua, mais ne dit rien. Pas tout de suite.
— C’est elle, hein ?
Ethan leva les yeux, surpris.
— Elle ?
— Celle qui t’a retourné l’intérieur. Ça se voit à dix kilomètres.
Ethan baissa la tête. Ses doigts se frottaient doucement. Comme pour dissiper une brûlure.
— Son prénom… il m’a fait un effet bizarre.
— Comment ça ?
— Je sais pas. C’était comme… un coup dans la poitrine. Comme si quelque chose s’était réveillé. Ou plutôt… arraché.
William se redressa légèrement, le visage soudain plus grave.
— Tu veux que je fasse une recherche ? Son profil, tu l’as encore ?
— Non, c’était toi qui gérais tout ça, tu te souviens ? Moi, je l’ai rencontrée pour de vrai. J’ai même pas son nom de famille.
— Ah ouais… Merde.
Un silence. Long. William joua avec le gobelet du bout des doigts. Ethan restait debout, raide, comme un homme qui s’attend à tomber.
— Tu sais quoi ? reprit William. Peut-être que c’était pas une fille pour toi. Peut-être qu’elle t’a fait du bien, et puis voilà. C’est comme ça, parfois. Tu l’oublieras.
Ethan hocha lentement la tête. Mais il savait. Il n’oublierait pas.
Et William, en l’observant, le savait aussi.
Le silence s’installa dès que William franchit la porte. Ethan ne le retint pas. Il resta debout un moment, à regarder le gobelet vide sur la table basse. Puis il l’attrapa, le jeta sans bruit dans la poubelle, et retourna s’asseoir dans son canapé, les yeux rivés à l’écran de son téléphone.
Le dernier message envoyé à Gaëlle clignotait doucement dans sa mémoire.
"J’ai passé une belle soirée. Tu es bien rentrée ?"
Pas de réponse.
Il vérifia l’heure de l’envoi. Trois fois. Comme si le fait de le relire changerait quelque chose. Comme si elle avait juste oublié de cliquer sur "envoyer". Mais l’absence restait entière. Une absence nue, sans justification.
Il ouvrit l’application de rencontre. Rien de nouveau. Leur conversation s’y trouvait encore, suspendue dans sa bulle, intacte et morte. Il relut les premières phrases. Il cherchait des indices. Des signes. Mais il ne trouvait que de la banalité. Des mots qui ne disaient rien. Le seul éclat réel, c’était ce dîner. Et il n’était inscrit nulle part.
Il ouvrit les réseaux sociaux. Tapa son prénom. Gaëlle. Il en sortit des centaines. Trop de sourires identiques, de poses calculées. Il crut reconnaître ses yeux sur une photo. Ce n’était pas elle. Il chercha sur Instagram. Rien. Il n’avait pas osé lui demander son nom de famille.
Et maintenant elle était... où ?
Il resta là, téléphone en main, sans bouger, jusqu’à ce que l’écran s’éteigne. Son reflet apparut, sombre et tremblant, dans la surface noire. Il se vit, et vit surtout ce qu’il n’était plus.
Quelque chose ne tournait pas rond. Pas seulement à cause de l’absence de réponse. Pas seulement parce qu’elle avait disparu.
C’était en lui que le silence prenait racine.
Il tenta un dernier geste. Il rouvrit leur discussion. Ses doigts hésitèrent. Puis il tapa :
"Tu vas bien ?"
Il ne l’envoya pas.
Il referma lentement l’application. Reposa le téléphone.
Le silence, autour, ne disait rien. Mais il pesait déjà comme un adieu.
La télévision était allumée, mais le son était presque imperceptible. Un fond, une rumeur, un bruit pour chasser le vide. Ethan ne regardait pas. Il était affalé dans le canapé, les jambes ramenées contre lui, le carnet noir à côté, fermé. La journée était déjà trop longue, et il n’était même pas midi.
Il fixait un point invisible sur le mur.
Un présentateur parlait. Voix grave, lente. Puis un mot le frappa comme un coup de couteau glissé entre deux pensées :
"Gaëlle."
Il tourna lentement la tête. L’écran montrait des images floues, des gyrophares. La Seine. Un cordon de sécurité. Une voix lisait un communiqué :
— … le corps d’une jeune femme a été retrouvé ce matin, au bord du fleuve, non loin du pont d’Arcole. Selon nos informations, elle portait une robe rouge, et présentait de nombreuses mutilations.
L’enquête a été confiée à la brigade criminelle, sous la direction de l’inspecteur Gabriel Flemming, déjà chargé des précédentes affaires similaires.
Pour l’heure, l’identité de la victime n’a pas été officiellement communiquée.
Un prénom, pourtant, s’échappa dans le flot rapide des mots. Pas de nom de famille. Juste ça :
— Gaëlle.
Ethan sentit l’air se vider autour de lui.
Il se leva, sans savoir pourquoi, sans but. Il avança dans l’appartement comme un homme somnambule. Dans la cuisine, il ouvrit un placard. Le referma. Revint dans le salon. S’assit à nouveau.
Ses mains tremblaient.
Il attrapa la télécommande. Coupa le son. L’écran continua d’émettre ses images muettes, clignotantes, fantomatiques.
Il se pencha, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains.
Gaëlle.
Ce n’était pas possible.
Ce n’était pas possible.
Il avait vu ses yeux. Il avait entendu sa voix. Il l’avait touchée. Elle lui avait souri.
C’était il y a deux jours.
Et maintenant… il n’y avait plus rien.
Juste ce prénom, balancé entre deux faits divers. Jeté dans le silence d’une ville qui n’écoute plus.
Un souffle long s’échappa de sa gorge, entre sanglot et absence. Il n’était pas sûr d’avoir pleuré. Il n’en avait pas la force. Ce n’était pas une douleur claire. C’était un vide. Un vertige. Comme si le rêve qu’il faisait chaque nuit avait décidé de se vivre dans la vraie lumière.
Et cette fois, il ne se réveillerait pas.
Le ciel s’était couvert. Une pluie fine dessinait des veines sur les vitres. L’après-midi semblait s’étirer dans un gris permanent. Ethan n’avait pas bougé depuis l’annonce. Il restait là, replié dans un silence épais, les yeux ouverts sans rien fixer. La télé était toujours allumée, sans le son. Les images défilaient comme des souvenirs qui n’étaient pas les siens.
On frappa à la porte.
Un coup. Deux.
Il n’eut pas la force de répondre. La poignée s’abaissa, et William entra.
Il portait la même veste que d’habitude, cette veste noire un peu trop longue qu’il mettait dès que le temps virait à la mélancolie. Il s’arrêta en voyant Ethan. Son visage se referma légèrement, mais il n’y eut aucune surprise. Il s’y attendait.
— J’ai vu les infos, murmura-t-il.
Ethan ne répondit pas. Il regardait toujours l’écran muet.
William s’approcha, sans rien dire de plus. Il s’assit sur le bord du canapé, près de lui, comme on s’assied au bord d’un lit d’hôpital. Pas trop près. Pas trop loin. Juste assez pour être là.
Un long silence passa.
Puis Ethan tourna lentement la tête vers lui.
— C’était elle.
William ne demanda pas de qui il parlait.
— La fille du rencard ?
— Oui.
— Tu es sûr ?
— Il n’y a pas de doute. C’était elle. Gaëlle. Même prénom. Même âge. Même robe. Celle qu’elle portait ce soir-là. Ils l’ont retrouvée… au bord de la Seine.
William ferma les yeux une seconde. Lorsqu’il les rouvrit, ils étaient calmes. Trop calmes peut-être.
— Merde…
Ethan se redressa légèrement. Son regard s’accrochait au vide devant lui, mais sa voix devenait plus précise.
— Je sais que ça peut paraître fou. Mais ce rendez-vous… son prénom… ça a réveillé quelque chose. Quelque chose que je ne comprends pas. Depuis ce soir-là, je dors à peine. Je rêve d’une maison. D’un escalier. D’un nom. Gaël.
William tourna la tête vers lui, sans commenter.
— Gaël ? C’est pas elle ?
— Non. Gaël, avec un L. Comme un garçon, mais une fille, je crois. Un souvenir. Ou un rêve. J’en sais rien. Mais quand elle m’a dit son prénom, c’est comme si tout avait craqué à l’intérieur. Comme si quelqu’un d’autre frappait à la porte depuis longtemps… et qu’elle l’avait ouvert.
William prit une inspiration lente. Puis, il posa une main sur l’accoudoir.
— Écoute. Tu n’as rien à te reprocher. Tu ne pouvais pas savoir. Tu as juste eu un rendez-vous avec une fille. Tu ne l’as pas blessée. Tu ne l’as pas suivie. Tu n’as rien fait de mal.
— Mais pourquoi elle ? Pourquoi moi ? Pourquoi ce prénom, ce rêve… maintenant ?
William haussa doucement les épaules.
— Peut-être que ton esprit essaie de te dire quelque chose. Peut-être que c’est juste un mauvais concours de circonstances. Mais je sais une chose : t’enfermer dans la culpabilité, ça ne t’aidera pas.
Ethan ferma les yeux.
— Je ne me sens pas coupable. Je me sens… coupé. Comme si une partie de moi s’était ouverte à quelque chose que je ne veux pas voir.
William le regarda longuement. Puis il dit, d’une voix basse, presque douce :
— Alors il va falloir le regarder en face. Doucement. Mais pas seul.
Ethan hocha la tête. Sans vraiment y croire. Il savait que William avait raison. Il savait aussi qu’il venait de poser le pied sur quelque chose de plus vaste. Quelque chose d’enfoui.
Quelque chose qui avait commencé bien avant Gaëlle.
La nuit était tombée sans qu’il s’en aperçoive. Une nuit sans contours, noyée dans les halos lointains des lampadaires. Ethan était seul à nouveau. William était reparti. Il n’avait pas insisté. Il avait simplement dit : "Si ça recommence, appelle-moi." Puis il avait claqué la porte, doucement, comme on ferme une pièce qu’on ne veut pas réveiller.
Ethan n’avait pas bougé depuis.
Il était là, assis sur le tapis, dos au mur, les jambes repliées contre lui. Son téléphone était posé à côté du carnet noir, éteint. Il n’attendait plus de message. Il savait que rien ne viendrait.
Il se pencha. Ouvrit le carnet. Tourna les pages lentement, comme s’il pouvait y retrouver quelque chose de tangible, une preuve que ce qu’il avait vécu était réel. Il retrouva le prénom qu’il avait écrit la veille. Gaël. Puis juste en dessous, plus hésitant, plus tremblé : Gaëlle.
Deux prénoms. Deux absences.
Il les regarda longtemps. Comme on regarde deux tombes côte à côte, sans savoir laquelle porte son nom.
Puis, il reprit le stylo. Et dessous, il ajouta :
"Je n’ai jamais su aimer les vivants.
Mais les morts me parlent."
Il referma le carnet. Le posa à plat sur ses genoux.
Son regard se perdit dans le vide.
Il essaya de se souvenir de sa voix. Pas celle de Gaël — il ne la connaissait pas. Mais celle de Gaëlle. Douce. Un peu moqueuse. Légère. Comme si elle ne voulait pas trop exister. Il se demanda si elle riait souvent. Si elle chantait sous la douche. Si elle préférait le thé au café.
Il ne savait rien d’elle.
Et pourtant, elle avait laissé en lui un silence qui ne passait pas.
Il se leva lentement, laissa la pièce derrière lui. Dans la chambre, il s’allongea sans retirer ses vêtements. Le drap froid l’enveloppa sans douceur.
Les yeux ouverts vers le plafond, il attendit que le sommeil vienne.
Mais ce fut le nom qui revint le premier.
Gaël.
Un battement dans la poitrine. Une brûlure sourde. Comme si quelqu’un — ou quelque chose — l’appelait, depuis un endroit qu’il avait essayé d’oublier.
Le silence dans l’appartement était absolu. Mais dans ce silence, il sentait autre chose.
Une présence.
Ou peut-être… juste un souvenir qui refusait de mourir.
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