CHAPITRE 26 : ENTRE DEUX GARES

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Dix heures. Gare Montparnasse.

Je me tiens dans ce seuil sans seuil, lieu d’attente sans ancrage. Traversée par la foule, le bruit, les regards qui glissent sur moi comme la pluie sur le béton, ou rien n’accroche, rien n’arrête. On presse le pas, on disparaît.

Un étau se serre sous mes côtes : je suis Madame Tout-le-Monde, silhouette interchangeable, perdue dans le brouhaha. Pourtant... une quiétude paradoxale m’enveloppe. Cette invisibilité est un linceul léger.

Et soudain, une joie insidieuse fuse de mon ventre, monte à ma gorge. Inexplicable, irrévérencieuse. Je me sens libre, habitée par cette foule tant haïe qui, aujourd’hui, ne me ronge plus, mais m’attire. Passagère silencieuse, je me laisse engloutir volontiers

Autour de moi, les commerces alignent leurs néons voraces : bureau de tabac, traiteur chinois, distributeur aux lueurs clignotantes. Mon regard bute soudain contre une colonne de marbre puis glisse vers les hauteurs.

Je m’arrête net, au milieu du flot pressé. La tête renversée, je bois la voûte vertigineuse. Le dôme de la gare Montparnasse déploie sa dentelle métallique, tissant l’acier et la lumière en une cathédrale laïque. Des murmures rebondissent sur les céramiques Art déco, se perdant dans les ogives de verre. "Mon Dieu... quel palais des voyageurs", soufflé-je. Je fais un lent tour sur moi-même : l’immensité m’enveloppe. Mon regard se perd là-haut ou des angelots de fonte dansent sous les poutrelles, tandis qu’en bas, les odeurs de café brûlé et d’asphalte mouillé collent au sol luisant.

Je traverse cet espace entre-deux comme un rêve sans narration. Et je m’y tiens, droite. Enfin. Vivante. « C’est incroyable » pensé-je

Je reprends ma marche. Mon pas claque sur le carrelage. À travers les battements de semelles, j’entends déjà le quai vibrer. Plus qu’un endroit, c’est un théâtre à ciel ouvert où tout palpite.

Je dépasse un kiosque de journaux, frôle un enfant cramponné à sa peluche, me faufile entre une valise cabossée et un couple enlacé. Les roulettes des bagages crépitent comme une pluie métallique. Une femme traîne son cabas en jurant doucement. À côté, un homme en costume froissé se parle tout bas, oreillette invisible.

Tout est en tension, tout est en suspens.
Les voix montent et décroissent dans un capharnaüm d’annonces. Une mère ajuste la capuche de son fils, un adolescent pianote frénétiquement sur son portable, un vieux monsieur rit devant ses mots fléchés.

Quelque chose m’échappe dans ce tumulte... et pourtant, je trouve ça presque beau.

— Moais… Il n’y a rien d’exceptionnel ! me souffle ma petite voix.
— Ne vois-tu pas tout ce monde ? Ne ressens-tu pas cette effervescence ?
— Oh ! Cocotte ! Tu es dans une GARE !
— Toujours aussi aimable… Mais… Attends ! Je ne vois pas mon train sur le tableau d’affichage.
— Tu prends celui pour Rennes.
— Comment le sais-tu ? Je n’ai pas confiance en toi.
— Non, il est évident que madame préfère écouter la parole d’inconnu.
— Es-tu venue pour m’en rajouter une dose ?
— Oh ! Moi, ce que j’en dis…
— Alors, tais-toi !
— Mais avant que je me taise définitivement… renseigne-toi auprès de cette dame, là, derrière toi. Son faciès me plaît.
— Quel toupet…

Je me retourne d’un geste sec. Un brin d’hésitation me traverse. Mon sac cogne ma hanche, les semelles claquent sur le sol humide. La dame est droite, posée dans l’agitation.
— Bonjour, madame.
Elle se retourne, surprise, mais son sourire est franc.
— Bonjour.
— Excusez-moi de vous interpeller de la sorte…
— Il n’y a pas de mal.
— Je dois me rendre à Saint-Brieuc, mais aucun train n’est indiqué.
— Prenez celui pour Rennes.
— Mais… il n’est nulle part !
— À quelle heure partez-vous ?
— Dix heures cinquante-sept.
— C’est normal. Vous avez une heure d’avance.
— Ah… D’accord. Merci beaucoup, c’est très gentil.
— Avec plaisir, mademoiselle. Bon voyage.

Je hoche la tête, m’éloigne, le hall s’ouvre sur un couloir de verre. Sous mes pas rapides, le sol résonne. À droite, un enfant pleure, à gauche, un bagage dérape. Des partenaires s’enlacent devant un distributeur de confiseries. Les annonces mécaniques se perdent dans le vide.

Je longe la voie 3. L’odeur métallique du rail me prend à la gorge. Un train arrive dans un soupir hydraulique. Portes ouvertes, panneau illuminé : Rennes. Voiture 7. Siège 7.
Mon billet dans la poche, je serre la sangle de mon sac. Mon ventre se serre d’excitation ou de peur ?

L’air se fait plus frais au quai, chargé d’huile de frein et de poussière de ballast. Un train s’ébranle dans un souffle rauque, portes claquant sec. Le vent s’engouffre. La voie d’accès bourdonne : ça parle, se presse, hésite.

Voiture 7. Je monte.

Je progresse dans le couloir étroit, sac à l’épaule, bousculant parfois les accoudoirs. Mes pas résonnent sourdement sur le tapis caoutchouteux, absorbés par la rumeur du train encore immobile. L’air sent le plastique tiède, l’acier, et une note de parfum sucré.

Siège 7. Le mien.

Je m’installe coté fenêtre avec la sensation d’un choix enfin assumé, comme si chaque geste confirmait que j’étais exactement à ma place. Le tissu du siège gratte à peine, mais il a la solidité tranquille de ce qui suffit pour cet instant présent. Mon fourre-tout glisse à mes pieds, mes épaules se relâchent, mon dos s’ancre contre le dossier. Et là, une pensée me traverse, douce et inattendue, J’y suis. Pas seulement physiquement. Je suis là. Droite, stable, vivante. Et pour la première fois depuis longtemps, je n’ai pas envie de fuir ce moment.

A ma droite, une grand-mère s’affaire calmement avec deux petites filles. L’une sort un cahier de coloriage, l’autre aligne des figurines entre les sièges comme si la moquette était un royaume. Les tablettes sont déjà investies : livres cornés, feutres sans bouchon, miettes de biscuit. Ça sent le lait vanillé.

Petite fille… connais-tu ton bonheur ? L’insouciance. La tienne. La mienne, il y a très longtemps.

Le train frémit doucement, puis s’ébranle dans une vibration presque choisie. Une secousse discrète me traverse, comme si le monde venait de changer d’angle.

Nous quittons la gare lentement, longeant les quais, frôlant les barrières métalliques, les affiches publicitaires, les trains à quai encore engourdis. Je regarde défiler ces images lentes. Puis le décor s’ouvre. Les bâtiments s’écartent. Le ciel prend plus de place.

Et alors, seulement alors. Sur les rails de l’oubli de mon existence, que le train file à grande vitesse.

Je regarde sans vraiment voir. À travers la vitre, le paysage s’étire, se désagrège, se reforme au gré d’une aventure dont j’ignore encore le nom. Des bosquets flous, des hangars blessés de tags, Des chantiers abandonnés, des entrepôts léthargiques … Tout passe. Tout glisse.

Je lève les yeux vers le ciel. Des nuages blancs, épais, cotonneux, indolents, se meuvent lentement, presque immobiles, et j’ai cette sensation étrange que je fais partie de la scène. Une figurante au rôle muet. Mais peut-être que ces formes mouvantes cherchent à me dire quelque chose. Peut-être veulent-elles me guider vers une forme de bonheur... imparfait, bancal, mais possible.

Une certaine quiétude s’infiltre. Une paix fragile, comme la brume qui ne sait pas encore si elle veut rester ou se dissiper. Et dans ce calme relatif, une incertitude s’installe. Je n’en ai pas peur, pas cette fois.

Je me laisse porter par cet instant suspendu, où rien ne presse, où même penser semble avancer à pas feutrés. C’est là que, sans bruit, une autre réflexion affleure…

L’acceptation de soi. Est-ce cela ? Cette permission silencieuse de ne plus lutter contre soi-même ? Serais-je… en train de frôler un palier de sagesse ? Pas une révélation fracassante. Juste un glissement, une lumière douce au bord d’un repli intérieur. Puis surgit une pensée brutale, nue, tranchante, mais étrangement paisible, nous serons seul. Jusqu’à la dernière marche. Personne ne tiendra notre main au seuil, sinon nous-même.

— Eleonora, tes pieds… Arrête de gesticuler dans tous les sens, tu vas finir par déranger la dame ! gronde doucement la vieille femme, en replaçant une peluche tombée au sol.

Un rire discret fuse entre les deux fillettes, étouffé aussitôt dans la manche d’un gilet. Des crayons roulent, une figurine rebondit contre la tablette. Le train tangue à peine.

— Non… elle ne m’importune pas du tout, bien au contraire, dis-je avec un sourire, en tournant lentement la tête.

Alors, son regard de charbon se tourne vers moi.

— Pardon madame, souffle la petite, les joues rougies par la gêne.

— Ne t’inquiète pas, tu ne m’importune pas.

Elle hoche timidement la tête, puis déjà, sa voix s’élève, plus vive, plus libre, en se retournant vers sa grand-mère :

— On mange quand ? J’ai faim !

— Moi aussi, mémé, z’ai faim ! ajoute sa petite sœur, en mâchant un coin de biscuit déjà trop émietté.

Un rire en cascade, cristallin, rebondit entre les sièges. Une paille aspire le fond d’une briquette, un emballage plastique craque, un livre se referme d’un claquement mou.

Je ne peux m’empêcher de les observer plus attentivement. Eleonora doit avoir huit ans. Sa jolie peau mate fait ressortir l’intensité de ses yeux noirs. Ses cheveux châtain foncé sont retenus par un élastique décentré, tombant paresseusement sur sa nuque.

Tandis que je détaille la petite, un souvenir affleure Boucle d’or et les trois ours. Une image d’enfance. Ses longs cheveux blonds, bouclés comme des volutes, sont retenus par un serre-tête noir. Son regard vert, large et limpide, scintille d’innocence.

L’une est nuit, l’autre est lumière, et pourtant, elles jouent sur le même tempo.

Et si j’avais une petite fille ? Serait-elle à mon image ? Brune avec une chevelure ondulée et des yeux noisette ? Peut-être qu’Alicia...

— Pourquoi ne manges-tu pas ? me demande Eleonora, la bouche à moitié pleine de pain brioché, des miettes collées au coin des lèvres.

Je sursaute légèrement. Sa voix perce le fil de mes pensées comme une flèche dans l’eau.

— Pardon… ? désarçonnée, je reviens de loin. La petite me sort de mon état cotonneux.

Elle me fixe, sérieuse, tout en mastiquant.

— Tu ne manges pas ?

— Je n’ai pas faim pour le moment.

Elle observe mon carnet, les sourcils froncés d’intérêt.

— Tu écris quoi ? Tu as des devoirs à faire toi aussi ?

Je souris.

— Oui, si tu veux… je rédige un poème.

Elle s’arrête net de mâcher, les yeux écarquillés, visiblement fascinée.

— Je peux le lire ?

— Bien sûr.

Je lui tends mon carnet, qu’elle attrape avec précaution, comme si je lui remettais un trésor.

Elle ramasse ses jambes sur le siège, se cale contre l’accoudoir, et pose le carnet à plat sur ses genoux. Sa petite sœur continue de jouer à côté sans prêter attention. Eleonora, elle, est immobile, concentrée. Elle suit les lignes du doigt, lentement.

— Ta poésie… elle s’appelle “Complainte” ?

Elle prononce le mot à mi-voix, en hésitant sur les syllabes, comme si elle découvrait un mot interdit.

— Oui.

Elle lève les yeux vers moi. Son regard a changé, plus grave, presque doux.

— C’est quand on est triste, une complainte ? Comme une chanson qui pleure ?

Je hoche la tête, touchée par sa lucidité soudaine.

— C’est exactement ça.

COMPLAINTE

Que t'arrive-t-il, l'amie ?
Je pleure.
— Tu pleures ?!
— Oui. Un ami...
Était-il mort ?
— Non... Il dort.
Alors, pourquoi ces larmes ?
Il m'a laissé sans armes.
Alors ?
J'écris...
Avec toutes les larmes de mon corps, j’écris.

Que dois-je faire ? Grandir, mûrir, ou mourir ?
— Prie !
— Moi ? Grand Dieu, non !
Et au nom de quoi te prierais-je ?
— De la vie.

La vie... Un si joli mot.
Tour à tour, elle vogue au gré des flots,
Oui, sans bruit et avec ses maux,
Elle te porte au fil de l'eau.
Elle est berceuse d'illusion,
Sans soumission,
Ni obligations.

Relève-toi, sèche tes larmes,
Au combat repars,
De tes sentiments faisant part.
Et à tout hasard,
Au détour d'un phare ou d'un port,
Largueras-tu les amarres ?

Crois en toi, car ton existence
N'appartient qu'à ton choix.

Quand elle termine, elle reste silencieuse, les yeux fixés sur le dernier vers. Elle ne bouge plus. Le grondement du train emplit l’espace autour de nous.

Puis elle souffle, sans me regarder :

— J’ai pas tout compris… Mais ton poème… Il est beau.

Je sens un nœud léger se défaire dans ma poitrine. Comme une main minuscule posée là. Et je me dis que parfois, c’est dans les mots d’une enfant qu’on trouve la meilleure des lectures.

Un grésillement s’élève dans les haut-parleurs, suivi d’un bref silence. « Mesdames et messieurs, dans quelques instants, notre train entrera en gare de Rennes. Veuillez ne rien oublier à votre place… » La voix mécanique se dissout dans le ronronnement des roues.

Le train glisse alors en gare de Rennes, dans un long soupir d’acier et de vapeur. Alors que le train ralentit, un souvenir revient.

C'était un juillet brûlant, l'air vibrait de chaleur comme au-dessus d'un four. Nous avions roulé depuis Paris, ma mère au volant, tôt ce matin-là où mon fils prenait son envol. Il entrait à Centrale, major fier, maître de choisir son premier nid.

Combien de petits studios avons-nous visités, ce jour torride ? Le chiffre s'est effacé, mais je revois nos pas, lui et moi, traçant des chemins invisibles entre les immeubles. Sa grand-mère, un peu lasse, nous attendait sur un banc, îlot de repos à l'ombre tremblante.

Et je revois surtout ses yeux cherchant les miens : « Et celui-ci, Maman, tu en penses quoi ? » Quelle tendresse enroulée dans sa question, quelle fierté douce mêlée à l'inquiétude. Nous examinions chaque recoin comme des archéologues du bonheur : la danse du soleil sur le carrelage, le murmure des pièces entre elles, la distance jusqu'aux amphis prometteurs.

Mon bébé partait... Il lui fallait un écrin parfait, un cocon où déplier ses ailes neuves.
Et le train, aujourd'hui, s'immobilise dans un dernier frémissement.

La petite gigote, lasse de rester en place. Ses jambes balancent, son menton s’enfonce dans son gilet.

— Mémé, c’est quand qu’on arrive ? demande-t-elle en triturant un coin de peluche usée.

— Bientôt, ma chérie. Encore un peu de patience, répond la grand-mère, en cherchant dans son sac un biscuit miraculeux.

— Moi, ze veux descendre… ze veux zouer, ze veux zouer !

— Je sais, souffle la vieille femme en souriant, tu pourras bientôt.

— Ze veux aller au jardin, avec papa et maman.

— Ils viendront vous voir ce week-end. Aujourd’hui, c’est chez Mamie que ça commence.

— Ze veux faire du vélo ! Avec mon casque rose !

— Oui, ton casque t’attend déjà.

Mais la voix s’étire, la fatigue gagne.

— Ze suis fatiguée… ze veux rentrer…

Elle se met à pleurnicher, blottie contre l’épaule de sa grand-mère.

Un signal sonore retentit. Puis la voix métallique du train résonne :

« Mesdames et messieurs les voyageurs, nous entrerons en gare de Saint-Brieuc dans environ dix minutes. Veuillez préparer vos affaires. »

La vieille femme se penche :

— Tu as entendu, mon cœur ? C’est presque maintenant.

La petite hoche la tête, frottant ses paupières du poing. Elle renifle, puis se redresse avec un sérieux soudain.

— Alors moi… ze vais préparer mon sac.

Et elle s’active, d’un sérieux soudain, ramassant ses feutres comme si elle rangeait un trésor.

Le train ralentit doucement. Le grondement des roues s’atténue, les secousses s’espacent. Je referme mon carnet.

Je rassemble mes affaires dans un geste calme. Le crissement de la fermeture, le sac qu’on ajuste sur l’épaule, les pages qui se ferment sans bruit.

Autour de moi, les tablettes claquent, des voix basses s’élèvent, des manteaux sont tendus, enfilés à la hâte. Le wagon bruisse d’un mouvement contenu.

Un signal sonore résonne. Les portes s’ouvrent dans un souffle de métal et d’air frais.

Je me lève, je marche doucement vers la sortie. Et au moment de poser le pied hors du train...

Un parfum de sérénité m’entoure.

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