Le Voyageur du temps
Ah ! La Porte de Mons, monument antique, écrin de l’histoire, dressée au cœur de Maubeuge ! Sous le ciel ténébreux du Nord, elle se tient là, devant moi, solennelle, comme un vestige de l’orgueil d’une époque révolue, où les pierres mêmes semblaient respirer le parfum de la gloire et du sang. On dirait qu’elle est la gardienne des vies jadis perdues dans les tourments des invasions, les cris des hommes et le fracas des canons. Et si mes calculs sont bons, aujourd’hui, en ce solstice d’hiver, elle va retrouver sa fonction originelle, à savoir un portail entre ici et ailleurs.
Cela fait des mois que je prépare cette journée. J’ai étudié tous les manuscrits, calculé et vérifié mes feuilles remplies d’équations et de chiffres un nombre incalculable de fois et je ne peux pas m’être trompé : C’est aujourd’hui que je vais pouvoir activer l’énergie du souvenir pour franchir toutes les limites humaines et me retrouver… dans un autre endroit. Là-dessus, je ne suis pas au clair exactement mais peu importe, l’important n’est pas la destination mais le chemin pour y arriver. C’est ce qu’on dit toujours et qui me rassure.
Le vent se lève soudain, glissant comme une plainte entre les pierres centenaires. Je m’approche, une clé en cuivre à la main, trouvée dans les entrailles d’une bibliothèque oubliée. Cette clé, me disait le manuscrit, était l’artefact nécessaire pour libérer l’énergie dormante du portail. Lorsque mes doigts la glissent dans une cavité discrète à la base de l’arche, un frisson me traverse. Le métal, froid comme une tombe, semble réagir, et une légère vibration court le long des pierres.
— Ainsi, murmuré-je, tout était vrai.
La clé tourne. Un mécanisme oublié, rouillé mais précis, s’enclenche dans un grondement sourd. Une lueur d’un bleu spectral éclaire soudain la voûte, se déployant comme un feu follet avide. Le portail se réveille.
Devant moi, les contours familiers de la Porte de Mons s’estompent. Une vision s’impose, à la fois terrible et magnifique : des armées d’autrefois se forment dans les volutes lumineuses, des soldats brandissant des bannières que je ne reconnais pas. Puis, des scènes plus anciennes encore — des villages incendiés, des hommes en cottes de mailles, des chants grégoriens à peine audibles dans le grondement du portail. Je sens l’histoire me happer.
Un pas en avant. Un seul pas, et je pourrais être là, parmi eux, témoin des époques révolues. Mon souffle se suspend alors que je tends une main hésitante vers le halo lumineux. À l’instant où mes doigts touchent la surface — étrangement tiède, douce comme de l’eau — une force irrésistible me tire en avant. Mon cri se perd dans le tumulte.
Je tombe… ou plutôt, je plane. Autour de moi, des fragments d’époques défilent : une place médiévale grouillante de marchands, un champ de bataille où des canons rugissent, des visages à peine esquissés qui murmurent des mots oubliés. Puis tout s’arrête. Un silence profond m’enveloppe. J’ouvre les yeux.
Je suis toujours à Maubeuge, mais une Maubeuge métamorphosée. Le ciel est plus clair, les rues pavées bruissent d’une vie ancienne. Des soldats en uniformes du XVIIIᵉ siècle patrouillent non loin, et les habitants, en habits d’époque, s’agitent autour des étalages. La Porte de Mons est intacte, éclatante comme au jour de sa construction. Mon cœur tambourine. Ai-je réussi ?
Un homme s’approche. Il porte une cape lourde et une épée au flanc. Ses yeux, sombres et scrutateurs, se posent sur moi.
— Vous n’êtes pas d’ici, dit-il. Votre habit vous trahit. Qui êtes-vous ?
Je cherche mes mots mais, sous le choc de l’émotion, ils me manquent. Il me regarde, suspicieux.
— Vous ne seriez pas un espion hollandais ? Que faites-vous là ! Répondez !
Là, il ne faut plus que je tergiverse. Je me redresse et fais face au garde qui s’est adressé à moi.
— Je ne suis pas un espion, voyons, affirmé-je avec toute la force et l’aplomb que je peux maîtriser. Je suis un voyageur venu de loin et je dois m’entretenir avec votre responsable. Je connais des secrets qui pourront bénéficier à l’ensemble du royaume. Menez-moi à lui !
Le garde plisse les yeux, jaugeant mon ton et ma tenue. Un moment de tension palpable s’écoule avant qu’il ne hoche la tête, sans toutefois baisser sa garde.
— Très bien, dit-il enfin. Mais si vous mentez, soyez assuré que votre tête roulera avant le coucher du soleil.
Il me fait signe de le suivre. Nous nous éloignons des remparts et parcourons les rues animées, les pavés résonnant sous nos pas. Chaque détail de cette époque semble m’assaillir : les cris des marchands, l’odeur du pain fraîchement cuit, les chevaux qui tirent des charrettes encombrées de marchandises. Mais je n’ai pas le loisir de m’attarder. Le destin semble m’avoir pris par la main et m’entraîne vers un futur incertain.
Alors que nous approchons d’un bâtiment imposant, sans doute une garnison ou le siège d’un officier de haut rang, mon esprit s’emballe. Les détails du présent qui m’entoure me fascinent autant qu’ils me terrifient. Je suis un intrus dans cette époque, un témoin malgré moi, porteur d’un savoir que je ne peux dévoiler sans risquer de bouleverser ce monde.
Lorsque nous pénétrons dans une salle sobre mais imposante, un homme d’âge mûr se lève derrière un bureau massif. Son regard sévère se pose sur moi.
— Qui est cet homme ? demande-t-il au garde.
Ce dernier explique brièvement ma présence. Je prends une grande inspiration avant de parler, pesant chaque mot.
— Monseigneur, je viens d’un lieu lointain et d’un temps que vous ne pourriez imaginer. Ce que je sais pourrait sauver des vies et éviter des tragédies. Mais je dois comprendre une chose : jusqu’où êtes-vous prêt à croire l’incroyable ?
Un silence pesant s’installe. L’homme me fixe longuement avant d’éclater de rire.
— Vous êtes fou, Etranger. Croyez-vous que nous allons gober vos élucubrations ? Peut-être un espion, peut-être un simple fou, mais certainement pas un prophète ! Sortez-le d’ici !
Malgré mes protestations, deux soldats me saisissent et me poussent sans ménagement hors de la salle, puis hors de la ville. Les portes de Maubeuge se referment lourdement derrière moi, et je me retrouve seul, sous un ciel sombre.
Je trébuche, anéanti. Alors que je m’éloigne des remparts, un grondement familier s’élève. La Porte de Mons brille à nouveau d’une lumière spectrale. Sans réfléchir, je me retourne et cours vers elle. Avant que les gardes ne puissent m’arrêter, je plonge dans le halo.
Je suis projeté en arrière avec une violence inouïe. Lorsque j’ouvre les yeux, je suis de retour dans le présent, au pied de la Porte de Mons. Tout est silencieux. La ville moderne s’étend autour de moi, comme si rien ne s’était passé. Et pourtant, dans ma poche, je trouve un morceau de tissu grossier, une relique de ce voyage insensé. Une preuve que, peut-être, je ne suis pas fou.
Je me relève lentement, les jambes encore flageolantes. Alors que je m’apprête à quitter les lieux, un détail attire mon attention : une petite borne lumineuse s’est allumée près de la porte, avec un écran digital clignotant. Intrigué, je m’approche. En lettres rouges, un message s’affiche :
"VOYAGEUR DU TEMPS : GAME OVER. NIVEAU TERMINÉ. SCORE : 1250. VEUILLEZ RETOURNER AU MENU PRINCIPAL POUR CONTINUER OU APPUYER SUR RECOMMENCER POUR TENTER D'AMÉLIORER VOTRE SCORE."
Je recule, hébété. Était-ce un rêve ? Une simulation ? Tout semble bien réel, pourtant… Mon doigt hésite avant d’appuyer sur l’unique bouton, marqué “Recommencer”. Alors que je presse ce bouton, un sourire nerveux éclaire mon visage. Me voilà à nouveau devant cette Porte de Mons majestueuse. Cette fois-ci, je ne peux plus échouer.
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