Chapitre 55

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– Du gibier ? dit-il simplement.

– Ouais, du gibier. T'as déjà compris, pas vrai ?

L'homme puissant – une boule de nerfs et de muscles, mais qu'Alban dépassait presque d'une tête – se gratta la nuque avec la pointe de sa lame.

– Ici, c'est chasse gardée. La campagne est à nous et les bestioles avec elle. Et toi, tu passes comme si de rien n'était, tu prends nos lièvres et nos faisans, et tu viens les vendre dans notre marché ?

– J'ignorais qu'il fallait un permis pour chasser dans le coin.

L'ironie acerbe d'Alban fit plisser les paupières de son vis-à-vis ; celui-ci reprit sa posture défensive, un rien plus tendu.

– C'est comme ça, c'est notre territoire. Tu crois qu'il y a assez pour tout le monde, que les voisins peuvent se permettre de nous voler au nez ? Ça passe pour cette fois, on va dire que tu savais pas. File-nous les lièvres et déguerpis vite fait, on fermera les yeux. On dira aux autres de pas te tomber sur la couenne.

Iluth ne s'était pas trompée. Il s'agissait bel et bien d'une bande de chats errants en train de défendre son quartier de viande.

Donne-leur les lièvres. Tu en as déjà vendu assez. Et de toute manière, tu avais prévu de partir après le marché.

– Les autres ? rétorqua Alban. C'est une guilde, votre affaire, ou bien ?

Le mépris ressurgissait dans sa voix. Iluth mordit ses joues rebondies. Qu'est-ce qu'il fabriquait ? Ils étaient peut-être des dizaines de chasseurs à arpenter la ville.

Satisfait, le chef se tapota la tempe du bout de sa lame.

– Tout à fait, gamin. Une guilde, c'est plus efficace, mieux organisé, et surtout… plus pratique pour surveiller les voleurs, comme toi. Faut vivre avec son temps. Les chasseurs solitaires, ça marche plus depuis des lustres. Viens pas nous mettre le bazar là-dedans, on est bien rodés. Quoique, si tu veux nous rejoindre… y'a toujours des places à prendre, et puis t'as l'air d'être costaud.

Un rictus apparut sur le visage d'Alban.

– Pas de chance pour vous, je suis un chasseur solitaire, moi. Et il est hors de question que je me fasse expulser de cette ville par une meute de chiens mal dressés.

Il tapota sa ceinture, puis referma sa cape.

– Je garde mes lièvres, c'est moi qui les ai tués. Je n'aime pas les charognards qui viennent tirer sur les restes. Je quitte la ville dans moins d'une heure, alors faites profil bas jusque-là.

Les quatre chasseurs se hérissèrent littéralement face à ses mots pleins de morgue. Leur chef siffla et tous se mirent en garde.

– Je te déconseille de nous insulter, petit, et évite de nous tenir tête aussi. Sinon trente chiens mal dressés vont bientôt te tomber sur le râble, et crois-moi, même avec ton espadon de soldat, t'auras du mal à t'en défaire. On n'a pas beaucoup de règles, mais elles sont claires. Alors donne-nous ce gibier et dégage de là.

Alban joua distraitement avec sa lame, accrochant les rayons du soleil ; mais Iluth vit très bien que cela n'était qu'une diversion. En réalité, il basculait lentement le poids de son corps pour venir se mettre en appui sur sa jambe d'attaque.

Mais qu'est-ce qu'il fait, par les cornes d'Asmodée ? Crétin ! Imbécile de bellâtre !

Crispée par l'angoisse qui la prenait aux tripes, la licorne laissa sa tête à découvert une seconde de trop.

Les yeux d'Alban se posèrent sur elle.

Il se figea une minuscule seconde, interrompant ses gestes, mais les chasseurs face à lui étaient de vieux molosses aguerris et ce fut suffisant pour qu'ils se jettent sur leur proie.

Sauf leur chef. Celui-ci avait vu où le jeune homme avait porté son regard.

À l'instant où les trois autres engagèrent le combat avec Alban, il fit volte-face et bondit vers Iluth.

La surprise miroita dans ses prunelles lorsqu'il la découvrit, bestiole étrange tapie derrière sa marche de pierre, mais cela ne l'empêcha pas de refermer son poing sur sa crinière tressée.

La licorne couina lorsqu'il la traîna vers lui, la soulevant presque du sol comme si elle n'était qu'un gros chien. La peur éclata dans sa cage thoracique et elle se débattit comme un beau diable. Si seulement ses crins avaient été libres et hirsutes comme à leur habitude ! La prise aurait été moins belle. Elle allait réussir à se dégager lorsque l'humain crocheta l'une de ses oreilles d'une main vive, puis la tordit de toutes ses forces. Iluth rugit. Les tempes irradiées de douleur, elle tituba à sa suite sans plus chercher à se débattre. Ses cartilages fragiles cèderaient au moindre faux-pas. Cet homme connaissait les caprins ; il savait comment les mater.

Là-bas, Alban se défendait sans aucune difficulté ; ses gestes étaient fluides, instinctifs, forgés par l'habitude. Les chasseurs auraient dû réaliser, avant d'engager le combat, que ses manières indiquaient tout autant le mercenaire, le tueur, que le giboyeur. Il avait déjà désarmé deux de ses assaillants, leur avait fait sauter leur arme des mains d'un seul coup de lame. Il était sur le point d'en égorger un lorsque le chef lui lança d'une voix calme :

– Dis-moi, l'étranger, ça t'appartient, ça ? On t'a vu avec au marché.

Il brandit son trophée, forçant Iluth à se dresser sur les jarrets pour éviter qu'il ne lui brise l'oreille. Vacillante, le sang battant violemment à ses tempes, elle couina à nouveau en serrant les dents. Des larmes perlèrent au coin de ses yeux.

– Lâche-la, enflure ! cingla la voix d'Alban.

Dansant sur ses sabots instables, la licorne tordit son cou déjà mis au supplice et réussit à apercevoir le visage du jeune homme, au travers du voile humide qui lui engluait les paupières. Les yeux d'Alban étaient plein de rage, et la peur – la vraie – crispait les traits de son visage.

Au dessus d'elle, le chasseur comprit qu'il avait ferré le bon poisson. Il avait trouvé une brèche, or l'homme face à lui ne devait pas en avoir beaucoup. Alors il s'y engouffra.

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