Infusion fruits rouges

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V


Samia a mis un certain temps à trouver l’immeuble dans lequel vit Alice Blein — et dans lequel vivait Catherine Gautrois. Elle a longuement tourné, à pieds, sur une placette grignotée par la nuit, péniblement éclairée par deux lampadaires aux ampoules crasseuses.

L’immeuble est vieux, sombre, un peu terne. Au rez-de-chaussée, il y a un commerce, que Samia ne parvient pas à identifier. À cette heure-ci, l’endroit paraît lugubre. L’inspectrice soupire, lève le nez, repère l’appartement des filles - sur l’interphone, en bas, les noms Blein et Gautrois sont notés au deuxième étage -, constate que les volets sont fermés mais qu’une lueur jaune s’en échappe au travers des interstices. Bonne nouvelle : Alice Blein ne s’est pas volatilisée, au contraire de Joanna Ploignel. Et la jeune femme n’a plus d’excuses pour l’ignorer.

Alors, Samia retourne à l’interphone, et sonne longuement. La seule occupante de l’appartement répond bien rapidement et, sans cacher sa surprise - de même que sa gêne -, elle ouvre à sa visiteuse tardive.

Cette dernière pousse la porte, débouche directement sur un escalier très raide, qu’elle entreprend de grimper en avalant les marches deux par deux. Sur le palier du deuxième étage, Alice Blein, une robe de chambre légère rabattue par-dessus son pyjama, patiente, la mine livide, une grosse tasse fumante en main. C’est une petite femme, Alice Blein, pourvue de rondeurs élégantes, et d’une chevelure sauvage. Elle salue la policière, les lèvres pincées, et l’invite à la suivre. Elle lui propose alors une tasse du breuvage qu’elle sirote elle-même : une infusion aux fruits rouges, pour se détendre avant une bonne nuit de sommeil. Samia, bien qu’étouffée de chaleur - les températures ont à peine sourcillé au coucher du soleil -, accepte volontiers.

Elle veut laisser à la colocataire de leur victime le temps de réaliser qu’omettre des informations est une très mauvaise idée.

L’inspectrice patiente dans un large séjour ; comparé à l’étroitesse des parties communes, l’appartement semble bien plus spacieux. La pièce est chiquement décorée : un tapis molletonné sous la table basse, un canapé en toile gris souris, un meuble télé aérien, encadré par des étagères emplies de DVD, bien rangés, une longue table en bois très imposante, près de la fenêtre et de la cuisine, un buffet discret, une peinture bien réalisée, blanc cassé, et plusieurs pendules, de différentes tailles, suspendues un peu partout.

Samia se souvient qu’Alice Blein est architecte d’intérieur. Elle trouve celui-ci bien habillé, et s’en va observer les rangées de DVD. Ils sont triés par genre : les comédies, d’abord, nombreuses, puis les romances, en plus petit effectif, ensuite les films d’action, puis les thrillers moins musculeux, plus cérébraux. Quelques séries, aussi, ce qui amuse Samia.

Lorsqu’Alice Blein revient dans le salon, deux tasses en main, elle invite la policière à s’installer autour de la table basse. Samia sur la méridienne, Alice à l’autre bout du canapé, serrant son infusion avec nervosité.

— Bien, lance alors l’inspectrice Berroui. Je sais qu’il est tard, et j’ai au moins autant envie que vous d’aller me pieuter - si ce n’est plus - alors je vais être directe, si vous le permettez, madame Blein.

Elle marque un temps, appuie le regard. Alice acquiesce.

— Qu’avez-vous omis de nous dire, à mon collègue et moi, lors de notre précédent entretien à Serins ? abat ensuite l’inspectrice. Et, avant de nier, laissez-moi souligner que le fait que vous n’ayez pas honoré notre rendez-vous tout à l’heure ne plaide pas en votre faveur.

Alice reste muette un moment. Elle continue de fixer son vis-à-vis, le visage vide. Puis, lentement, elle trempe ses lèvres dans son infusion, avale une gorgée, se racle la gorge, et déclare :

— Je ne pouvais pas vous en parler devant Patrice.

Patrice Philipe, le fiancé de Catherine Gautrois.

Samia se tait, attend la suite, la sentant croustillante ; ou du moins, révélatrice.

— Vous nous avez demandé si on avait une idée de l’endroit où elle aurait pu aller faire la fête, reprend Alice. Vous êtes sûre que Catherine est sortie ce soir-là ?

— Certaine.

Alice étire un sourire fugitif.

— Elle aimait s’amuser, commente-t-elle, distraite. Elle était toujours en vadrouille. Moi, ce n’est pas mon truc, de sortir, vous savez. Elle disait qu’on était faites pour vivre ensemble : on se croisait peu, on ne se marchait pas dessus, et on se complétait sur tous les plans. Moi, la casanière, le chat d’intérieur, et elle, l’aventurière, l’oiseau de plein air. Je m’occupais du ménage, elle des courses. On se retrouvait autour d’un plateau télé, quelques soirs dans la semaine, quand elle ne sortait pas. Et, justement…

Silence, puis une nouvelle gorgée de tisane avant de reprendre :

— Quand elle sortait, Catherine ne côtoyait qu’un seul club. Alors, si elle est vraiment sortie ce soir-là, c’était certainement là-bas. C’est une boîte de nuit qui se trouve à une demi-heure de Serins-sur-Lacs, au niveau d’une aire industrielle. Ça s’appelle le Trigonal Club.

Là, Samia fronce violemment ses sourcils, et observe Alice, qui l’observe aussi, curieuse.

— Le Trigonal Club, vous êtes sûre ? appuie l’inspectrice.

— Certaine. J’en déduis que vous connaissez l’endroit ?

— Plutôt bien, oui. Je comprends aussi pourquoi vous ne vouliez pas en parler devant Patrice… parce qu’il n’est pas au courant, c’est bien ça ?

Alice opine tristement.

— Navrée d’insister mais… commence Samia. Vous êtes certaine qu’il ne sait rien ?

— Plus que certaine, oui. C’est pour ça que Catherine et lui ne vivaient pas ensemble. Elle lui disait que si elle partait, j’allais avoir des difficultés à payer les factures, mais c’était faux. Catherine restait ici pour se cacher. De lui, et du reste du monde - ou, du moins, du reste de sa famille.

— C’est à cause d’eux qu’elle se « cachait » ?

Alice acquiesce difficilement.

— Ils voulaient la marier, enfin, ils voulaient qu’elle se marie. Vous savez, ses parents ont très à cœur de respecter les traditions. Alors, pour les contenter un moment, elle s’est dégoté un fiancé suffisamment amoureux et manipulable pour qu’elle puisse l’agiter sous leur nez sans se le coltiner pour autant. Je lui ai dit à quel point sa solution était cruelle, mais elle ne voulait rien entendre. On se disputait souvent à ce sujet. Je la suppliais de mettre un terme à ces conneries, et elle m’envoyait balader en affirmant qu’elle n’avait pas le choix. Juste avant que je parte à Paris, on s’est salement pris la tête, pour finir par se quitter fâchées. Ce qui fait que je n’ai eu aucune nouvelle d’elle durant mon absence. Mais, si vous pensez qu’elle était de sortie, alors elle était certainement fourrée au Trigonal Club.

Elle ponctue sa déclaration d’une longue rasade d’infusion, avant de se mettre à pleurer silencieusement. Prise de cours par la crise de larmes, Samia repose sa tasse, à laquelle elle n’a pas touché, et s’approche de la colocataire. Pas douée pour réconforter, l’inspectrice passe un bras autour des épaules de la forme sanglotante, et la berce de phrases bateaux, des phrases toutes faites dont elle doute de l’efficacité. Pourtant, au bout de quelques secondes, Alice Blein se reprend, se mouche bruyamment, s’excuse à profusion - d’avoir pleuré, de leur avoir caché cette information aussi longtemps, de ne pas être venue à son entretien plus tôt dans la journée, et d’avoir fondu comme une madeleine à l’instant. Samia balaye le tout, se lève du canapé, et salue la colocataire aux yeux enflés.

Lorsque la chaleur nocturne du dehors l’enserre à nouveau, l’inspectrice inspire avec satisfaction. Elle n’a pas perdu sa soirée : elle repart avec une piste. Le Trigonal Club, c’est, de son point de vue, un sacré coup de pot. Distraite, elle regarde l’heure sur son téléphone - vingt-deux heures trente -, constate qu’elle n’a aucun message, et se dit qu’elle pourrait y aller maintenant, au Trigonal Club. Pendant les heures d’ouverture.

Il lui faut retourner au commissariat de Pavonis avant : elle a laissé la 207 à Dorian, pensant rentrer avec lui au gîte une fois qu’il aurait passé le relais de la surveillance d’Arkitt. Mais, avec le sieur parti en vadrouille dans les bois, Samia se trouve coincée. Deux solutions s’offrent ainsi à elle : attendre son coéquipier, ou bien emprunter un véhicule à LaClue. Après tout, et contrairement à ce qu’elle a affirmé à Alice Blein, Samia se sent encore en pleine forme, prête à enflammer les pistes de danse en quête de justice.

Tandis qu’elle remonte tranquillement les rues calmes de Pavonis, elle sent son téléphone vibrer à sa ceinture. Fluide, elle l’attrape, regarde qui la sonne : le commissaire LaClue. Elle décroche aussitôt.

— Justement, j’ai besoin de vous, lâche-t-elle tout de suite. Ou plutôt : j’ai besoin de vous emprunter une voiture.

Silence au bout du fil.

— LaClue ? Vous êtes là ?

— Oui, je suis là, répond alors le commissaire.

Et, quelque chose, dans sa voix, instille une tension dans le corps de Samia. Le ton du flic pavonicien ne lui plaît pas du tout : il charrie une voix blanche, qui tente de se maîtriser.

— Dites, Berroui, reprend-il de cette même voix blanche, vous avez eu des nouvelles de Crelès ?

Prudente - inquiète, tout à coup, elle n’aime pas ça du tout -, Samia répond :

— Non. Pourquoi ?

Des mots simples, efficaces.

— Nous n’arrivons pas à le joindre, l’informe LaClue.

— On dirait qu’il a trouvé une zone sans réseau, finalement, tente de blaguer l’inspectrice.

Sauf que même elle ne se détend pas.

— Il a chargé un équipage posté à l’hôtel de surveiller Arkitt, avant de chercher la cabane qu’il a vue plus tôt, développe LaClue.

— Et ?

— Arkitt est sorti, deux de mes agents l’ont suivi dans les bois.

Silence. Intenable. Mauvais signe.

— Et ? répète Samia, la mâchoire crispée.

— Ils ont perdu Arkitt. Ce salaud a réussi à les semer.

Samia prend une lourde inspiration, et LaClue conclut :

— On n’arrive pas à joindre Crelès. On n’a toujours pas retrouvé Ploignel. Et on ne sait pas où est cette foutue cabane.

Un brouhaha épais parasite alors la communication ; LaClue s’excuse auprès de Samia, lui demande de patienter, échange quelques mots, en sourdine, puis reprend Samia, la voix bien plus pressée :

— On a trouvé un corps.

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