Chapitre 75

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Le chasseur passa les jours suivants à arpenter la forêt, à interroger les sinistrés et à suivre les mâchoires menaçantes des falaises.

Iluth insista pour l'accompagner, mais il ne voulait pas d'elle.

L'euphorie de leur arrivée s'était vite dissipée ; il était redevenu aussi taciturne et renfrogné qu'avant leur altercation avec la guilde de chasseurs. Plus le gamin, le chat et la licorne l'entouraient de leur présence, plus il se recroquevillait en lui-même, caché derrière son visage hautain. Il rentrait la nuit, bien après que les deux petits se soient endormis, afin de partager son lit et ses rêves avec Iluth ; mais à l'aube, il s'en allait déjà en leur laissant quelques victuailles et c'était à la succube, tant bien que mal, de s'occuper des deux larrons toute la journée durant.

Mais s'il n'y avait eu que cela, la démone n'aurait pas eu l'esprit aussi alarmé.

Chaque soir, le jeune homme rentrait un peu plus épuisé, les traits un peu plus hâves. Il mangeait peu, elle le sentait à ses côtes râpeuses lorsqu'elle se blottissait contre lui. Ses blessures se refermaient mal ; sans suppurer encore, elles laissaient des empreintes humides sur les draps au matin. Le sommeil le fuyait. Nul songe ne lui apportait plus le repos. Il se réveillait sans cesse la nuit, s'extirpait de leurs retrouvailles et de leurs épopées dantesques, se débattait comme un forcené dans les draps. Il buvait une gorgée d'eau, éperdu, veillait une heure ou deux en fixant l'obscurité de la chambre, avant de se recoucher en désespoir de cause.

Iluth finit par comprendre qu'ils avaient franchi une ligne de non-retour. À présent, Alban craignait le sommeil et les rêves qu'il lui apportait, tout autant qu'il les désirait ardemment.

Son envie de la succube était intacte, plus forte que jamais ; bien trop forte pour cet homme hanté. Il ne s'abandonna plus aux bras de sa compagne. Il refusait de la toucher, esquivait ses étreintes, alors même que son inconscient les collait l'un à l'autre, les liait ensemble par des faisceaux de toile d'araignées ou de chaînes. Dès la deuxième nuit, l'esprit d'Alban se mit à la dédoubler étrangement. La véritable Iluth se hérissait d'épines, comme un hérisson qui blessait le chasseur au moindre contact, tandis qu'un sosie plus beau, plus gracieux et plus sensuel qu'elle ne l'avait jamais été le narguait de-ci de-là, à travers les voiles ondoyants de ses songes. Telle une illusion qu'il ne parvenait jamais à attraper.

La démone ne l'avait jamais vu ainsi. Fébrile, déchiré, plongé jusqu'au cou dans des contradictions de plus en plus absurdes. Il devenait fou, et cette folie se répercutait sur sa santé déjà bien malmenée. Au bout du cinquième jour, elle prit peur.

– Et si je cessais d'entrer dans tes rêves ? proposa-t-elle dans un murmure lorsqu'il vint se rouler en boule près d'elle.

D'ordinaire, le chasseur dormait sur le flanc ou sur le dos ; mais depuis leur arrivée dans cette maudite ville, il se repliait chaque nuit davantage sur lui-même.

Un long silence succéda à ses quelques mots.

– Pourquoi ? répondit-il enfin, sur le même ton.

– Tu ne dors presque plus, tu tournes comme un loup en cage avant de venir te coucher. On dirait que tu crains ce lit tout autant que les mâchoires d'un molosse !

– Et ?

Elle retint son souffle une seconde. Elle allait devoir se montrer fine. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas manipulé Alban qu'elle se demanda si elle en était encore capable.

– Avant, c'était tout l'inverse. Je rendais ton sommeil plus doux et plus profond. Mais à présent… (Elle marqua une hésitation volontairement inquiète.) Je ne sais pas… quelque chose a changé. Regarde-toi ! Tu ruisselles de sueur, tu te débats dans nos rêves comme dans tes anciens cauchemars.

Alban cligna des yeux ; ils étaient injectés de sang et brillaient dans la pénombre. L'excellente vision nocturne de la démone ne lui permettait pas d'ignorer ses traits fatigués et ses grands cernes.

– Ce n'est pas de ta faute. Ça n'a rien à voir, fais-moi confiance.

Les oreilles pointues de la licorne tressaillirent.

Mensonges !

Jamais il n'avait utilisé de tels mots. Jamais il n'avait eu à demander sa confiance, et pour cause : il avait pour habitude de la lui arracher, sans effort ni précaution. Sans même s'en soucier.

– Pourquoi est-ce que tu me mens ?

Elle attendit une réponse. En vain. Il avait fermé les yeux, écrasé par l'épuisement.

– Je ne viendrai plus, décida-t-elle. Au moins jusqu'à ce que tes blessures soient complètement guéries, et que tu cesses d'avoir cette figure de damné.

– Ne dis pas n'importe quoi ! fulmina-t-il soudain en rouvrant les paupières.

Il lui attrapa brutalement la tête, serrant son chanfrein à le briser. Son poing était gainé d'acier, il n'avait rien perdu de sa force. Ce constat rassura profondément la démone, malgré la douleur provoquée par cet étau.

– Je te dis que cela n'a rien à voir. Cesse de faire ta mijaurée, imbécile de puterelle ! Ne m'abandonne pas ainsi.

– Mais les piquants de hérisson ? Tes… tes rejets incessants ? On dirait que tu ne veux plus de moi. Je ne comprends pas.

La voix plaintive d'Iluth était feinte, mais l'angoisse qu'elle contenait bien réelle. Soudain, elle ne savait plus où finissait le mensonge et commençait la vérité. Ni ce qu'elle devait faire pour arriver à ses fins. Et d'ailleurs, quelles fins ? Continuer d'user Alban jusqu'à l'os, tenter de briser ses barrières et ses dérobades, jusqu'à le tuer d'épuisement ? Ou bien s'avouer vaincue, reculer pour un temps et prendre son mal en patience ? Après avoir pris soin de cet homme pendant si longtemps, le piétiner avec mépris semblait à présent nimbé d'irréel.

– Je veux de toi, murmura-t-il tout contre sa joue soyeuse. C'est juste mon esprit… ou mon corps… qui fait des siennes. Je ne sais plus où j'en suis. Mais tu n'y es pour rien. (Sa voix se durcit.) C'est comme une guerre que je dois mener. Une guerre contre moi-même.

Il y eut un silence.

– Au nom de Dieu, j'en ai assez de tout ça… J'en ai assez... si tu savais comme je suis fatigué de moi !

Le désespoir qui perçait à travers sa voix était si fort qu'un frisson parcourut l'échine de la licorne. Il respirait fort et vite. Elle se demanda, bien qu'aucune effluve ne se dégageât de lui, s'il avait bu afin d'enrayer sa tristesse avant de venir s'échouer sur ce lit.

– Je veux de toi, Iluth. N'en doute jamais.

Son timbre s'imprégna d'une volonté d'airain.

– Je vais régler leur compte à mes démons, aux illusions que me sert ma cervelle, à sa manière de te travestir dans ma tête, à toutes ces chiures qui m'empoisonnent la vie depuis trop longtemps. Tout redeviendra comme avant.

Iluth – et l'emprise pesante qu'elle exerçait sur lui – étaient bien la cause de la déliquescence d'Alban. Cela ne faisait plus aucun doute.

– Tout redeviendra comme avant…

Il finit par sombrer dans le sommeil, en la serrant contre lui avec la possessivité et la naïveté d'un enfant. Elle-même ne put s'endormir qu'après un long, très long moment.

Pauvre fol ! Rien ne redeviendra jamais comme avant.

Elle continuerait de hanter ses songes, puisqu'il l'en implorait éperdument. Il était tout à elle désormais. Bien qu'encore hors d'atteinte, il lui sacrifiait son corps et sa santé. La succube aurait dû ricaner et penser à la fierté de Lilith et d'Asmodée, mais pour la première fois, elle ne savait plus quoi faire d'une proie offerte.

Quoi qu'Iluth désire à présent, quoi qu'elle parvienne à conclure de l'empêtrement de ses pensées, les dés étaient jetés. Et au vu de l'état de cet homme, le jeu toucherait bientôt à sa fin.

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