Drioma

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De légers flocons tombaient du ciel tel de petites étoiles scintillantes. La neige ne tarderait pas à recouvrir les traces de pneus qui se faisaient de plus en plus rares dans les rues en cette heure tardive. Invisible, immatérielle, mais bien vivante à sa manière, l’âme se laissait porter par la brise hivernale au dessus des maisons qui commençaient déjà à se décorer pour Noël. La créature d’énergie avait un rapport particulier au temps ; elle pouvait le voir passer sans toutefois le ressentir pleinement. Elle ignorait quel avait été le lieu de sa naissance, quel âge avait-elle ou bien encore si elle avait eu auparavant une vie autre que sous la forme de cette conscience dépourvue d’enveloppe corporelle. Mais au milieu de ce grouffre d'incertitude, elle savait au moins une chose à son égard : son nom était Drioma. Elle en avait la certitude, ce mot contenait l’essence de ce qu’elle était, mais cela s’arrêtait là. Drioma ne connaissait que l’errance comme existence et avait pour seul passe-temps l’observation de ces êtres curieux : les humains.

L’esprit se laissa aller au gré d’elle ne savait quel désir et se retrouva devant une grande maison. Il s’agissait du genre d’habitation dont elle savait que bien des gens rêvait d'avoir durant leurs études, mais dont peu auraient vraiment la chance de posséder un jour. Munie d’un large porche, d’une grande porte en bois ouvragée, d’un vaste garage et de fastueuses fenêtres, le couple qui la possédait faisait certainement l’envie de bien des passants. Drioma les observait dans leur salon à travers l’une d’entre elles.

Assis autour d’une jolie table en acajou drapée d’une nappe en soie, ils semblaient en grande discussion avec leur fils qui terminait de manger une appétissante portion de gâteau. Il était adorable avec ses cheveux châtains-blonds bouclés, ses yeux bleus pétillants et ses pommettes rouges qui ressortaient d’autant plus lorsqu’il se mettait à rire avec ses parents. Selon Drioma, il ne devait pas avoir plus de six ou sept ans.

Ce genre de tableau l'attendrissait toujours, mais hélas, son émois ne manquait alors jamais de mourir à mesure qu'elle l'observait. Elle ne pouvait s’empêcher de tourner son regard vers l’envers de la médaille. Elle savait et avait été témoins du prix qu’exigeait le confort de cette famille en apparence parfaite. À l’autre bout du monde, des enfants avaient perdu la vie en fabricant les vêtements qu’ils avaient sur le dos. L’âme errante gardait au fond d’elle le souvenir de ces êtres innocents asphyxiés par les produits chimiques présents dans l’air et de leurs poumons s’affaiblissaient jour après jour. Elle se souvenait aussi avec horreur de leurs mains petit à petit rongées par la teinture dans laquelle ils devaient inévitablement tremper leurs membres pour colorer le tissus… Malheureusement, il y avait un scénario similaire à la provenance d’à peu près chaque objet à l’intérieur de cette luxueuse maison, chaque jouet offert à ce garçon privilégié.

Drioma se demandait si cela traversait parfois l’esprit des deux parents. Probablement pas, les individus de leur classe social se contentaient de vivre impunément et de se féliciter d’un succès qu’ils croyaient mériter ou pire, leur revenir de droit. Même ceux qui gagnaient un salaire plus modeste étaient coupables du même crime, car vivre sur ce côté de la planète, c’est se nourrir du malheur des autres. Plus elle observait ce couple inconscient, plus elle sentait quelque chose de sombre l'envahir.

Au bout d’une heure, le père et la mère accompagnèrent le jeune garçon à l’étage où se trouvait sa chambre pour lui souhaiter bonne nuit avant de le laisser dormir. Drioma attendit que les parents retournent au rez-de-chaussée et attendit encore que l’enfant tombe dans un sommeil profond avant de simplement traverser le mur et se glisser dans la pièce. Là, elle concentra l’énergie de son être pour se bâtir un corps, celui d’une vieille femme aux longs cheveux blancs légèrement frisés et portant une simple robe grise. Cette forme, elle la prenait instinctivement, car c’était ce qui la représentait le mieux : un être généralement silencieux et calme qui passait inaperçu, que l’on oubliait facilement et surtout, que l’on sous-estimait.

Elle s’assit en silence au bout du lit de l’enfant qui dormait paisiblement. Son souffle régulier lui évoquait une mélodie ; ce que l’on entendrait si la paix ou le calme avait un son. Drioma ne put s’empêcher d’esquisser un sourire bienveillant dans l’ombre de la nuit. Cet être, bien qu’il deviendrait corrompu par les vices de ses parents, n’en était pas moins dans l’instant un agneau innocent. Et il n’y avait rien qu’elle ne pouvait faire contre cela. Elle aurait aimé pouvoir l’enlever, le libérer de cette existence creuse qui l’attendait et de ces souffrances qui l’accompagnait, mais elle n’en avait pas le pouvoir. Non, le pauvre garçon devrait comme tout les humains, grandir, se reproduire, vieillir et finalement mourir…

À la fois pour alléger son fardeau et pour se sentir mieux avec elle-même, Drioma toucha doucement l’énergie de l’enfant qui flottait autour de lui. Blanche et transparente comme du cristal, elle se mit à briller à son contact. L’âme errante y ajouta milles couleurs et milles formes diverses et amusantes. Elle bénit le sommeil du garçon qui rêvait maintenant de pur bonheur.

Sa mission accomplie, les pensées de la vieille femme bifurquèrent à nouveau vers les géniteurs de l’enfant. Eux qui avaient mis cet être vulnérable dans une situation si fâcheuse et qui pourtant se targuaient de faire partie des altruistes de ce monde. Il s’agissait d’une effronterie que Drioma peinait encore à comprendre pleinement. Ce couple était riche et les deux avaient sans doutes vécu dans l’abondance pour la plus grande partie de leur vie. La vieille femme en était certaine, ils n’avaient même pas pensé à adopter. Comme la majorité de leurs semblables centrés sur eux-mêmes, ils avaient préféré concevoir et ajouter un être supplémentaire sur cette planète en plein débordement. Tout cela pour que le garçon ressemble plus tard à son père, ait les yeux de sa mère et le teint blanc comme neige…

Soudain, la vieille femme entendit des bruits de pas dans les escaliers. Aussitôt, elle fit disparaître son corps factice et redevint énergie. Elle fixa la porte durant quelques secondes, s’attendant à voir les parents entrer, mais les bruits de pas continuèrent jusqu’à plus loin dans le corridor. Le couple partait lui aussi rejoindre Morphée, mais Drioma ne la laisserait pas les bercer très longtemps.

En attendant que le sommeil les gagnent, elle décida de s’aventurer dans la demeure. La créature d’énergie descendit dans le salon. Les braises d’un feu brillaient toujours dans l’âtre de la cheminée en brique tandis qu’accrochée au mur, juste au-dessus, trônait une immense télé à écran plat. Sur un petit meuble dans un coin de la pièce, reposait évidemment une console de jeu, dans l’autre, un sapin nu entouré de boîtes à moitié ouvertes et débordantes de décorations, attendait de se faire habiller. Un tapis en fausse fourrure noire couvrait le sol de bois franc devant le large fauteuil familial en cuir qui constituait, avec la cheminée, la pièce maîtresse du salon. Mais ce qui attira l’attention de Drioma fut plutôt les nombreuses photographies accrochées le long d’un des murs. Positionnées des plus anciennes aux plus récentes, on pouvait y retracer l’histoire de la famille de génération en génération. La chaîne de photos était parfois interrompue par de vieux articles de journaux encadrées, relatant des évènements proches de l’histoire familial ou bien encore les hauts-faits de ceux ayant réellement réussi à laisser une trace dans le monde.

Drioma devait bien admettre qu’il s’agissait-là d’une délicate, mais ô combien inutile attention à l’égard des ancêtres de cette famille. L’âme errante ignorait où s’en allaient les morts, mais chose certaine, ils ne demeurait pas sur terre pour observer leurs descendants, dans le cas contraire, elle aurait été moins seule… Qui plus est, peu importe le nombre d’enfants qu’auraient ce couple, à moins que leur fils ne décide de continuer la chaîne de photos sur le mur, ils tomberaient dans l’oubli. Alors, comme la plupart des gens, il en serait de leur existence comme si elle n’avait jamais eu lieu.

La créature d’énergie ne voyait ici qu’une tentative de déjouer la mort en se donnant l’impression de continuer à vivre à travers les autres et de faire partie d’une histoire. Seulement voilà, les gênes ne sont que des caractéristiques physiques, ils ne contiennent pas l’essence de ce qu’est une personne et même si Drioma avait observé beaucoup d’humains traiter leur progéniture comme s’il s’agissait d’un clone envoyé en ambassadeur de la vie à leur place, celle-ci finissait toujours par devenir complètement différente de ses parents et bien souvent, cela les décevais. Combien de souffrances avait-elle pu observer, d’enfants voulant se conformer aux souhaits de leurs parents, à des exigences qui ne les représentaient pas ? Beaucoup trop.

L’âme errante avait vraiment beaucoup de mal à saisir pourquoi les êtres humains existaient. Pourquoi Dieu les avaient-ils créés alors qu’ils ne sont bons qu’à se détruire entre eux de toutes les manières possibles et à saccager leur propre environnement ? Encore une question à laquelle elle n’aurait pas de réponse. Fatiguée de ruminer sa colère, la créature d’énergie décida qu’il était temps d’assouvir sa vengeance et retourna à l’étage.

Elle n’eut aucun mal à trouver la chambre des parents et en quelques secondes, elle se retrouva au-dessus de leur lit. Ils semblaient dormir aussi paisiblement que leur fils, mais ils ne le méritaient pas. Drioma percevais également leur énergie qui flottait autour d’eux. Au lieu d’être pure et blanche comme celle du jeune garçon, elle était constituée d’un mélange de tons gris et ternes. Elle semblait les recouvrir tel un brouillard. Sans aucune retenue, l’esprit vengeur l’envahit. Drioma troubla ses victimes davantage, à travers leurs cauchemars, elle réduit leurs espoirs à néant. L’esprit de rage se délectait du son de leurs dents qui grinçaient et de leur souffle qui s’accélérait dans leur sommeil agité, leurs tourments la galvanisait. Jusqu’au plus profond de leur esprit, elle fit rôder le spectre de la mort. Pour sûr, elle ne les laisserait tranquille qu’au petit matin. Peut-être Drioma resterait-elle les hanter durant quelques jours, histoire de pouvoir également passer plus de temps avec leur garçon.

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