Chapitre 77

4 minutes de lecture

– J'ai aperçu la bête plusieurs fois. Elle est retorse et très rapide, mais pas particulièrement grande. Elle va se jeter sur eux et moissonner leurs rangs – je l'ai déjà vue à l'œuvre sur des paysans non loin. Leur objectif est de la percer de lances, le plus possible. Quant à moi…

Il posa la main sur son arc, à côté de lui, tendu d'une corde prête à craquer. Iluth s'y connaissait peu en armes, mais il fallait croire qu'Alban avait un certain goût pour les tueuses de monstres d'une taille conséquente. L'objet était immense, d'une élégante facture probablement étrangère. Il dépassait l'homme d'une tête. Le bois d'if, ancien et ciré à de nombreuses reprises, brillait doucement dans la lumière filtrée par les feuillages. Deux têtes de dragon décoraient son milieu.

– Mon but est aussi de l'immobiliser. Et ensuite, pour l'achever, je fais ce que personne n'ose jamais faire. Ce que je vous ai expliqué l'autre jour.

Un désordre de cris et de métal froissé se fit entendre ; ils levèrent tous deux les yeux vers la cohorte de lansquenets. Moissonner, le terme était exact. La créature était véloce, si rapide qu'on ne la voyait guère et que nul n'aurait su dire d'où elle était venue. Elle tourbillonnait entre leurs rangs avec fureur. Ses longs crachats de flammes firent rissoler quelques hommes pris au piège dans leurs armures ; Alban entendit le rire d'Iluth qui semblait manifestement trouver cela très drôle. Ses gloussements de pintade lui arrachèrent une ombre de sourire. Au pied de la falaise, le combat était déjà en passe de se terminer. Des volées de lances et de hallebardes miroitaient en s'abattant sur le râble du dragon. Rugissant de douleur, la bave aux lèvres, celui-ci referma sa longue gueule dentelée sur les derniers survivants et les secoua avec rage, faisant voler leurs membres encore gainés de fer et de tissu.

– Combatif, commenta Alban guère impressionné.

La licorne le regarda poser un genou au sol et encocher une longue flèche barbelée, tendant son arc jusqu'à en faire gémir le bois. Son visage hâve retrouva, l'espace d'un instant, la superbe qu'elle lui connaissait bien. Elle ne l'avait jamais vu se tenir si droit, le dos si large légèrement de trois quarts, les biceps prêts à rompre la peau qui contenait leurs muscles.

Le bas-ventre en feu, elle se détourna et souffla avec peine.

Alban expira dans un souffle posé et ouvrit les doigts.

La flèche immense, aux crochets visqueux de poison, jaillit de leur cachette et fusa vers sa cible. Elle se planta dans l'œil du dragon en un trait si vif qu'il en était invisible. Au hurlement déchirant qu'il poussa, irradié de douleur et tressé d'harmoniques désespérées, la démone comprit qu'il ne serait pas nécessaire de lui arracher le cœur ni de lui ouvrir les tripes.

– Le fol, dit Alban. Il s'est retourné au dernier moment, je n'en espérais pas tant.

Il débandait déjà son arc, sûr de la victoire.

Iluth avala sa salive face à l'agonie du reptile, seul au milieu d'un champ de cadavres réduits en charpie. L'échine hérissée de lances, il se tordait de douleur dans des convulsions répugnantes, se débattait comme un forcené afin de conserver un équilibre de plus en plus précaire. Le poison utilisé par le chasseur, inconnu de la succube, semblait faire son effet.

– Viens.

Alban se leva, laissant là sa cape et son arc, puis sortit des broussailles. Iluth ravala son début de nausée et lui emboîta le pas.

Ils rejoignirent la bête, enjambant les morts, les débris d'armure et les têtes sectionnées. L'herbe empestait le sang et la chair calcinée ; des mouches vrombissaient déjà sur les blessures les plus larges, les obstruant dans un ballet noir et putride dont Alban n'avait cure.

Le reptile presque mort tressautait au milieu de cette nuée grouillante. Son corps était maigre et nerveux, aussi souple que celui d'un serpent, porté par des pattes massives désormais trop faibles pour le soutenir tout entier ; une collerette drapée de peau sinuait le long de son cou, jusqu'à rejoindre les cornes de cerf qui dressaient leurs arabesques à partir de ses tempes. Sa gueule effilée, étroite et chargée de dents en aiguilles, sifflait des imprécations douloureuses qui n'avaient de sens qu'aux oreilles d'Iluth. Son agonie prenait fin. Des insectes se posaient déjà sur ses paupières, buvaient l'humidité du coin de ses yeux. Le monstre tenta de les chasser dans de grands mouvements désordonnés qui ne les effrayèrent pas. Il posa son regard soufré sur le guerrier qui venait de le tuer, puis sur la licorne qui était à ses côtés. L'espace d'un instant, les iris dorés de celle-ci se teintèrent du même jaune verdâtre que les siens. Ses prunelles s'étirèrent en lames de couteau tout aussi mortelles que les siennes. Un fil invisible se tendit entre eux deux, aussi délicat que des mots silencieux.

Avant de se rompre.

Alban se pencha sur la carcasse brûlante qui venait de s'écrouler au sol dans une dernière convulsion, désormais désertée de toute vie. Il en arracha la flèche hérissée de barbelures, une joie mauvaise brillant dans ses yeux froids et fatigués. Un infâme bruit de succion sonna aux oreilles de la licorne, tel un glas, lorsque le métal s'extirpa du crâne écailleux en emportant avec lui l'œil et les nerfs encore embourbés de chair.

– Démon.

L'homme cracha sur la longue tête silencieuse, avant de nettoyer sa flèche à petits coups de poignard.

Iluth se recueillit un instant sur le corps de son frère démoniaque. Elle lut le nom inscrit en lettres invisibles sur chacune de ses écailles, de ses griffes et de ses crocs.

Que Satan t'accueille dans l'étreinte de ses mille bras de néant, Amdusias.

– Bien, reprit Alban, rendu loquace par la satisfaction. Il faut commencer le dépeçage avant que des voleurs et autres charognards ne rappliquent. Le baron ne veut que les bourses et le crâne ; pour le reste, les empailleurs du marché m'en donneront un excellent prix. Et je ne te parle même pas des apothicaires et herboristes de toute sorte !

Un sourire vengeur aux lèvres, il dégaina un coutelas et en inséra la lame dans le ventre du dragon, tranchant aisément les écailles devenues ternes et aussi fragiles que du papier.

La succube se détourna lorsqu'il incisa le cadavre sur toute sa longueur, pour en faire dégorger les tripes dans un entrelacs noirâtre et fumant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0