Chapitre 88

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Ils reprirent la route. Pendant plusieurs jours, ils traversèrent des campagnes asséchées par l'hiver, des landes aux odeurs d'aigue-marine, puis les forêts sombres et douces-amères qui emplissaient tout le ventre du pays. Ils retrouvèrent les villages braillards qu'ils avaient découverts à l'aller, se frayèrent un chemin parmi les attelages de bœufs et croisèrent également de longues caravanes ; celles de seigneurs et de grandes dames qui, dans des sillages de mules chargées de malles et d'étoffes, partaient en hivernage dans un fief au climat plus agréable que le leur.

Ils commencèrent à parler comme avant, à se railler comme avant, presque comme si les douloureuses semaines passées n'avaient été qu'une longue parenthèse obscure. Mais si le chasseur semblait avoir retrouvé goût à la vie – et plus que de raison, si Iluth en croyait la quantité astronomique de vivres qu'il engloutissait chaque jour – la succube ne pouvait passer outre la mort d'Abrahel et celle d'Asmodée. Lorsqu'elle n'était pas affairée à parler avec Alban, suivre Alban, satisfaire le moindre désir d'Alban, de terribles remords la dévoraient toute entière. Lorsque l'homme, par un tour de force qui devenait de plus en plus difficile, réussissait à observer la licorne sans qu'elle ne s'en rende compte de suite, il surprenait un regard terne et des épaules basses, comme recroquevillées pour protéger son cœur. Elle n'était plus venue le rejoindre dans ses rêves depuis la mort de la gamine démoniaque ; il ne lui en parlait pas et ne cherchait pas à la forcer. Il était incapable de prédire sa propre réaction à la vue de l'Iluth humaine. Trop de choses avaient eu lieu.

– Par toutes les putains de la ville-bordel…

– La ville-bordel ? C'est une vraie cité ? s'enquit la succube vivement intéressée par l'idée d'un tel lieu de débauche.

Elle avait bien besoin de prendre dix ou vingt hommes afin de noyer les remords, la frustration et la douleur dans autant d'orgasmes.

– Au nom du Ciel ! siffla le chasseur. Bien sûr que non, c'est une…

Mais tout entier crispé sur son reste de bras gauche, il n'acheva pas sa phrase. Les muscles bandés à se rompre, son unique main compressant le moignon, il semblait souffrir le martyre. Il cracha des chapelets de jurons à travers ses dents serrées.

– Ne fais pas ça, dit simplement Iluth. Souviens-toi de ce qu'a conseillé le chirurgien. Masse doucement.

– Chiure ! éructa-t-il en tentant quelques mouvements compulsifs. Maudite bête, chiure de démon, j'espère que le Diable se repaît de toi…

La démone accusa le coup et, sans mot dire, le laissa supporter seul la souffrance. Elle reporta les yeux sur le feu gracieux et chatoyant qui dansait sur le foyer préparé par Alban. Ils avaient fait halte à la tombée de la nuit, qui advenait bien tôt à cette période de l'année. Les arbres étendaient leurs branches froides et ternes au-dessus de leur tête ; l'humus et les feuilles mortes dégorgeaient leurs effluves douceâtres tout autour d'eux.

La crise de douleur passa enfin et l'homme inspira longuement, tête basculée en arrière et yeux fermés.

– Je le sens encore. Je sens cette saloperie de bras comme s'il était encore là. Quand je… À chaque fois que je… Au moindre geste, je tente d'attraper les objets avec la main que je n'ai plus.

Il regarda le vide devant son moignon, comme il aurait observé son avant-bras disparu.

– C'est terrible, Iluth. Je ne pensais pas que ce serait à ce point.

La licorne hocha la tête en silence, dépourvue d'assez d'empathie pour parvenir à se représenter cet état.

– C'est normal, dit-elle au hasard sans croire une seule seconde que cela l'était réellement. Ça passera avec le temps. C'est comme quand… c'est comme quand tu te mouches et que tu as l'impression d'avoir le nez encore plein, tu vois ?

Il éclata de rire, sans qu'elle comprenne ce qu'il y avait de drôle.

– Tu viens de comparer mon bras gauche à de la morve, idiote de puterelle ! Mais comme je suis bon prince, je n'en prendrai pas ombrage, ne t'inquiète pas.

Une galopade se fit entendre dans les ténèbres et ils tendirent l'oreille ; mais ce n'était que le chat noir et filiforme qui venait leur voler un peu de viande et de chaleur.

– En voilà un qui s'accroche aussi bien qu'une tique, en tout cas, commenta l'homme en lui grattant le menton. Curieux qu'il soit encore là.

– Il nous aime trop pour nous abandonner, ricana la démone.

Elle s'étendit sur le flanc dans un soupir d'aise, au milieu des brindilles et des étincelles. L'éclat du feu diffusait sa douce aura dans son corps endolori.

– Je ne pourrai plus jamais tirer à l'arc, finit par dire Alban.

Iluth souleva une paupière. Perdu dans la contemplation des flammes, le visage d'Alban était nimbé de lumière et d'escarbilles. Un voile douloureux ombrait ses prunelles.

– Et pour ce qui est de se battre à l'épée… murmura-t-il. Manier mon espadon à une main, je l'ai déjà fait. Sauf que je n'ai pas seulement perdu un bras, mais aussi un contrepoids. Je vais devoir réajuster mon équilibre, trouver de nouvelles passes…

Il posa le front sur ses genoux et respira profondément. Iluth le savait ambidextre ; il n'avait guère été difficile de le deviner, en le voyant jongler d'une main à l'autre dans son affrontement contre Asmodée, ou s'aider d'un poignard brandi à gauche en renfort de la grande lame. Il lui fallait repenser tous ses déplacements, remettre en question les habitudes prises et les tactiques développées depuis une décennie.

– Mais tu pourras toujours chasser.

– Chasser ? C'est exactement le même problème. Il ne me reste plus que les collets et les pièges, grogna-t-il.

– Et le lancer de couteaux.

– Et le lancer de couteaux.

– Tu es excellent au lancer de couteau. Je t'ai déjà vu atteindre l'œil d'un lièvre à presque dix mètres.

– Coup de chance !

– C'est ce que tu dis toujours.

Heureuse d'avoir réussi à lui arracher un sourire, la licorne se roula davantage en boule.

– Peu importe ton handicap. Je suis sûre que tu n'as pas perdu la main pour autant.

Il y eut un silence.

– Enfin si, en fait… Je veux dire… euh… Je suis sûre que… bref, tu m'as comprise… Il t'en reste une, au moins !

Face à elle, la colère et le rire se disputèrent le visage d'Alban, ce qui lui conféra une expression interloquée tout à fait particulière.

– Puterelle !

Elle attendit un instant, mais aucune remontrance ne vint. Un curieux sourire s'esquissa sur les lèvres abîmées du chasseur.

– Tu as raison. Avec toi, je ne risque pas de me laisser abattre.

Iluth sourit avec malice, ce qui était une vision aussi rare qu'effrayante.

– Ça t'a coûté un bras, cette histoire. Heureusement que mon licol de luxe est là pour renflouer tes caisses.

– Pas certain que cela me rachète une validité.

– Si ça peut te rassurer, je suis quelque peu écornée aussi…

Il éclata franchement de rire et elle laissa échapper un gloussement ; ce son ridicule accentua encore l'hilarité de l'homme.

– Tu n'es vraiment qu'une pintade…

– Et toi, un chien qui aboie au lieu de rire !

Le chat, apeuré par ces éclats inhabituels qu'il ne leur connaissait pas, s'enfuit dans la forêt à grands bruits de brindilles brisées. Cela les calma quelque peu. Iluth se rallongea dans la terre odorante.

– Est-ce que tu peux me dire… Pourquoi ce dragon-ci était-il dans tes rêves, à l'époque ?

Il se frotta les paupières, soudain exténué, et lâcha un bâillement qui lui donna le profil d'un enfant pendant quelques secondes. Mais l'instant passa et son visage s'assombrit, le front ridé de souvenirs déplaisants.

– Je ne sais pas. C'est à la mort de mon père que je l'ai vu la première fois. J'ai fait beaucoup de cauchemars le soir même, sur lui et le démon qui l'avait tué. Et je me le représentais toujours comme ce dragon-là. Pourtant je sais que les succubes n'ont rien à voir avec ces monstres, mais…

Ainsi, son inconscient avait démasqué Asmodée en plus de l'âme véritable d'Iluth.

– Tu ne sais rien, murmura Iluth. Et ton esprit a plus de discernement que je n'en aurai jamais.

Il voulut l'interroger sur ces mots sibyllins, mais elle ajouta immédiatement :

– Est-ce que tu as changé tes bandages, ce soir ?

– Morbleu, maugréa-t-il avec mauvaise humeur, cesse d'être aussi mère-poule ! Insupportable femelle…

– Est-ce que tu les as changés ? grogna sévèrement la succube.

– Non. Je l'ai déjà fait hier.

– Le chirurgien a dit…

– Le chirurgien me fait chier. Lui et son équipe de moines en robe m'ont torturé pendant des jours et à présent, il faudrait que je me gave encore de leurs saintes paroles ? Je l'emmerde.

– Mais il t'a donné un rouleau justement pour la durée du voyage ! Imbécile ! s'agaça Iluth.

– Ferme-la, mère-poule. Je changerai ça plus tard. Tous les deux jours, ça ira bien. Et maintenant, bonne nuit, on se lève tôt demain.

Il s'enroula dans sa cape et s'allongea sur la lourde couverture étendue au sol. Iluth le rejoignit après avoir grommelé cent fois ; le chat noir se blottit contre eux deux, ronronnant et aux anges. Tous trois sombrèrent doucement dans le sommeil, bercés par les craquements du bois en train de se fendre.

Du moins, la licorne faillit bien y glisser elle aussi ; mais un murmure excité, tout contre son oreille, la fit soudain sursauter.

– Iluth ! Iluth ! Réveille-toi, ribaude !

Glacée jusqu'aux os, elle ouvrit grand les paupières. Juste à côté d'elle, le chat noir la fixait de ses énormes yeux jaunes.

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