Bonheur et Autrui
Récemment, mon entourage me reproche de trop parler d'un seul sujet (le sujet qui fâche, dira t-on), qui me rend véritablement heureuse : en effet, le bonheur a tant de qualités, et parmi celles-ci, il a le don de rendre loquace les hommes. Les uns et les autres se disent irrités par ce comportement que j'ai de tout rapporter à l'objet de mon bonheur. Or, se sont-ils tous interrogés sur le pourquoi ce sentiment les a poussés à venir me demander des comptes ? Pas un, je le parie, ne l'a fait. (Sinon, ils ou elles auraient juste abandonné l'idée de vouloir me faire changer.)
C'est là que le bât blesse : à peine leur aurais-je dit cela qu'ils me répondraient que je recommence à parler de ce qui ne leur plaît pas. Il faut remarquer que bonheur se partage, c'est ce que je tente de faire, et ce qui, paradoxalement, les énerve. Tout bon qu'il soit, l'homme est en fait jaloux de ceux qui sont heureux car il ne l'est pas et désirerait l'être, comme tout être humain. On lui met sous le nez un semblable heureux, ce qui fait ressortir par contradiction ce que lui n'a pas, et ce manque crée en lui de la frustration qui se traduit par une irritation envers ceux-là. C'est une sorte de jalousie, en somme.
Il suffit de trouver le bonheur pour que tout le monde se mette à vous détester, précisément parce que vous l'avez entre vos mains ; vous aurez beau tenter de le communiquer à autrui, l'échange est voué à l'échec du fait que l'autre n'est pas réceptif, trop occupé à remarquer ses propres faiblesses intérieures qui constituent la principale raison de son incapacité d'accéder au bonheur. Pourtant, il suffit de se dépasser chaque jour soi-même, juste un peu, pour apercevoir un tendre rayon de soleil au loin... Mais nous préférons nous enfermer nous-mêmes dans des conceptions erronées de ce qui nous entoure. Nous préférons rester hermétiques aux autres, car c'est beaucoup plus sécurisant que de ne pas se confronter à l'autre, le prendre comme ennemi et pas comme aide ; nous nous enfermons dans des murs de solitude, de perception altérée de soi, et nous y dépérissons, telle une rose qui fanerait, placée à l'ombre sans aucun rayon de soleil salvateur pour effectuer la photosynthèse nécessaire à son fonctionnement.
L'esprit étriqué ne peut être heureux ; et même parfois, l'esprit qui se croit ouvert ne l'est pas plus qu'un esprit qui se revendique fermé aux autres : il suffit qu'on contredise ne serait-ce qu'un peu ses valeurs pour qu'il se referme brutalement comme un livre qu'on n'aurait pas apprécié. L'ouverture d'esprit n'est qu'un mirage destiné à ceux qui idéalisent le monde, car celle-ci implique une remise en question constante de soi, un doute permanent que peu sont prêts à accepter. Mais à ceux-là je ne dirais rien, l'ayant été moi-même. Je ne blâme que ceux qui retournent leur veste au dernier moment, se faisant doux et gentils, complaisants dans notre malheur ; mais qui, dès que le bonheur apparaît, trouvent là une occasion de déverser leur haine pour le monde entier sur une personne, qui n'a absolument rien demandé. Ces amis qui, dès que l'on trouve une raison de vivre suffisante, se font médisants, se sentant abandonnés dans leur spirale de malheurs infernale.
Dès que l'on quitte leur sphère obscure pour la lumière, ces hommes seraient prêts à nous tirer vers eux du bout de leurs ongles pour nous empêcher de s'élever (et dans un sens, on ne fait pas plus hypocrite, car les mêmes personnes qui nous encouragent à trouver le bonheur, faire ce qu'il nous plaît, sont les premières à râler lorsque nous réalisons ce qu'elles ont énoncé. Que de belles paroles, mais surtout que du vent !). C'est bien triste que cela ; ces gens cherchent à se réconforter dans leur malheur en se disant qu'ils ne sont pas seuls. Pourtant, s'ils voyaient à quel point le bonheur est juste là, à portée de main, et qu'ils n'ont qu'à la tendre, ils seraient tout différents. Mais assurément, l'effort leur paraît trop difficile, ou bien n'en vaut pas la peine, pour eux, car ils pensent le bonheur hors de leur portée, inatteignable. J'étais de ceux-ci.
Mais ce n'est pas la seule qualité que possède le bonheur : en effet, il est aussi imperturbable qu'un stoïcien. Tel un roc, il ne bouge pas, ne rompt pas. C'est pour cela que, pour être honnête, rien ne va sûrement changer dans mon comportement, que ce soit de façon consciente ou inconsciente. Non pas que je ne veuille pas prendre en compte les avis de chacun, mais plutôt que le bonheur ne se bride pas ni ne se change. C'est un tout ou rien, avec le bonheur. Lorsqu'il est là, il est littéralement un tout : de petites circonstances peuvent rendre joyeux l'homme heureux ; tout ce qu'il voit, fait, dit contribue à le rendre heureux et exprime cette complétude.
Par ailleurs, l'expression n'est qu'un effet secondaire du bonheur : son déploiement prend une telle place dans l'être humain que celui-ci n'a pas d'autre choix que de l'extérioriser, par tous les moyens possibles. Et lorsqu'il est absent, nous nous retrouvons enfermés dans une spirale de négativité qui conduirait plus d'un au suicide. L'homme heureux ne se laisse plus affecter par ces humeurs ambiantes, trop concentré sur le rayonnement qui point en lui, qui le submerge et le pousse à le partager avec les autres. C'est un grand paradoxe que l'homme heureux n'aie personne à qui partager sa joie d'être, mais que tous les gens malheureux cherchent à devenir heureux sans jamais trouver leur voie d'accès. Les uns sont trop peu pour être entendus ; les autres trop nombreux pour les écouter.
Le bonheur, enfin, permet de se recentrer, non pas sur soi, mais sur son objet ; celui qui est centré exclusivement sur lui-même passe à côté du bonheur sans même le savoir, car ce sentiment est pourvu d'une alchimie à peine croyable, malgré son caractère difficile à saisir: il se transmet, par on ne sait quelle magie de l'esprit, d'un humain à un autre, d'une main à l'autre. Et celui qui l'a tendue, cette main, a toutes les chances de l'attraper au vol dès qu'une personne le portant passe à sa portée. Telle est la fortune des rencontres humaines ; ce contact est si hasardeux que, s'il arrive un jour, il faut absolument être dans de bonnes dispositions pour le recevoir. La vie est peut-être bien faite pour cela : apprendre à ouvrir cette main infirme en prévision du passage du bonheur, de sorte que, s'il frappe à notre porte, nous puissions lui ouvrir facilement. Par conséquent, le bonheur ne serait aucune autre chose que l'ouverture à autrui, et c'est bien vrai, puisqu'il nous faut toujours quelqu'un pour nous apprendre à tendre la main, dans le but ultime de nous transmettre le bonheur.
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