Chapitre 65

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Ils passèrent plusieurs jours dans l'étable. Alban dormait beaucoup. La succube, torturée entre l'envie d'aller le séduire au cœur de ses rêves et la peur d'entraver son rétablissement, choisit la voie de la sagesse et le laissa en paix. Cette décision étrange la démangeait comme une piqûre d'insecte, la frustrait chaque fois qu'elle observait l'homme respirer calmement. Elle ne l'avait que rarement vu dormir en pleine lumière. Ses traits se détendaient alors, les rides soucieuses qui ombraient son front s'évanouissaient et soudain, dans cette moitié de visage ombrée d'une barbe légère, elle voyait clairement le bel adolescent qu'il avait été lorsqu'Asmodée avait triomphé de son père. Une fois, elle n'y tint plus ; sous le regard du chat, qui voyait les esprits aussi clairement que les corps, elle s'extirpa de la licorne et alla caresser sa peau halée. Elle suivit la courbe de son sourcil brun, effleura sa pommette et sa joue ; elle osa même, d'un geste hésitant, caresser ses lèvres gercées par l'hiver. Sa main changeante, scintillante d'un millier de plumes, d'écailles et de peaux différentes, aussi translucide et légère que la brise, s'égara ensuite sur les marques fripées de ses brûlures. Une curieuse tendresse lui monta à la gorge et, dans un geste aussi vif et coupable que des aveux, elle déposa un baiser sur sa paupière et un autre sur ses lèvres.

Puis, toute entière consumée par le monde terrestre, elle se précipita dans le corps de la licorne ; celui-ci s'arqua douloureusement, poussant un gémissement hors de ses tripes. Cloîtrée dans sa prison de chair, elle y rumina ses pensées désordonnées. Le chat, assis près d'Alban, la regardait.

– Qu'est-ce que j'ai fait ? lui demanda-t-elle.

Quelque chose lui tordit soudain les tripes, comme une nausée triste que son corps aurait eu besoin d'expulser. Le félin cligna doucement ses grands yeux couleur de soufre, sans répondre. Puis, voyant une larme couler le long de la joue de la licorne, il trottina vers elle. Iluth sentit une énorme boule chaude lui obstruer la gorge. Le souffle coupé, elle se plia en deux et étouffa d'irrépressibles sanglots dans le pelage noir du félin. C'était comme si une trop grande émotion venait de lui de compresser le cœur, avant de déborder de ses yeux dans un étrange épanchement liquide. Cela n'avait pas de sens.

La journée passa et Iluth, convaincue que son corps de licorne avait eu quelque faiblesse passagère, choisit d'oublier cette troublante débauche de larmes. L'émotion avait disparu ; la succube l'avait ravalée très vite, comme une glaire infâme, décidée à ne plus jamais la laisser sortir. Une telle faiblesse n'avait rien à faire dans une âme démoniaque. Elle n'était bonne que pour les humains.

Alban reprenait des forces à vue d'œil ; bientôt il fut assez vif pour râler, jurer, et tenter d'arracher ses bandages trop envahissants selon lui. Il eut faim très vite ; toutes les provisions durement achetées passèrent dans son appétit monstrueux et il regarda d'un œil jaloux le petit chat qui était capable, lui, d'attraper des souris.

Il fit bientôt comprendre à Iluth, d'une œillade guère discrète, qu'il escomptait bien la voir dans ses prochains rêves.

Et elle détesta l'espoir et l'appréhension qui, à cet instant, embrasèrent tout son corps dans une vague brûlante. Elle se raccrocha à son désir, qu'elle connaissait si bien, qui la rassurait ; il était bien là, mais il s'effaçait presque sous cette poussée nouvelle. Les étranges sanglots lui revinrent en mémoire, mais elle les chassa bien vite.

À la nuit tombée, alors qu'un Alban de plus en plus énervé à l'idée d'être coincé dans cette maudite étable glissait enfin dans les méandres du sommeil, elle se blottit contre lui et, enfin, s'infiltra à l'intérieur de son crâne.

Cela faisait si longtemps !

Elle retrouva avec bonheur le ciel noir piqueté d'étoiles, la lune blafarde et les montagnes sombres du passé d'Alban. Une simple impulsion lui suffit pour emprunter le petit corps délié de la fausse Iluth, désormais connu par cœur. Face à elle, Alban attendait dans l'obscurité. Leurs regards se trouvèrent, s'entremêlèrent ; d'un pas leste, mais chargé d'une appréhension inhabituelle, elle marcha vers lui.

Elle s'en rendit compte trop tard, mais ce n'était pas Alban.

Au fur et à mesure de ses pas, la peau de l'homme se muait en cuir ; son torse emmailloté de bandages n'était plus que paille grossièrement ficelée, son visage devenait simulacre de chanvre, sac de tissu traversé de coutures boursouflées.

C'était un épouvantail ravagé par le temps.

Le cœur battant à tout rompre, Iluth recula lentement. Le silence régnait autour d'elle ; ses pas laissaient des empreintes claires dans l'étendue noire qu'elle piétinait.

– Alban ?

– Iluth ! Iluth !

Il était là, surgi des ténèbres par surprise. Il courait vers elle. Iluth, hésitante comme un animal traqué, dût remonter jusqu'à ses prunelles pour être bien sûre qu'il s'agissait de lui. Elles étaient sombres, emplies d'un désir si violent qu'elle manqua défaillir. C'était bien lui. Pourtant sa peau était dépourvue de la moindre cicatrice, de la moindre séquelle. Et son visage… son visage était celui de l'homme qu'il serait devenu s'il n'avait pas juré, par le fer et le feu, de ne jamais succomber aux femmes. Il était entier, la peau halée, les sourcils insolents et le menton orgueilleux. C'était Alban dans ce qu'il avait de plus beau, de plus pur, débarrassé de ses peurs et de ses sévices, de ses cauchemars et de sa rage. C'était Alban, sans être tout à fait lui.

Il l'entoura de ses bras, la pressa contre lui comme s'il voulait garder l'empreinte de son corps au creux du sien. Iluth en resta toute hébétée, le souffle coupé, la peau hérissée d'un frisson de plaisir. Il était enfin contre elle. Il la serrait contre lui. Sans y croire encore, elle joignit ses mains d'humaine derrière sa nuque dépourvue de balafres et lui rendit son étreinte. Tout contre ses seins, à l'intérieur de son torse à lui, elle sentait battre le cœur de l'homme aussi violemment que le sien.

– Merci, murmura-t-il dans ses cheveux. Merci.

Il se tendit contre elle, presque imperceptiblement. Un désir incandescent inonda Iluth. Soudain moites, ses mains descendirent sur les épaules d'Alban et s'y crispèrent pour lui intimer de venir plus près, encore plus près, de presser son bassin contre le sien et de poser ses lèvres dans son cou brûlant.

Tu es à moi, pensa-t-elle dans un frisson d'extase lorsqu'il la força, les mains dans le creux de ses reins, à se cambrer davantage contre lui. Tu es enfin à moi.

Elle leva le menton pour croiser son regard ; leurs souffles hachés se mêlèrent enfin.

Et soudain, quelque chose d'invisible se brisa dans les yeux d'Alban, fissurant ses iris et étoilant ses prunelles.

Abasourdie, Iluth vit la peau de son visage onduler lourdement, se déchirer dans une lutte intérieure ; sous les doigts de la jeune fille, ses épaules se boursouflèrent, se rapiécèrent en de longs sillons rosâtres. Bientôt, les dizaines de cicatrices qu'elle connaissait par cœur avaient refait surface. Cet Alban-là était celui qu'elle connaissait. Le pli de sa lèvre orgueilleuse, la dureté dans son regard... Toute la douceur qui sous-tendait sa carcasse, un instant auparavant, s'était évanouie. Comme si elle n'avait jamais existé.

– Non ! gémit Iluth. Non, non !

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