Chapitre 69

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Il s'avéra vite que l'enfant savait parler, ou du moins, qu'il en était tout à fait capable lorsque l'envie lui en prenait. Après l'avoir interrogé des heures sur sa famille, le lieu d'où il était venu, ou encore ce qu'il avait bien pu lui arriver, Alban et Iluth n'entendirent sa voix que lorsque ce fut lui, bon prince, qui commença à les questionner.

– Pourquoi tu as un aussi gros nez ?

L'homme, grognant sous le poids de ses paquetages, faillit s'arrêter sous le coup de la surprise. Monté sur une Iluth de plus en plus épuisée, le petit levait ses yeux clairs et candides vers lui.

– Baste ! Voilà que tu parles enfin, le mioche !

Les mots exacts de l'enfant lui vinrent enfin à la cervelle. Il se drapa dans une dignité malheureusement inexistante, avant de maugréer :

– Mon nez est d'une taille normale pour un homme de mon âge, maudit chiourme. Je te l'accorde, c'est autre chose que la petite chiure de mouche qui se vautre au milieu de ta figure.

Iluth gloussait tant qu'elle crut que ses côtes allaient se transformer en soufflets. Le gamin tressautait sur son échine ; il entrelaça ses petits doigts dans sa crinière afin de ne pas tomber.

– D'accord, dit-il de son timbre cristallin. Et elle alors, pourquoi elle a un aussi gros derrière ?

Iluth cessa de rire.

– Ah, voilà une excellente question, rebondit le chasseur avec un grand sourire qu'elle ne lui avait jamais vu. Dis-nous, Iluth, pourquoi as-tu un aussi gros derrière ?

La licorne éjecta le gosse d'une ruade qui l'envoya rouler dans la boue, puis trotta plus loin pour prendre de l'avance.

– Malappris ! Je ne vous permets pas.

Elle entendit le chasseur claquer de la langue derrière elle, juste avant que les pleurs de l'enfant ne retentissent entre les arbres.

– Tu viens de me le salir, après tout le mal que je me suis donné pour le laver un peu… Regarde, il est plein de fange !

Tout à la fois rieuse et mécontente, euphorique mais aussi méprisante envers elle-même de se voir plaisanter ainsi avec des humains, elle garda son avance sans oser les rejoindre. Jusqu'au soir, elle leur préféra la compagnie du chat, qui avait au moins le bon goût de se taire.

Deux jours plus tard, ils parvinrent enfin à la ville fortifiée dont le seigneur avait mandé les services d'Alban. La fin du voyage s'était déroulée sans accroc ; le gamin, effrayé mais aussi fasciné par Alban, s'était tenu à carreau et avait refusé de parler davantage, hormis pour réclamer à manger ou poser quelques autres questions d'enfant. Il dormait très peu ; à sa décharge, le sol tour à tour dur et bourbeux de la forêt n'était pas le meilleur lit qu'il avait dû connaître. Iluth n'aimait pas sa manière de les fixer pendant la nuit. Roulé en boule non loin d'eux, le petit voyait tout. Il voyait Alban émerger de ses rêves avec le désir aux tripes, remuer avec agitation afin de trouver le sommeil à nouveau, s'endormir enfin ; il voyait Iluth se réveiller à son tour et couver le chasseur du regard, ses iris soufrés scintillant dans le noir.

Nul cauchemar notable n'était venu déranger la succube et l'homme dans leur petit jeu du chat et de la souris, sauf un. Un fragment étrange pendant lequel Iluth, incarnée dans son corps de licorne, était enchaînée dans un marché piaillant de voix. Autour d'elle, des dizaines de quadrupèdes identiques, jusqu'aux yeux d'or et à leur totale absence de corne, attendaient paisiblement un acheteur potentiel. Alban était sorti de la foule. Pendant des heures – tout au plus quelques minutes, en réalité – il avait arpenté le parvis du marché et traversé le troupeau au pelage d'argent.

Il la cherchait.

Immobile et muette, perdue dans la masse douce et bouclée, la succube ne parvenait pas à faire un geste.

Alors qu'il était sur le point de déclarer forfait, le chasseur avait paru hésiter. Il avait glissé les doigts à la commissure des lèvres d'une bête, soulevant sa chair baveuse sur ses dents blanches et plates d'herbivore. Puis il avait poursuivi sa recherche, étudiant les râteliers de chaque animal, jusqu'à parvenir à la véritable Iluth. Sa main avait erré le long de sa tête fine, provoquant un frisson de plaisir et de crainte mêlés. Puis il avait étiré sa bouche, comme il l'avait fait pour des dizaines d'autres. De longs crocs dentelés étaient apparus. Des morceaux de nerfs ensanglantés, de peau humaine et de muscles déchirés y étaient coincés, lui chatouillant les gencives ; des esquilles d'os dardaient leurs pointes agressives vers le chasseur qui venait de les faire apparaître au grand jour.

Alban avait lâché sa lèvre supérieure, comme si de rien n'était, la laissant cacher ce cimetière miniature ; puis il avait décrété d'une voix claire, qui n'était destinée qu'à personne d'autre qu'à lui : « C'est elle. C'est elle que je veux. »

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