Toute chose a une fin… même une vie

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Bip... Bip... Bip... Biiiiiippp. Je le savais. Il ne pouvait pas me laisser dormir tranquille. Fallait qu'il fasse parler de lui.

D'abord, arrêter ce maudit bip... Allumer la lampe de chevet. Regarder l'heure... Trois heures du matin... Même pas une heure que je me suis allongé.

Bon, pantalon. Chaussette droite. Chaussette gauche. Chaussure droite. Chaussure gauche. Gilet.

 

Toc, toc, toc.

 

" - J'arrive", entends-je dire à mon ambulancier qui tape à la porte de la chambre de garde afin d'être sûr que je suis réveillé. Pas le choix avec ce satané bip.

 

Je me lève et en quelques pas, j'atteins la porte que j'ouvre. Bon, c'est parti. Je suis mon ambulancier vers le garage où l'infirmière a déjà allumé le moteur du véhicule SMUR.

 

Je suis médecin urgentiste et j'entame ma vingtième heure de travail. Cela fait plus de 10 ans que je travaille dans ce domaine et même en ayant fait des urgences hospitalières, pré-hospitalières, de la régulation, du secours en hélicoptère, du rapatriement sanitaire, je ne pourrais pas prétendre avoir tout vu et encore moins tout savoir. Chaque journée passée à l'hôpital m'apporte son lot de découvertes surprenantes, de rencontres heureuses ou intéressantes, de situations drôles ou tragiques. J'apprécie de travailler en équipe. J'ai beau être indépendant et autonome dans tout ce que je fais, je demande régulièrement l'avis des professionnels m'entourant qu'ils ou elles soient médecin, infirmier, aide-soignant ou ambulancier. Ils ont leur propre expérience et vécu et peut être ont-ils déjà vu telle maladie ou pathologie que je ne maîtrise pas.

 

Depuis déjà quelques temps, je ressens une lassitude à exercer mon métier. Pourrais-je continuer à l'exercer dans 10 ans ?, m'étais-je demandé il y a 2 ans. La réponse m'avait sauté aux yeux : "Non, évidemment". Qu'est ce que je sais faire ? Je sais examiner un malade, calmer la douleur, endormir les gens, les réveiller, les intuber, réduire les fractures, faire des plâtres, des sutures, poser des drains, traiter tout type de choc... Beaucoup trouveront cela magnifique, que ce n'est pas donné à tout le monde. Mais c'est mon métier. Donc je connais mon métier mais... Rien d'autre... Moi, j'ai trouvé cela triste. J'ai continué à l'exercer, mais avec moins de fougue qu'avant.

 

Je monte dans le véhicule.

 

" - On part sur quoi ?

 - Ça va te plaire, me répond Tom, mon ambulancier en me tendant la fiche d'intervention

 - Fin de vie ?!!!"

 

Les SMUR ont été créés il y a déjà 50 ans pour intervenir initialement sur les accidents de la route dont la mortalité était effroyable, notamment lors du transfert par les pompiers à l'hôpital. Le "R" de l'acronyme SMUR signifie "Réanimation". Et si il y a bien quelque chose que l'on ne fait pas lors d'une fin de vie, c'est bien de réanimer. D'où mon étonnement. Un peu feint, il faut dire, car je sais bien que dans ce genre de situation, un médecin est parfois nécessaire autant pour le malade que la famille et qu'à cette heure, nous sommes bien les seuls disponibles. Il est préférable de déplacer une équipe SMUR que de transférer le malade à l'hôpital. Ce dernier sera bien mieux chez lui et entouré de ses proches que dans une chambre impersonnelle d'hôpital avec un personnel qui ne connaîtra rien de lui.

 

Nous quittons l'hôpital. La nuit est claire, la lune en est à son premier quartier et les étoiles sont nombreuses. C'est joli, me dis-je, pourtant je ne me sens pas très gai.

 

" - On y va pourquoi, tu crois ?", me demande mon infirmière, elle aussi surprise du motif d'intervention.

 

Laure, la meilleure infirmière que j'ai jamais vu dans un service d'urgence. Des années de pratique et donc d'expérience et toujours motivée, énergique, courant partout pour que le travail se fasse, houspillant gentiment les médecins pour qu'ils avancent, aidant ses collègues pour une prise de sang, préparant les drogues pour le patient du déchocage, installant les nouveaux patients à l'accueil. Elle est partout. Elle ne crie pas, elle sourit et prend tout avec détachement en plaisantant. Elle mériterait plus de reconnaissance et en tout cas, d'être mieux payée. Je me demande souvent ce qui la motive encore... Comme moi, l'étrangeté de l'intervention ne lui a pas échappé. Avec la crainte de devoir "soulager" le patient "définitivement". En tout cas, si cela devait un jour arriver, ce serait à moi d'administrer le produit. Je ne pourrais pas laisser un membre de mon équipe endosser cette responsabilité.

 

" - Je ne sais pas. Mais ce n'est pas cette fois-ci qu'on va sauver une vie", dis-je en plaisantant.

 

On a tous voulu faire ce travail pour les autres, pour les soigner, les aider, les soutenir. Le plus du SMUR est qu'on le fait toujours pour les autres mais lors de situations critiques où leur vie est en jeu. Rares sont ceux qui peuvent prétendre avoir "sauver une vie", mais on aimerait tous pouvoir en faire partie.

 

On roule tranquille. Inutile de prendre des risques, car même si une vie est en jeu, notre rôle ne sera pas de la sauver mais de la soulager.

 

Arrivé sur les lieux, je remarque que l'adresse correspond à une maison contemporaine dans un quartier résidentiel avec du terrain autour. Avec le temps, j'ai appris à observer les malades, ce qui est important dans ma profession, mais aussi leur façon de se tenir, leur vêtement, bijoux, maquillage et lors d'intervention SMUR, leur environnement (maison, décoration, voiture, proche). Tout cela m'apporte énormément de renseignements sur les conditions de vie du patient.

 

Cette fois-ci, le patient ou du moins la famille ne semble pas dans le besoin. Je remarque même dans le jardin une camionnette équipée pour dormir dedans. J'ai toujours apprécié les gens aimant voyager, ils sont en général plus ouverts d'esprit.

 

Une dame nous ouvre la porte. Elle a les traits tirés, semble anxieuse. Après nous avoir salué, elle nous conduit auprès du patient. Nous découvrons alors un homme allongé sur un lit dans le salon. A côté se trouve un long canapé sur lequel sont assis un jeune homme et une jeune fille. Le patient est maigre, limite décharné, prostré, blanc, le visage crispé. Il gémit et a les yeux fermés. Son épouse commence à nous expliquer l'anamnése, c'est à dire l'histoire de la maladie. Elle est régulièrement coupée par une autre femme plus âgée qui se trouve être sa mère. C'est confus, embrouillé. Elles me parlent de 2012, de mélanome, chimiothérapie, antibiotiques, soins palliatifs. Je les sens fatiguées, épuisées, déprimées. J'essaie de repérer les dates importantes et quelques mots clés. Une fois qu'elles ont terminé de parler, j'interviens et précise les choses en évitant de leur donner l'impression que je n'ai pas tout compris.

Ainsi, atteint d'un mélanome qui s'est métastasé au niveau hépatique, pulmonaire et cérébrale et au terme d'une dernière hospitalisation qui s'est achevée il y a une semaine, les médecins ont expliqué aux proches qu'ils ne pouvaient plus rien faire et le patient a été ramené à son domicile. Il était alors conscient mais son état s'est rapidement dégradé et rien n'avait été anticipé : pas de lit médicalisé, pas de passage d'infirmière, pas de kinésithérapie. Le patient était maintenant inconscient et après la survenue d'une crise convulsive, la famille ne sachant plus quoi faire, avait téléphoné au SAMU.

J'ai ressenti alors une profonde peine pour le patient. Il n'était pas vieux, à peine plus de 50 ans et semblait tellement souffrir. J'ai pris le temps de l'examiner, puis ai dressé mon bilan à la famille :

 

" - Votre mari est déshydraté, inconscient, probablement septique et semble souffrir. On s'achemine vers la fin, mais je ne peux pas vous dire quand"

 

Après une pause, j'ai posé la question la plus importante. Qu'attendaient-ils de nous ? Pas que nous ne servions à rien mais je voulais savoir ce qu'ils désiraient pour leur proche. Car des choses, nous pouvions en faire. Il n'y aurait pas eu ce cancer, on l'aurait déjà scopé, intubé, sédaté, mis sous anticonvulsivant voire antibiothérapie. Mais voilà, la situation était bien différente et de tout cela, il en était hors de question. La fin de vie semblait bel et bien inéluctable et si d'éminents spécialistes connaissant bien le dossier avaient jugé de ne plus rien faire, ce n'était pas à moi, "urgentiste de base" de contester leur décision. Mais cela ne signifiait pas qu'il n'y avait pour autant rien a faire. Seul la finalité changeait : au lieu de guérir coûte que coûte, on allait soulager et accompagner le patient et sa famille jusqu'à la fin. C'était le sens de ma question et ce vers quoi je voulais amener la famille.

Voyant le visage de l'épouse se détendre, j'ai compris qu'elle était rassurée que je confirme par des mots ce qu'elle avait pressenti. Souvent, les médecins responsables du malade n'osent pas aborder la fin de vie ou du moins parler de soins palliatifs. Cela fait partie des mots "tabous" déclenchant des réactions diverses des familles et affronter cette situation semble effrayer le corps médical. Régulièrement, on reçoit aux urgences des patients mis en soins palliatifs, ce qui est bien mentionné dans leurs dossiers mais sans que la famille ne le sache et c'est à nous, pauvres urgentistes, qui ne connaissons alors pas parfaitement le dossier ou le patient d'expliquer à la famille qu'on ne fera pas de réanimation.

 

En terme de soins palliatifs, il y avait beaucoup à faire. Au cours de l'entretien, Laure confirmait et appuyait par des remarques ce que j'expliquais. La situation étant critique et difficile à vivre pour la famille, cela me fut d'un grand réconfort. Nous avons alors administré de la morphine, préparé une ordonnance pour des patchs anti-douleur, appelé le pharmacien de garde que la famille allait passé, prescrit un lit médicalisé et des infirmières, donné les coordonnées des soins palliatifs et du service d'hospitalisation à domicile.

On a surtout beaucoup parlé pour expliquer clairement les choses, le pourquoi de chacune de nos actions et ce qu'on en attendait.

 

Après plus d'une heure sur place, nous sommes partis. Au moment de dire au revoir aux enfants, je me suis rendu compte qu'ils n'avaient pas dit un mot durant notre intervention et pour cause, étant hollandais, ils ne connaissaient que quelques mots de français. Ils n'avaient sûrement rien compris et devaient se poser plein de questions. Je me suis assis à côté d'eux et en anglais, leur ai demandé si ils avaient des questions. Est-ce que c'est grave ? A t-il mal ? Va t'il mourir ? Dans combien de temps ? Cela faisait quelques semaines qu'ils étaient arrivés de Hollande et assistaient impuissants à l'agonie de leur père. J'ai pris le temps de leur expliquer avec mes maigres connaissances d'anglais ce que j'avais précédemment dit à l'épouse. On aurait pu rester avec eux pour continuer à les aider et les soutenir, mais il nous fallait rentrer.

 

Lors du retour à l'hôpital, ils nous étaient difficile d'en parler. Ce sont ces interventions qui sont les plus durs à vivre. Il n'y avait rien d'horrible, pas de sang ni de boyaux extériorisés, nous n'avions fait aucun geste exceptionnel, mais c'était la charge émotionnelle qui nous atteignait de plein fouet une fois notre travail effectué. Une fois arrivé, je ne pouvais pas me recoucher. Je préférai retourner aux urgences pour en discuter avec Laure et Tom. Une sorte de débriefing...

 

Trois jours après, me voici de retour aux urgences en tant que médecin SMUR. Mon infirmière est toujours Laure, l'ambulancier est différent. Encore une fois, en plein milieu de la nuit, mon inséparable ennemi se remet à biper. Encore une fois, je m'habille, répond à mon ambulancier s'inquiétant de mon réveil et monte dans le véhicule.

 

" - On part sur quoi ?"

" - Fin de vie", me répond Paul, mon ambulancier en me laissant un regard lourd de sens.

 

Je ne dis rien. Je suis surpris. Deux interventions pour fin de vie dans la même semaine, c'est tout de même étonnant. Je prends la fiche d'intervention.

 

" - Ne me dis pas que c'est le même, me lance Laure

- Si, même motif, même adresse, même patient", lui répond-je en la regardant dans les yeux.

 

Paul ne comprend pas, Laure rouspète.

 

" - Déjà que c'était dur la première fois. J'espère que des choses ont été mis en place"

 

On explique à Paul notre inquiétude de partir sur cette intervention. Il ne dit rien, sentant bien tout ce que cela implique.

 

Sur place, l'épouse nous ouvrant la porte est surprise de nous revoir. A croire qu'il n'y a que nous qui travaillons. On la sent rassurée, elle n'aura pas à réexpliquer à des inconnus toute l'histoire. Je la sens détendue également. Elle commence par nous remercier. Elle a appelé sur nos conseils un service de soins palliatifs : un médecin et des infirmières sont passés. Un traitement antalgique et sédatif ont été prescrits. Un lit médicalisé a été installé. Des kinés passent. Du matériel a été mis à disposition de la famille et de tout personnel médical intervenant. Laure et moi nous sentons rassurés. Le patient est effectivement détendu, le visage serein. Il n'a pas l'air de souffrir. Les enfants sont présents, encore plus fatigués.

Cette fois-ci, on sent que la fin de vie est vraiment proche et l'épouse faisant difficilement face a appelé le SAMU sur les conseils téléphoniques du service de soins palliatifs.

Nous retournons auprès du patient : inconscient, il est pâle, déshydraté, amaigri. La famille craint qu'il ne souffre, aussi nous décidons de lui administrer une petite dose d'antalgique.

Nous restons auprès de ces proches qui nous parlent de la personne qu'était le patient avant d'être un malade en fin de vie. Hollandais, travailleur même et toujours malgré son état se dégradant, il aimait voyager et après avoir découvert la France, avait décidé de s'y installer. Pendant nos échanges, nous le regardions régulièrement pour finalement assister à son dernier souffle. La famille me regardant, attendant que je confirme ce qu'elle pressent. Je m'approche du patient, écoute son cœur et leur confirme que oui, ce dernier s'est arrêté. L'épouse porte une main à son cou et se met à pleurer. Les enfants semblent soulagés et sortent téléphoner.

Je rédige le certificat. Nous expliquons calmement les formalités à accomplir dans les prochains jours. Il nous est difficile de les quitter. En général, nous ne restons jamais très longtemps après l'annonce d'un décès. Ne faisant pas partie de la famille, étant ceux qui sont porteurs de la mauvaise nouvelle, nous jugeons préférables de laisser les proches entre eux.

Mais, cette fois-ci, c'est différent. Intervenant pour la deuxième fois, ayant été responsables des soins la première fois, étant restés depuis quelques heures sur place, nous avions bien discuté et ne sentions pas le besoin de partir rapidement. Nous partagions leur soulagement.

 

Lors du retour à l'hôpital et une fois arrivé, nous avons beaucoup discuté, Laure et moi. Nous n'avions toujours pas sauvé de vie mais nous en avions accompagné une jusqu'à son terme dans les meilleures conditions : chez lui, entouré de sa famille, sans souffrance. Nous avions alors le sentiment d'avoir rempli notre mission.

 

Il faut savoir que la mort n'existe pas, c'est juste une vie qui s'arrête.    

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