CHAPITRE 6 : LE PRIX DU CHANGEMENT
Telle une machine de guerre, ma mâchoire d'acier grande ouverte, prête à dévorer le savoir, je viens d’acquérir mon arsenal : Père riche, père pauvre, La semaine de quatre jours, Comment se faire des amis. Armée de ma future intellection, le vent en poupe, je me permets une petite flânerie au gré du vent.
Une tentation fugace, presque coupable. Je ne devrais peut-être pas ! Mon esprit calcule fiévreusement : abonnement salle de sport (quatre-vingt-cinq euros), orthodontiste (cent-cinq euros, mensuels, toujours) ... plus les livres (cinquante euros). J'ai fait danser beaucoup d'écus ! Une voix intérieure, tranchante, résonne .
— Tu n’as pas besoin d’être belle. Pour qui ? Pourquoi ? Regarde ton reflet dans cette vitrine... À quoi bon ?
Le doute m’effleure. Oui, mais... j’en ai envie. Profondément. La pulsion est plus forte. Je pousse la porte.
Un mur d’air chaud et parfumé me frappe, contrastant violemment avec le froid mordant de la rue. L’odeur sucrée, presque gourmande, du shampoing se mêle aux effluves piquants des laques, colorations ammoniaquées et soins capillaires, créant un parfum enveloppant. Oppressant, presque.
Le bourdonnement constant des sèche-cheveux tisse une toile sonore, percée régulièrement par le clic-clac métallique et précis des ciseaux, un rythme implacable. Des bribes de conversations flottent dans ce brouhaha feutré :
— Tu as vu la météo pour demain ?
— Et alors, ce dîner avec ta belle-mère ?
— Ah non, ma tarte était complètement ratée, une catastrophe ! Des échos de vies ordinaires, étouffés par l'activité frénétique du lieu.
Soudain, une légère pression serre ma poitrine. Pourquoi suis-je ici ? L’excitation initiale vacille, remplacée par une appréhension sourde. Je m’approche du comptoir, les mains moites.
— Bonjour, Madame, ce serait pour mes cheveux… Ma voix, fragile, se brise presque sur les derniers mots. Dès qu’ils sont prononcés, je perçois leur absurdité. Pour mes cheveux… Quelle idiote ! Un frisson d’agacement me parcourt l’échine.
La coiffeuse, une femme au regard vif, habituée sans doute à ce genre de bafouillages de clientes indécises, ne relève pas. Un sourire professionnel aux lèvres.
— Bien sûr, suivez-moi.
Je la suis, tentant de chasser la gêne persistante. Propulsée dans un large fauteuil face au bac à shampoing, je renverse la tête, les yeux clos. L’eau chaude coule sur mon cuir chevelu, suivie du contact onctueux du shampoing. Puis viennent les doigts de la coiffeuse, fermes, précis, massant avec une expertise qui déclenche des vagues de bien-être dans tout mon corps, faisant oublier un instant le bruit et mes doutes.
— Vous avez de magnifiques frisettes, Madame ! Fortes et avec un beau mouvement naturel, remarque-t-elle en rinçant. Vous avez beaucoup de chance. Mais attention, les frisettes demandent de l’attention, vous savez. Un bon masque hydratant une fois par semaine, éviter le brushing trop chaud… Les garder nourries, c’est la clé pour éviter les frisottis et conserver leur souplesse.
— Je vous fais donc un soin en profondeur pour aujourd’hui ? propose-t-elle alors que je me redresse, enveloppée dans une serviette chaude.
Mon cœur fait un bond. Un soin ? Combien ? Mes doigts se crispent sur les accoudoirs en similicuir froid. Trop dépensé aujourd’hui.
— Non, merci, répondis-je, un peu trop vite, craignant de céder par réflexe.
Installée maintenant devant le grand miroir, l’environnement me frappe à nouveau.
À gauche, un petit garçon fait joyeusement tourner son fauteuil, sa mère détaillant ses souhaits capillaires à une autre coiffeuse.
À droite, une femme imposante, sourcils broussailleux, le nez plongé dans un sudoku, ne lève la tête que pour gratter son crâne avec son stylo… qu’elle porte ensuite machinalement à sa bouche en cas de doute. Un détail incongru qui me distrait une seconde.
Puis mon attention revient au miroir. La coiffeuse prend mes mèches entre ses doigts experts, les étudiant, observant la forme de mon visage.
— Alors, qu'allons-nous maintenant ? Quelque chose de plus léger, de plus actuel peut ? Avec votre visage rond, on peut vraiment jouer sur le volume et le cadrage pour l’affiner. Nous allons évité les longueurs trop lourdes qui tirent vers le bas… mais sans aller vers une coupe trop courte, type garçonne, si vous n’aimez pas ça. Quelque chose qui mette en valeur vos boucles et votre regard ?
Son diagnostic est rassurant. Elle comprend la morphologie, le désir de changement sans rupture brutale.
— Oui, quelque chose de… différent. Plus léger, comme vous dites. Mais qui garde un peu de longueur, s’il vous plaît.
Elle hoche la tête, une lueur de projet dans les yeux.
— Je vois très bien. On va dégager la nuque, alléger la masse, créer du mouvement autour du visage. Vous allez voir, ça va vous métamorphoser sans vous dénaturer.
Et les ciseaux se mettent à danser. Snip. Snip. Le son est net, définitif. Je regarde, fascinée et un peu anxieuse, les lames argentées qui scintillent sous les néons. Des vagues lourdes, et sombres tombent en silence sur le sol carrelé, s’accumulant comme des fragments de mon ancien moi qui se détachent, une à une. Une perte tangible.
J’ai hâte de sortir, pensai-je soudain, une boule d’appréhension dans l’estomac. Je vais avoir une drôle de tête.
— Je t’avais prévenue ! gronde la petite voix critique en moi.
Le séchoir vrombit, modelant les nouvelles formes. Puis le silence revient. La coiffeuse fait un dernier tour avec ses ciseaux, affinant une ligne, puis recule, satisfaite.
— Et voilà ! C’est fini. Regardez-moi ce résultat !
Je lève les yeux vers le miroir. Et je reste figée. Mon reflet... ce n’est pas tout à fait moi. Ou plutôt, c’est une version inconnue, révélée. Mes cheveux, nettement plus courts, dessinent une courbe nette et moderne autour de mon visage. La nuque est dégagée, offrant une sensation de légèreté inédite. Mes doigts l’effleurent instinctivement, cherchant la masse disparue, trouvant ce vide étrange et aéré.
Des ndulations plus légères, disciplinées, encadrent mes joues. Une frange souple et aérienne souligne mes yeux, leur donnant unnouveau regard. La coiffeuse a réussi son pari : affiner mon visage rond sans le dénuder, donner du caractère sans virilité.
C’est différent. Radicalement. Une étrangère me fixe, avec mes yeux, mon nez, ma bouche... mais transfigurés. Elle semble plus assurée, présente.
Est-ce vraiment moi ? L’hésitation se mêle à une fascination grandissante. L’image oscille entre nouveauté déroutante et une étonnante familiarité, comme si cette femme avait toujours été là, cachée sous la masse de cheveux.
— C'est fini voilà.
La phrase de la coiffeuse résonne comme un constat. Je continue de scruter mon reflet, captivée. Un instant, je ne me reconnais pas. Puis, lentement, les traits se fondent dans une identité nouvelle.
C’est moi… mais une moi que je n’osais imaginer. Comme si cette coupe avait levé un voile, révélant une partie de moi-même que j’avais refoulée. J’inspire profondément, un souffle qui semble gonfler cette nouvelle personne dans le miroir. Je me redresse lentement dans le fauteuil, la texture du similicuir encore imprimée dans mes paumes.
Une gamme complexe d’émotions m’agite : un pincement de nostalgie pour les mèches perdues, une excitation nerveuse face à l’inconnu, et surtout, une lueur naissante, timide mais bien réelle, de… plaire.
À cette nouvelle Kalia qui me fixe, intensément, du fond du miroir , je lui dit "bonjour"
La coupe est réalisée, et, comme un écho du passé, une phrase me revient. "Tu serais plus jolie avec les cheveux courts, ça dégagerait ce beau visage que tu caches sous ta frange."
Cédric me l’avait dit un jour, avec une assurance tranquille, comme s’il savait ce qui me conviendrait mieux que moi-même.
Est-ce pour cela que je pense à lui maintenant ? Que mon esprit fait le lien entre cette transformation et ses mots ?
Qu’en penserait-il ? Ma nouvelle tête, mes cheveux coupés, mon visage transformé… Est-ce qu’il remarquera quelque chose ou bien passera-t-il devant cette version de moi sans la voir ? Instinctivement, un joli sourire se dessine sur mes lèvres.
En sortant, je prends une profonde respiration. L’air frais caresse ma nuque dégagée, un frisson glisse sur ma peau. Je marche, portée par un mélange de pensées et de sensations, et bientôt, la rue m’absorbe.
Je passe devant le Monoprix où nous avons travaillé, lui et moi, au rayon fromages. Je me souviens des rires, des confidences échappées entre deux clients.
Des regards échangés, des gestes esquissés, des baisers furtifs, à peine assumés, comme si franchir cette frontière risquait de tout bouleverser.
Notre relation était vraie, sincère. Pas une aventure, pas un amour, mais un appui, un repère.
Une relation claire sans ambiguïté. Peut-être que je n’avais jamais voulu franchir cette frontière parce que l’idée d’une autre perte me paralysait. Je connaissais déjà l’absence, celle qui laisse un vide sans réponse. Celle qu’un père laisse derrière lui, sans un regard en arrière.
Un homme peut partir, disparaître, ne jamais revenir. Et moi, que faisais-je ? J’empêchais toute possibilité d’un attachement trop profond, trop risqué.
Cédric ne le savait pas, mais il était mon équilibre, mon échappatoire.
La dernière fois que je l’ai vu… ça remonte à si longtemps déjà. Parfois, je me demande ce qu’il est devenu. A-t-il continué à enchaîner les mutations et les changements, toujours en mouvement, insaisissable ? Ou bien a-t-il trouvé un point d’ancrage, un endroit où se poser enfin ?
Mon regard glisse sur la vitrine. "Pas mal cette nouvelle coupe, j’aime assez."
Un sourire léger flotte sur mes lèvres. Le soleil décline la lumière s’étire sur les vitrines. Une mère tente de retenir son enfant, un klaxon résonne et quelque part, dans cette agitation, un souvenir prend enfin sa vraie place.
Et puis, alors que je m’apprête à tourner dans la rue Belles-Fleurs, mon regard s’arrête. Quelqu’un au loin. Une silhouette élancée, un sourire assuré… Ce n’est pas possible.
Je plisse les yeux. Est-ce bien lui ? L’espace d’un instant, mon souffle se suspend.
Cédric !!
Il avance d’un pas tranquille, la même assurance, le même sourire. Il marche dans la direction opposée à la mienne. Une part de moi sait qu’il me verra. Qu’il ne passera pas devant moi sans s’arrêter.
Lorsqu’il relève la tête, son regard croise le mien.
— Tiens, Kalia ! Je me demandais si c’était bien toi.
À peine avons-nous échangé quelques mots que Cédric se penche vers moi et dépose un baiser rapide sur ma joue. La chaleur de sa peau contre la mienne me surprend.
Mon estomac se serre. Un frisson me traverse et aussitôt, je sens la chaleur monter en moi.
Je recule légèrement, cherchant à masquer ma gêne, mais mon sourire me trahit. Il le voit, évidemment.
Il esquisse un sourire et, d’un ton léger, lance :
— Je t’accompagne un bout de chemin.
Nous marchons côte à côte, trop proches peut-être, nos corps se frôlant parfois au rythme de la ville. Son parfum flotte dans l’air, une odeur légère et boisée qui me rappelle vaguement quelque chose.
Son sourire large et confiant capte mon attention, son assurance intacte malgré les années.
Cédric, ancien tireur d’élite, trois mariages au compteur, la cinquantaine assurée. Une Carrure svelte , un brin trop mince, mais une prestance indéniable.
D’un geste instinctif, il remonte ses lunettes sur le dessus de son crâne, ce tic familier, cette nonchalance étudiée qui lui donne l’air d’un homme qui maîtrise tout.
Je l’observe un instant, amusée. Certains détails ne changent jamais.
Son regard glisse sur moi, s’attarde un instant.
— Tu as changé… Tes cheveux…
Sa voix n’est pas juste affirmative. Elle semble chercher quelque chose derrière l’apparence, comme si mon changement dépassait cette coupe.
Je relève la tête.
— Oui, un peu. Ça se voit tant que ça ?
Son sourire s’élargit.
— Ça te va bien. Ça dégage ton visage.
Je baisse légèrement les yeux, effleurant une mèche du bout des doigts. Il se souvient, alors ?
Un silence s’installe, suspendu entre nous, avant que je ne reprenne.
— Et toi, tu n’as pas changé… Toujours ce même air sûr de toi.
Il rit doucement, remonte ses lunettes sur son crâne avec sa nonchalance habituelle.
— On va dire que je m’entretiens. Et toi, comment vas-tu ?
— Bien… Enfin, ça dépend des jours, mais oui, ça va.
— Je vois. Toujours à l’hôtel ?
— Ben oui. Et toi, je ne te vois plus au Monoprix ?
— Non, j’ai été muté à celui de la rue Belles Feuilles, à côté de la rue de la Pompe.
— Ah ! D’accord, et tu t’y plais ?
— Oui, l’équipe est sympa… Enfin, pour le moment !
Cédric sourit, mais une lueur amusée traverse son regard.
— Et tes amours ? Toujours aussi mouvementés ?
Je roule des yeux, mi-souriante, mi-exaspérée.
— Mouvementés ? Ça se voit tant que ça ?
Je plaisante, jouant avec ses mots, avant de hausser les épaules.
— Disons que c’est calme.
Il hoche la tête, amusé.
— Et toi ? Toujours fidèle à tes habitudes ?
Je croise les bras et le fixe, faussement sérieuse.
— Trois mariages… Tu comptes en faire une collection ?
Il éclate de rire, secoue la tête.
— Qui sait, peut-être que je finirai par prendre ma retraite aussi de ce côté-là.
Il s’arrête à l’angle.
— Je te laisse, je prends cette rue à droite.
— D’accord, à plus alors, on s’appelle !
Notre distance s’amplifie, la ville continue de vibrer autour de moi.
Enfin chez moi. C'est avec une certaine désinvolture que je jette mes affaires sur mon lit, comme le ferait une dame du grand monde, épuisée par sa journée shopping.
Ma chatte me regarde bizarrement l'air de me dire "Tu as vu l'heure à laquelle tu rentres ?" De petit gabarit, elle appartient à la race des écailles de tortue, sa robe est grise, ses yeux couleur orange.
"Eh bien, ma Douchka, tu n'aimes pas ma nouvelle coupe de cheveux ?" Je me penche vers elle pour lui faire un câlin, elle décide de me snober, tourne ses coussinets, sort sur le balcon. Je laisse la demoiselle bouder.
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