Chapitre 46

3 minutes de lecture

La journée déroula son écheveau de routes. La licorne, le corps douloureux mais le sabot sûr, trottinait derrière le chasseur sans demander de pause. Ils approchaient d'une ville fortifiée ; les badauds et les bœufs, autour d'eux, ne cessaient de se montrer plus nombreux et encombraient le pavé usé par la pluie et brisé par les roues des charrettes. Des fratries d'enfants entières gambadaient entre les véhicules, volaient des fruits, proposaient des paniers tressés par leurs grands-mères ; des ânes têtus ne cessaient de rendre la cohue plus chaotique encore. Les charretiers hurlaient des chapelets d'injures tout au long de la voie, se crachaient les uns sur les autres lorsque par miracle ils parvenaient à se doubler ; Alban, bien qu'à pied, n'était pas en reste et tançait vertement chaque être qui osait se mettre en travers de son chemin. Iluth se rendit vite compte qu'en acceptant de promener de stupides petits enfants sur son dos, elle pouvait gagner des pommes et des poires juteuses ; alors, le temps d'un tournant ou d'un guet, elle trottait en tirant la langue, l'échine couverte de bambins à peine capables de marcher. Puis ils la gavaient de fruits et, en guise de revanche, elle leur mordait cruellement les fesses avant de s'enfuir comme une ombre. Alban, mortifié, se carapatait avec elle dès lors que les parents se mettaient à chercher le maître de la bête mal élevée.

– Ta gourmandise nous perdra tous les deux, imbécile de chèvre !


À midi, le temps se rafraîchit soudain et, portés par une bise glacée, des myriades de flocons se mirent à valser tout autour d'eux.

Les jarrets mordus de froid, le museau engourdi et les yeux blessés par le vent, Iluth découvrit le véritable visage de l'hiver. Emmitouflé dans une grande étoffe qui lui remontait jusqu'aux yeux, Alban vérifia d'un regard qu'elle le suivait bien malgré les bourrasques, puis poursuivit sa route sans un mot. Autour d'eux, les herbes se couchaient sous la colère du ciel, les charrettes s'arrêtaient une à une au bord de la voie, se bâchaient de tissus et de draps. Les insultes disparurent sous le silence de la neige qui, douce et flottante, déposait sa caresse marbrée sur tout le paysage.

Iluth et Alban dépassèrent lentement ces camps improvisés à la va-vite ; ils se retrouvèrent bientôt seuls, plongés dans les rafales floconneuses. Les paupières papillonnantes, la peau transie sous son pelage trop ras, la licorne ne pensa même pas à ralentir la cadence. À chaque pas, sous le choc des pavés durs, la douleur éclatait dans ses sabots gelés et remontait dans tous ses membres en ébranlant ses os. Quant à son nez et ses oreilles, ils devinrent très vite tout à fait insensibles. Ils auraient bien pu se décrocher et s'échouer derrière elle, dans le linceul blanc qui saupoudrait la voie, elle n'en aurait jamais rien su.

Elle ne gémit pas, ne se plaignit pas une seule fois. Elle savait qu'Alban, dont la silhouette bravait les éléments devant elle, ne comptait pas s'arrêter. Et il était hors de question qu'elle le force à le faire.

Moins d'une heure après, la licorne ne sentait plus son dos, ni aucun de ses membres ; son esprit s'était retranché dans sa tête, il occupait sa seule cervelle et la coupait du monde. Son regard d'or, aussi fixe et vitreux que du verre teinté, était planté dans la nuque d'Alban recouverte de tissu.

– Je t'aurai, marmonnait-elle sans fin. Je t'aurai. Tu seras à moi, complètement à moi. Tu te soucieras enfin de moi. Tu seras aux petits soins pour moi…

Plus tard encore, alors que la neige avait cessé et que le froid ne cessait de s'intensifier, alors que le corps d'Iluth était sur le point de s'écrouler, Alban se retourna vers elle et la laissa venir à sa hauteur. Il s'accroupit et, sans dire un seul mot, referma ses grandes mains sur son museau. Elles étaient chaudes, si chaudes ! Tremblant de tous ses membres, la licorne le laissa rendre vie à ses naseaux violacés par le froid. Elle accrocha son regard au sien. Le visage du jeune homme disparaissait derrière l'étoffe grossière qui le protégeait du vent ; mais ses yeux en amande étaient légèrement plissés et Iluth vit son sourire aussi clairement que s'il était à l'air libre.

– Courage, ma belle, dit-il avant de tapoter la touffe hirsute qui lui tenait lieu de frange. On établira le camp bientôt.

Il retira son écharpe de fortune pour lui en faire cadeau. La succube, surprise, se retrouva transformée en un gros paquet de drap. Elle huma longuement ce rempart doux et chaud qui la protégeait du vent ; plein d'odeurs y étaient incrustées. Celles de la peau d'Alban. Celui-ci se releva dans les froissements de sa cape noire et, dans un signe paisible, l'encouragea à reprendre la route.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0