Chapitre 4 - Face à Face
Elle a relu chacun des mots envoyés ce soir-là. Elle a plongé de nouveau dans la sensation abandonnée au creux de son ventre, et dans l'éther de ses pensées. Elle a préféré ignorer la douleur sourde du rejet. Il s'est paré de tant de froideur quand il lui a dit sans même une once d'empathie qu'il ne la retenait pas. Plus que les autres mots, ce sont ceux-là qui l'ont obsédée tout le dimanche, alors que sa tête tambourinait de ses excès. Alors plutôt que de verser dans la honte, de continuer à creuser le vide hurlant en elle, plus lourd et plus avide depuis qu'elle s'est donnée à des bras inconnus, elle s'est raccrochée à sa colère. L'orgueil blessé, l'impression d'avoir été défigurée par les accents de ses mots glacés. Sans même s’en apercevoir, elle passe sa langue sur sa lèvre, à la recherche d’une blessure imaginaire qui trahirait le mal qui la ronge. Je ne vous retiens pas. Et elle, qui a cru bon de le provoquer…
Elle soupire et rejette son corps en arrière sur le lit. Ses cheveux s’éparpillent comme une corolle sombre autour de son visage exsangue. L'absence de caresses sur sa peau, les frissons en héritage d'une nuit qu'elle souhaiterait oublier. Le goût de la mort sur sa langue. Les cieux, jusqu'ici cléments, se sont chargés de nuages noirâtres, accompagnant son humeur d'une appréhension de plus en plus sourde. L'échéance qu'il lui a fixée est impossible. Et elle refuse d’appeler cela une simple vengeance. Il s’agit forcément d’une épreuve. Alors que les heures défilent, s'aiguisent aux battements faussement mesurés de son cœur, elle observe le plafond, une couleur douce et ocre qui d'habitude l'apaise. Elle tente de trouver une quelconque motivation dans la bataille qui s'annonce : ajouter au silence du professeur en n'écrivant aucun mot, ou bien remplir le vide de bruit et de prétention. À cet instant, elle est tout simplement incapable de se décider.
Elle pianote sur son smartphone jusqu'à lancer un titre de musique pop dont elle fredonne les paroles, d'une voix absente. Mais les mots reviennent, rampent dans sa tête comme une nappe d'eau trouble qui menace de déborder. La colère s'y abreuve : le besoin de répliquer, l'envie de le provoquer de nouveau, la peur de ne pas être à la hauteur de ce qu'il attend. Elle se redresse, un peu échevelée, et attrape son ordinateur portable sur son petit bureau. Elle rouvre le fichier, territoire de leur litige. Aussitôt, les annotations rouge vif d’AG lui piquent les yeux. Elle les commente, elle les contourne, elle corrige parfois ce qui lui saute aux yeux, et qui souligne l'orgueil dont elle a fait preuve.
Le jour se fond petit à petit dans le crépuscule alors que ses pensées glissent au bout de ses doigts. Même les élans de vindictes se meurent face à une concentration qui grandit au fur et à mesure que les ombres se mettent à l'environner. Elle pose le point final de son devoir avant de le relire attentivement. Elle le lui envoie cette fois-ci sans beaucoup de commentaires : l'aridité de sa fierté blessée, qui saigne encore en secret.
Objet : Re : Mémoire M1 : Analyse comparative ( L’Arbre de Diane , Pizarnik / Residencia en la tierra , Neruda)
Date : Dimanche, 20h28
Professeur,
Voici la correction du comparatif tel que demandé.
À demain.
Bien cordialement,
Callian Amnell
Pièce jointe : 02_comparatif_Pizarnik-Neruda_relectureCA.pdf
Son doigt frôle la touche, mais elle n'appuie pas immédiatement sur Envoyer. Un vers de Neruda la hante bien malgré elle, il glisse sur l'épiderme froid, réveille une ardeur qu'elle ne veut plus avoir à subir. Cuerpo de mujer, blancas colinas… Il surgit comme une brûlure, comme si sa propre chair était convoquée par ces mots qu’elle aurait dû dompter dans son texte et qu'elle n'a fait que contourner. Demain, demain, demain, martèle la litanie obsédante de ses pensées. Le front, le ventre, ses cuisses qui tremblent. Elle se mord la lèvre. Lire ces mots, demain, devant lui, sera une obscénité. Ou bien une offrande. Elle appuie sur la touche, une condamnation qui tombe doucement sur ses épaules qui se voûtent. Elle ne sait pas qu’au même instant, lui, déjà, l’attend.
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Il règne dans sa maison un silence de cathédrale, et il s'avance jusqu'à la haute fenêtre, l'entrouvre pour se glisser tel une ombre sur la terrasse en bois brut. Le jardin est assoupi, les nuages lourds de pluie, ne se sont pas encore décidés à éclater dans la fureur d'un orage. Une menace suspendue au-dessus de lui. Il allume une cigarette et la glisse élégamment entre ses lèvres, avant de fermer les yeux pour savourer une longue bouffée.
Il vient de la lire. Une prose sèche, rien de son esprit mutin et provocateur. Il a relu deux fois chaque ligne, jusqu'à sa signature, pour y distinguer une insolence déguisée. Mais son refus de s'expliquer, pire, de s'excuser, sonne suffisamment comme une provocation en soi. Il ne peut toutefois nier l'étrange satisfaction qui s'est nouée en lui. Elle a ployé l'échine, elle a rendu un texte solide, bien qu'il faille souligner qu'elle s'entête sur certains concepts. Il esquisse un sourire sans joie, et passe une main trop tremblante à son goût dans ses cheveux. Ils sont trop longs, il faudra y remédier. Remettre de l'ordre dans son apparence. Il soupire, pourchasse dans sa mémoire les résidus de sa honte. Son épiderme n'est plus au tourment, il est de nouveau ancré dans une chair immobile et glacée. Un vestige qu'il habite, qu'il s'est efforcé de façonner.
Il songe à Neruda, à ce poème qu'il veut l'entendre prononcer à haute voix, pour qu'elle en mesure la morsure. Qu'elle s'y brûle la langue, qu'elle y perde le souffle, ainsi que sa superbe. Cuerpo de mujer mía, persistiré en tu gracia. Il ne le récite pas, il l'entend déjà, dans un fantasme qu'il s'interdit de nommer désir.
Une inspiration, plus longue, qui s'étend en une bouffée de sa cigarette qu'il prend plaisir à achever. Au-dessus de ses sombres pensées, le ciel menace de se rompre, mais demeure suspendu à ce qui demain se dessine. L'effroi ou l'envie. Au désespoir de vivre dans les entrelacs des vers à défaut de survivre en dehors. Tout comme lui. Tout comme elle.
Il a laissé la porte entrouverte comme une invitation, et il tourne le dos, le regard rivé sur le campus. Le mouvement des étudiants, leurs rires qui sonnent faux à son oreille. Sur son bureau, le sempiternel verre d'eau qu'il a posé à la même place que la dernière fois. Il ne regarde pas, il l'entend entrer comme l'on pressent les prémices d'un orage qui n'a pas cru bon d'éclater.
— Asseyez-vous.
Le mot tombe comme une injonction liturgique. Une forme d'autorité sans une once de violence. Callian songe immédiatement à refuser, mais elle prend place dans ce fauteuil inconfortable. Sa silhouette se raidit et elle observe celle d'Alejandro comme pour deviner son humeur. Il ferme l'un des stores, brusquement, puis son pas félin l'emmène jusqu'à la porte. Leurs pupilles s’accrochent comme deux éclairs contraires, le temps d’une seconde. Elle comprend la question sans avoir besoin de ses mots, et c’est son silence qui lui répond. Il ferme la porte mais ne la verrouille pas : et les voilà seuls.
Il contourne le bureau, passe au large de la jeune femme, et retourne siéger dans toute la splendeur de son contrôle. Il penche légèrement la tête. On pourrait croire qu’ils se sont quittés hier. Mais hier, ce fut un duel écrit, à distance, et si les échos claquent encore dans l'air entre eux, rien ne la prépare à cet affrontement à venir.
— Votre commentaire était... recevable.
Un ton neutre, si neutre qu’il en devient méprisant.
— Pour un délai aussi court, je pense qu'il était tout à fait recevable, en effet.
Alejandro crispe légèrement sa bouche, il ne réplique pas. Il comprend parfaitement son manège et ne reviendra pas à leur passe d'armes de la nuit du samedi. Guerre dérisoire.
— Qu'importe. Vous avez montré à plusieurs reprises que la structure vous était particulièrement étrangère. Je souhaite travailler sur ce sujet avec vous aujourd'hui.
Callian se tient sur ses gardes, les épaules encore plus crispées. Elle tente de dissimuler la nervosité de ses doigts dans les pans de sa jupe. Courte. Trop courte. À dessein. Elle pourrait croire qu'il n'a absolument pas noté ce détail mais il a bien vu. Il a compris, là encore.
— C'est-à-dire ?
— Vous allez lire. Ici, devant moi. Montrez-moi que vous comprenez l’incarnation d’un texte, mademoiselle.
Il a cette condescendance quand il dit mademoiselle , une condescendance qui dévale un frisson brutal dans le creux de son dos.
— Un exercice un peu simpliste pour un master, vous ne croyez pas ?
Il a ce sourire arrogant et froid. Il ne dit rien. Il se contente de pousser une édition de Neruda vers elle, ouverte, comme une offrande empoisonnée. Il n'ordonne rien de plus, alors elle affronte son regard fixe pendant quelques secondes avant de baisser les yeux. La honte traverse son corps, souillé par les mains d’un autre, quand elle sait qu’il ne saurait oublier le fantasme des siennes . Elle serre ses cuisses l'une contre l'autre, un détail qui n'échappe pas à Alejandro. Elle scrute les pages du livre, visiblement lu tant de fois que la couverture en est fragile. Son index suit l'une des pages avec une douceur notable. Il suit ce mouvement et le détaille, avec une avidité qu'il dissimule aisément.
Elle a la gorge sèche, et peine à déglutir alors qu'il la scrute ainsi. Ses prunelles bleues l'interrogent. Ses lèvres s'ouvrent sur les premiers vers du poème. Sa voix s'élève, ténue, mais son dos reste courbé comme si elle souhaitait se dissimuler entre les pages. Ses cheveux noirs, soyeux et lâches, forment un rideau devant son visage.
— Tenez-vous droite, Callian.
Son prénom. Doux sur sa langue. Imprégné de son accent qu'il retient d'habitude. Elle papillonne des paupières, rejette ses épaules en arrière. Elle se rappelle de respirer, et surtout qu'elle connaît ce poème de Neruda sur le bout des doigts. Elle le connaît par cœur. Mais sous ce regard, chaque mot lui semble neuf, parfois abrupt, souvent obscène, arraché à sa gorge comme une confession. Cuerpo de mujer, blancas colinas, muslos blancos, te pareces al mundo en tu actitud de entrega. Mi cuerpo de labriego salvaje te socava y hace saltar el hijo del fondo de la tierra.
Temps suspendu, leurs regards se confrontent. Celui du professeur est absolument opaque, mais elle lit parfois, dans le creux de son cou, qu'elle se surprend à observer au fil des mouvements du texte, sa respiration plus ténue. Elle peine à ne pas rougir. Lire ce poème face à elle-même, et ressentir, habiter les vers comme l'on retrouve son propre corps, il s'agit d'un voyage intime. La main d'Alejandro glisse sur le bois du bureau, lente caresse sans objet véritable. Elle la suit des yeux, fascinée, comme si ce mouvement effleurait sa propre peau. Oui... Oui... C'est ce qu'elle aimerait murmurer, sans comprendre encore la teneur de la question.
— Relevez votre menton.
Sa voix s'est faite basse, rugueuse. Pas un ordre professoral : une injonction des plus nues. Elle obéit et s'enferme dans un monde qu'ils ne sont plus que deux à habiter. Son timbre tremble sur les syllabes du troisième quatrain. Pero cae la hora de la venganza, y te amo. Cuerpo de piel, de musgo, de leche ávida y firme. Elle achoppe sur le moment qui trahira vraiment ce qu'il peut façonner en elle. Les yeux noirs s'assombrissent, et elle se sent happée. Au-dehors, l'orage commence à gronder.
— Je... Désolée, je...
Il l'interrompt en se levant, et elle l'observe, obligée de relever la tête alors qu'il retourne à elle, se positionne près du fauteuil qu'elle occupe, s'adossant au bureau. Il la surplombe. Elle sent son parfum, et c’est une gifle invisible. Son cœur bat trop vite, trop fort : il pourrait lire dans ses yeux ce qu’elle a fait samedi soir en pensant à lui.
— Recommencez.
Sa voix, calme, si calme. Et elle ferme un instant les yeux comme pour bloquer son image qui l'envoûte. Elle retourne au poème, elle replonge dans la sensation. Elle se sent comme une jeune femme jugée, fragile. Et elle hait sa propre fragilité. Ses sourcils se froncent. Elle voudrait rétorquer, mais sa gorge se serre. Les doigts d'Alejandro se posent sur l'ouvrage, tout près des siens, comme pour caresser les mots qui sortiront bientôt d'entre ses lèvres.
— Allez-y. N’étiez-vous pas persuadée que l’incarnation surpassait la structure ? Montrez-le-moi.
Elle se fige et s'entend reprendre, la bouche tremblante, son autre main tordue sur le pan de sa robe. Elle froisse le tissu, une ligne de peau pâle se distingue plus encore. Il la capture du regard comme on saisit un joyau interdit. Ah los vasos del pecho ! Ah los ojos de ausencia ! Ah las rosas del pubis ! Ah tu voz lenta y triste ! Les mots s'étirent entre eux comme des aveux, le timbre de Callian est brûlant. Il se délecte de la rougeur qui descend dans son décolleté comme une vague. C’est lui, désormais, qui lit. Sa voix se mêle à la sienne, profonde, rauque, occupant l'espace : Cuerpo de mujer mía, persistiré en tu gracia. Mi sed, mi ansia sin límite, mi camino indeciso ! Oscuros cauces donde la sed eterna sigue... Sa main se détache lentement du recueil de poésie et il frôle son menton du bout de l'index, l'oblige à relever son visage et à soutenir la faveur de ses yeux. Et elle le souffle, elle l'abjure, les prunelles brillantes d'une émotion qu'il a l'impression de tenir contre sa main. ... y la fatiga sigue, y el dolor infinito.
Une conclusion si parfaite, et alors le ciel perce et verse une pluie qui assombrit la pièce et les plonge dans une douce pénombre. Il retire sa main. Le silence retombe, uniquement troublé par la pluie. Ses doigts gardent l’empreinte de sa peau. Alors seulement, il tranche :
— C’est bien.
Quelque chose en elle se fissure. Cette façon qu'il a de la complimenter l'honore et la répugne dans la même seconde. De quoi sentir un léger vertige. Il s'éloigne quelque peu, et ouvre la fenêtre. On entend le murmure des gouttes de pluie sur les feuilles des arbres. Une lourdeur palpable, une chaleur qui envahit aussitôt la pièce et qui rend plus intense le silence dans lequel elle se retrouve piégée.
— Vous n’oseriez plus soutenir, n’est-ce pas, que la construction ne porte pas l’intensité même que vous venez d’incarner ?
Il en parle comme un clinicien, si fier de sa petite expérience. Ses doigts se crispent sur l’accoudoir, son souffle est encore trop court. Mais elle redresse le menton, masque fragile de la superbe qu'il a cherché à lui arracher.
— Je n’ai jamais dit le contraire. Je crois seulement que les mots, et ce qu’ils ravivent en nous, forment une alchimie plus puissante que n’importe quelle structure.
Il fait volte-face, et ne lui répond pas, laissant en suspens leur désaccord. Il a eu ce qu'il voulait, il a vu l'effet que sa proximité pouvait déclencher, ce que les mots même savaient déployer en elle. Créature d'instincts et de sensations. Ce qu'il pourrait faire d'elle s'il le souhaitait... Est-ce seulement son imagination qui le pare de ce masque de prédateur au moment où un éclair zèbre le ciel et son visage ? Ses rêves inavouables portent la même lueur d’argent, fine lame qu’on glisse sous la peau pour la sentir frémir. Elle croise ses jambes, dévoilant sa peau avec un calme volontaire. Il regarde. Pris au piège, aussitôt. Ses yeux se durcissent, comme s’il se punissait déjà d’avoir cédé à l'appel.
— Nous en resterons là pour ce soir, mademoiselle Amnell.
Il se redresse, fait un pas en arrière et désigne la porte sans autre forme de procès. Elle rougit comme frappée, ramasse ses affaires à la hâte et quitte la pièce sans un mot. La porte claque doucement. La solitude le happe aussitôt. Alejandro ferme les yeux. Ses paupières battent encore de l’écho de ses mots, de l’image de sa bouche s’ouvrant sur le verbe puis se taisant, chaque silence vibrant comme une prière qu’il n’aurait jamais dû écouter.
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