Chapitre 51

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Cela ne dura qu'une seconde, une seconde pendant laquelle elle scrutait ailleurs ; leurs regards n'auraient jamais dû se croiser, mais en sentant le poids de son attention dans son dos, elle s'était retournée par réflexe. Ce n'était pas là l'expression qu'arborait habituellement Alban. Comme toujours, il la toisait sans mot dire, le menton haut ; mais un éclat étrange brillait dans ses prunelles et Iluth avait eu le temps de voir ses yeux remonter le long de son dos avant de venir croiser les siens. Elle était certaine, absolument certaine, que ce que l'homme avait fixé ainsi n'était autre que sa taille mince, ses hanches pointues, ou même la croupe rebondie que l'humaine arborait.

Il soutint son regard sans rien dire, puis son demi-sourire goguenard éclot sur ses lèvres. Il détourna les yeux comme si rien ne s'était passé.

Mais Iluth avait tout vu. Et mieux encore : lui avait vu qu'elle avait vu.

À cette pensée, une joie immense naquit dans le cœur de la succube et embrasa tout son être dans des battements brûlants. Elle n'aurait pas besoin de faire naître le désir en lui. Juste de souffler sur la braise naissante, de l'aider à se développer.

Le jeu commença à cet instant crucial. Nul n'aurait su dire qui était le chat, qui était la souris. Alban en était sans doute inconscient ; il s'y prêtait malgré lui, poussé par cet instinct de mâle auquel il n'avait jamais laissé libre cours.

La succube décida de ne plus toucher au corps de la jeune fille et, petit à petit, la fit paraître à son avantage. Elle revenait enfin, dans un bonheur sans pareil, à ce qu'elle savait si bien faire. Séduire. Corrompre. Dans la délicatesse la plus subtile et les faux-semblants les plus bruts. Telle une marionnettiste, elle penchait la tête de la fausse Iluth, enroulait distraitement une mèche autour de ses doigts, rendait son pas gracieux dans le roulis de ses hanches ; et dans ses éclats de rire, elle plissait tout son visage comme un petit feu de joie, illuminait ses grands yeux, faisait rougir ses joues douces et rondes pour y attirer des baisers.

Pâle et digne, Alban ne savait réagir à ces avances secrètes. Parfois il les ignorait, parfois il lançait une raillerie agressive, comme un soldat attaqué lance une flèche hasardeuse au-delà de ses murailles ; parfois il riait dans un aboiement bref, ou levait les yeux vers le ciel dans une bordée de jurons.

Iluth, consciente qu'elle devait cependant rester la petite bestiole maladroite à la langue bien pendue, le remettait vite dans le droit chemin en l'aidant d'une ou deux répliques bien senties ; alors la complicité et l'habitude reprenaient le dessus, et ils recommençaient à s'écharper comme deux charretiers mal lunés. Tout était affaire de mesure, d'équilibre. La succube se sentait danser sur le fil du rasoir chaque fois qu'elle se lançait dans une mimique de charme. Elle connaissait trop bien Alban pour se croire en terrain conquis ; c'était un homme casanier, sombre et surtout craintif, un fauve très vite acculé et prêt à mordre quiconque osait lui tendre la main. Petit à petit, à force de taquineries, d'éclats de rire et de moues grotesques, elle œuvra à le mettre en confiance, à paver lentement le chemin qui allait le mener vers elle. Elle lui imposait sa chair tendre et halée, ses formes discrètes et si douces, son ventre chaud et ses cuisses galbées ; puis elle lui rappelait, d'une grimace absurde et cocasse, qu'elle restait cette petite chose ridicule, cette Iluth qu'il connaissait si bien.

De fil en aiguille, nuit après nuit, elle perfectionna son art et apprit à jouer de mieux en mieux de ce corps qu'elle avait trouvé si laid. Dans une maestria sans égale, le moindre de ses défauts, de son nez pointu à ses cheveux hirsutes, de sa peau grêlée à l'arc trop rond de ses yeux, de ses cernes mauves à ses seins si menus, devenait une arme pour séduire cet homme taciturne.

Le sommeil d'Alban devint de moins en moins paisible, mais cette fois, nul cauchemar n'était en cause. Faussement endormie sous ses longs cils blancs, Iluth l'observait se réveiller plusieurs fois par nuit. Humide de sueur, l'esprit fiévreux, l'homme se redressait en sursaut puis soulevait sa couverture d'un geste vif ; un juron lui échappait devant la vision, toujours identique, de ses braies gonflées par son désir. La succube savait exactement ce qui se tramait sous son crâne. Tout ceci n'était pas que dans ses rêves ; son corps réel, lui aussi, en subissait les conséquences. Alban en était profondément atterré. Il rabattait la couverture, jetait un coup d'œil empli de désespoir vers la licorne roulée en boule dans sa cape noire. Puis il s'étendait à nouveau, avant de cacher son visage dans ses mains. Il respirait longuement, profondément, relâchait sa terreur dans de longs souffles tremblants. Puis, petit à petit, il glissait à nouveau dans un sommeil agité ; Iluth l'y rejoignait dans une étincelle enthousiaste et, quelques heures après, la même scène se reproduisait.

La démone jubilait.

Enfin, elle le dévorait tout autant qu'il la dévorait.

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