La réunion de rentrée
La première réunion de la rentrée est le pire supplice que je connaisse. Revoir toutes ces gueules de cons hypocrites, faux-culs ou arrivistes, ça me broute. Chaque année c’est la même chose, trois semaines loin du boulot et je n’ai qu’un seul rêve : gagner au Lotto.
Et chaque été cette perspective vouée à l’échec se solde par un échec et je me retrouve à user mes jeans sur les chaises même pas confortables de la salle de réunion (entendez la ludothèque et son mobilier conçu pour des enfants de 8 ans). Je n’écoute déjà plus le ronron des conversations quand mon prénom est soudain prononcé un peu trop fort.
— Céline, tu es avec nous ?
(non je fais une tournée de chant sur Mars, connasse)
— Céline, cette année tu feras les animations avec Paulette autour du petit Chaperon rouge.
— Bien, chef !
— Ne m’appelle pas chef, j’aime pas ça. Et tu le sais.
— Ok chef.
— (...)
— (...)
— Tu te souviens du principe des contrats-lecture ?
— Pas trop bien… Ça se faisait avant non ?
— Oui et je voudrais que tu reprennes, c’est un système d’animations à répétition pour fidéliser les enfants à la bibliothèque. Je trouve que ça fonctionnait bien.
— Ça fonctionnait… et on a arrêté ?
— (...)
— Pardon, je t’écoute.
— Le principe c’est de rencontrer le même groupe de gosses quatre fois dans l’année. Tu vas une fois dans la classe, histoire de faire connaissance avec eux dans leur environnement (c’est des cinquièmes primaire) puis les trois fois suivantes, ils viennent à la bib. Comme ils te connaissent, tu leur sers de référent, ils prennent l’habitude de la bibliothèque, ça les rassure, ça les fidélise. Voilà le concept. Sinon, on a l’habitude de prendre une thématique qu’ils aiment histoire de les mettre en confiance.
— Et le chaperon rouge dans tout ça ?
— Paulette aime bien et c’est un conte clé dans leur développement, le complexe d’Œdipe, tout ça, tu vois ?
Ben non je vois pas. Mais je sens qu’il va falloir que je voie. Que je bosse la thématique pour pas avoir l’air de l’inculte que je suis. Mais qu’est-ce que j’ai choisi comme job de merde. J’aurais pu être peinarde à placer des perfusions ou à conduire des trams, et non je suis dans un milieu culturel prout prout où je dois faire semblant d’être convaincue que les contes seraient des étapes INDISPENSABLES dans le développement de l’enfant. QUOI comment qu’entends-je, qu’ouïs-je ? mais il faut tout arrêter, récolter des fonds et monter une expédition au Yémen, en Afghanistan en Syrie ou n’importe quel pays en guerre et aller fissa répandre cette bonne parole, gaver les gosses de contes, à défaut de bouffe décente ou de bouffe tout court et peut-être, peut-être que l’un d’entre-eux découvrira alors, grâce à notre aide, grâce à je ne sais quel miracle de connexion de neurones, le moyen de faire cesser une situation initiale catastrophique (les guerres, la famine, une épidémie de choléra, voire les trois en même temps) en repérant les gentils adjuvants de leur vie pas très réjouissante, en neutralisant les méchants opposants et hop, voilà : situation finale éblouissante, tout le monde est guéri. Youpi. Amis conteurs, merci. Des centaines d’années que vous avez pondu vos textes et ils aident encore. Moi je dis au génie.
Je me contente de demander à ma chef comment elle voit le déroulement pratique. Je contourne ainsi Œdipe sans avoir l’air trop conne.
— C’est simple. Tu vas dans leur classe te présenter, parler de la bibliothèque et de tout ce qu’on peut y faire. L’EPN, la ludothèque, les salles d’études, la recherche documentaire, tout ça. Puis tu leur racontes une histoire qui a un rapport avec le chaperon rouge, mais sans leur parler du chaperon rouge. C’est une surprise.
— (...)
— Après quelques semaines, deux trois pas plus, ils viennent à la bibliothèque et ils choisissent une histoire dans les cinq que tu leur auras présentés. Tu prends des contes dérivés ou quelque chose qui se rapporte au chaperon, tu vois. Là, normalement, ils doivent avoir deviné de quoi on parle. Et tu travailles le contenu du vrai conte. Celui de Perrault, je préfère. Tu as des questions ?
— Et la quatrième fois ?
— Ils écrivent un conte.
Rien que ça ?
— Attends-ten-ten-ten-ten. On m’a appris à l’école normale qu’on ne pouvait demander aux élèves que des choses qu’on était capable de faire soi-même. Et moi, j’y connais rien moi en contes. Il faudrait que je lise lire des guides ou des trucs comme ça.
— Commence par Bettelheim. Bruno. C’est pas mal expliqué. Sinon vois avec Paulette.
— Oui chef. Comme vous avez de grandes idées, chef, comme vous avez de grands projets pour les autres, chef, comme vous déléguez bien. Non, je dois être honnête, ça je ne l’ai pas dit !
J’ai commencé par lire le conte. Celui de Perrault. Non mais je sais pas mais ce mec est d’un trash. Le chaperon meurt, entraîne sa grand-mère qu’avait rien demandé avec elle et le loup s’en tire sans problème, pas même un début d’indigestion. Mais qu’est-ce que c’est que ce souk ? Moi je me souvenais d’une version où le gentil chasseur arrive dans la maison de la grand-mère, comprend que le loup l’a dévorée, lui ouvre le ventre et zou, tout le monde dehors, la vieille et la petite sotte. Tout le monde vivant. Fin de l’histoire.
Mais avec ce Perrault, la sottise de la gamine fait deux morts. Morts pour toujours. Pas de deuxième chance. La vraie vie. On trébuche on se casse la gueule. Pas de bonne étoile, de gentille marraine la bonne fée ou autres fadaises. Pas de bûcheron non plus. En même temps, être sauvée par un gars qui déforeste les poumons de la planète, y a mieux comme scénario. Mais je m’égare. Bon le chef veut du trash, du Perrault. Pas de seconde chance. Les enfants vous serez prévenu, rien ne vous sera épargné. OK, c’est parti.
Comme pour tous les projets sérieux, je dois travailler dans le bureau au deuxième. Le cordonnier est toujours le plus mal chaussé : impossible à un bibliothécaire d’avoir du calme pour bosser dans sa bibliothèque.
Si j’avais été chez moi, je me serais installée confort dans mon fauteuil Poang de chez Ikéa (placement de produit) et mes chaussettes pilou de chez Véritas (replacement de produit). Si vous êtes en train d’essayer de m’imaginer, rassurez-vous, j’aurais porté autre chose qu’une paire de chaussettes, c’est juste que j’ai pas trouvé d’autre sponsor.
Bref, je suis au taf, pas du tout confort à mon bureau, j’ai mes chaussettes ordinaires, la chaise communautaire dont je n’arrive pas à débloquer la manette de réglage et j’entame Bettelheim. Je survole la table des matières, jette un œil à la bibliographie (déformation professionnelle) et j’avale deux chapitres.
Et je suis choquée.
Qui dans l’humanité sait ce que je viens de lire ? Ou qui en France ou qui dans les pays francophones ou qui dans ceux qui ont lu le chaperon rouge ? Non mais c‘est dingue, je suis adulte et je ne savais pas que le rouge symbolise les émotions violentes et particulièrement celles qui relèvent de la sexualité. Cela semble évident, quand on le sait. Mais avant ?
Sans détour, Bettelheim m’apprend que le Petit Chaperon rouge symbolise la petite fille aux portes de la puberté, et le choix de la couleur rouge du chaperon renvoie au cycle menstruel. L’horreur ! Mais encore : le bonnet et la capeline ne sont pas anodins, ils sont offerts par la grand-mère et cette offrande est interprétée comme le renoncement de celle-ci à sa sexualité (du fait de sa maladie et de son grand âge). Oufti, dans quoi j’ai mis le doigt ? (Si j’ose dire!). Je file à la cuisine me chercher un café histoire de faire passer. J’espère qu’il sera fort.
J’ai un problème et c’est peu de le dire. Je suis sensée transmettre ce savoir. À des mioches de dix ans ? Comment je réagirais moi, si j’étais à leur place ? Tiens au fait est-ce que j’ai lu ce conte quand j’étais petite ?
Ma mère ne m’a jamais lu d’histoire mais je revois un livre grand format offert par ma grand-mère avec qui je vivais alors. Les dessins sont nets, très colorés et se détachent d’un fond blanc. J’avais complètement occulté ce livre. Le texte en est serré, réparti sur les deux pages. Parfois l’illustration est petite parfois elle couvre une page entière. La tranche en était jaune.
Cet opus doit encore être chez ma grand-mère, elle a conservé tous les souvenirs de mon enfance. Ce n’est pas ma mère qui aurait pris cette peine. Plutôt du genre à se débarrasser de tout ce qui me concerne, de tout ce qui pourrait lui rappeler mon père.
Bon stop, stop stop stop je vais pas me laisser aller, nostalgie et regrets. J’ai déjà assez donné, hop hop au boulot. Je replonge dans la lecture de Bettelheim et de sa Psychanalyse des contes de fées (1976, tiens, j’avais un an). Après quelques recherches, je découvre que ce livre est devenu un classique de l’approche psychanalytique de ces récits. Qu’il offre un tableau élaboré de la relation entre l’enfant et les contes de fées, en mettant l’accent sur leur valeur thérapeutique pour l’enfant. Bettelheim a longuement analysé des contes populaires et a tenté de démontrer la manière dont chacun d’eux reflète des conflits ou des angoisses apparaissant à des stades spécifiques du développement. Grâce à sa longue expérience clinique en tant qu’éducateur et thérapeute auprès des enfants et leurs parents, Bettelheim élabore des interprétations des contes. Il suggère que les contes aident l’enfant à découvrir le sens profond de la vie tout en le divertissant et en éveillant sa curiosité. Les contes stimulent l’imagination de l’enfant et l’aident à voir clair dans ses émotions mais aussi à prendre conscience de ses difficultés tout en lui proposant des solutions possibles aux problèmes qui le troublent.
Rien que ça !
Comme il dissèque le conte ce Bettelheim.
Mais Perrault, il a pas pu penser à tout ça en l’écrivant, c’est pas possible, c’est juste une histoire qui dit aux petites filles de se méfier des gars. Et je sais même pas si elles comprennent.
Moi, malgré le beau livre au dos jaune, j’avais pas compris.
Les trois petits cochons disent qu’il faut construire une maison solide, ne pas hésiter à bosser dur, à passer du temps à la tâche, si on veut vivre heureux et en sécurité.
Le vilain petit canard explique que peut-être on ne se sent pas bien dans sa peau parce qu’on est un cygne chez les canards, un aigle au milieu des poules. Que ça ira mieux en grandissant ou en étant parmi les siens.
Mais le chaperon, rien. Il me n’a pas aidée, j’ai pas compris de message, pas su ce qu’il fallait faire. Ou ne pas faire.
J’ai suivi le loup moi. Je m’étais méfiée. Je n’étais pas à l’aise. Sauf que déjà, je faisais passer mes désirs après ceux des autres. Je savais obéir. Je voulais plaire, faire plaisir à tout le monde. Certaine que quand tout le monde serait heureux, je pourrais l’être.
Je n’ai presque pas changé. J’agis toujours pour les autres avant moi-même. Je commence juste à comprendre que dans ce schéma, j’ai oublié quelqu’un qui doit aussi être heureux : moi.
Ce jour-là, je portais une fine robe blanche d’été, à courtes manches, fermée sur le devant par une enfilade de délicats boutons nacrés. Le tissu était léger, aérien, je ne la sentais presque pas quand je la portais. Je l’avais adorée. Puis ne l’avais plus supportée. Même la voir c’était trop. Mais ma grand-mère l’avait gardée avec tous mes vieux vêtements et mes jouets. Je l’avais retrouvée dans son grenier. L’étiquette indiquait 122. Je devais donc avoir sept ans.
Oh merde merde merde, je dois trouver un élastique à cheveux rapidement, j’ai recommencé à les arracher sans m’en rendre compte. Un petit tas de longs poils roux enchevêtrés forme un petit nid sur la page gauche de Bettelheim.
J’avais pourtant réussi à me débarrasser de ce toc à la con.
Bouger, je dois bouger sinon je vais pas savoir m’arrêter, je sais comment ça finit, des touffes de cheveux au sol, des trous sur le crâne, j’aurai du mal à les dissimuler, mes collègues les verront, c’est sûr, ils se moqueront de moi ou chuchoteront dans mon dos.
Allez arrête, arrête, occupe-toi, descend, va chercher les titres qui ressemblent au chaperon, ça t’occupera les mains.
Je descends dans la zone ouverte au public. Je lance la recherche dans notre catalogue et aussi incroyable que cela paraisse, je découvre que la bibliothèque où je travaille comporte plus de cent adaptations ou variations autour du petit chaperon rouge. Waouh. Ce récit en a fait des émules.
Je vais tâcher d’en lire un max et faire un choix. J’élimine déjà tout ce qui est trop enfantin, les cartonnés, les bandes dessinées et puis les petits romans. La lecture du texte doit être rapide, lire à haute voix prend neuf fois plus de temps que lire dans sa tête. Faut un truc pas trop long.
Au bout d’une paire d’heures, mon choix s’est porté sur Mademoiselle Sauve-qui-peut de Philippe Corentin, Le petit chaperon vert de Solotareff Mina je t’aime de Joiret. Le grand méchant livre de Catherine Leblanc et La scène de la chemise de nuit de Jean-Luc Buquet.
Il me reste à préparer, pour chaque titre, une petite présentation apéritive. Après, les enfants pourront choisir leur préféré. Je leur lirai celui-là et laisserai les cinq titres choisis en classe que l’enseignant puisse les exploiter et les enfants les lire à leur aise.
Maintenant, il s’agit d’avoir autant d’exemplaires que de classes qui viendront. Je cherche dans notre catalogue collectif, je repère les bibliothèques qui les possèdent, je téléphone, fais des réservations, entretiens les bonnes relations avec les collègues. Les livres me parviendront grâce au prêt inter bibliothèques. Le travail quotidien a repris le dessus, j’ai mis de côté Bettelheim, Grimm et tout le toutim. Je vais déjà mieux.
J’ai rencontré huit classes au total. Le duo avec Paulette a été assez sympa finalement. J’aime assez cet aspect du boulot qui change du train-train. Les premiers rendez-vous en classe se sont bien passés. Ils ont été étalés sur plusieurs jours, des matinées essentiellement. Il s’agit de créer des liens, de prendre le temps nécessaire, de parler de tout et de rien avec les élèves et leur enseignant.
Les semaines ont passé.
Et puis il est venu.
À la bibliothèque. Avec sa classe. Celle de madame L. de la commune de M. Il n’était pas là quand j’avais été dans son école quinze jours plus tôt, j’en suis sûre. Je l’aurais repéré tout de suite. Je ne l’aurais pas oublié. Calme, si calme, trop calme. L’élève qu’on ne voit pas, l’invisible, celui dont l’instit ne doit jamais se plaindre, celui dont plus tard, les profs du secondaire devront faire un effort pour se rappeler de lui en conseil de classe. La discrétion absolue. Tout l’inverse des turbulents, des agitateurs, des volubiles, des intellos. Un enfant différent. Un enfant que je connais si bien, un enfant que je reconnais immédiatement. Un enfant en qui je me reconnais.
Tout le temps de ma lecture du conte de Perrault, il ne me quitte des yeux. Il boit mes paroles. Son regard me perce. J’articule chaque mot, marque chaque pause plus que nécessaire, mon instinct me pousse à retarder la fin, à gagner du temps. Mais il faut finir. Toutes les histoires ont un début un milieu et une fin. Alors je fini. Et quand de nouveau j’ai la force de le regarder, il pleure. En silence.
Je ne peux détacher mon regard du sien. Ce n’est pas professionnel et je le sais.
Je crois voir dans ses yeux son histoire. Enfin je crois la deviner. Difficile d’être sûre ? Je crois pouvoir l’imaginer. Il est couché. Je ne sais pas où exactement. Peut-être dans un lit, peut-être sur de l’herbe fraîchement coupée ou sur le béton poussiéreux d’une cave trop sèche. Il est couché et j’imagine qu’il a mal. Mal à la gorge, mal quand dans un réflexe inutile, il essaie d’avaler le peu de salive qu’il lui reste. Il a tant crié. Des larmes silencieuses roulent sur ses joues rougies par les efforts de son petit corps pour se débattre, se libérer de l’emprise de l’adulte. J’imagine qu’il a voulu être n’importe où sauf là. Avec n’importe qui sauf lui. Je sais qu’il a dû vouloir couper les sensations que son corps lui envoyait, ce mal de mer, ces secousses brutales, ce ressac qui s’abattait contre ses hanches trop fines et qui lui donnaient envie de vomir. Je sais qu’il a voulu faire cesser les douleurs que son bas-ventre lui envoyait. Et comme il ne le pouvait pas, par un mécanisme subtil de survie du corps humain, il a dû se couper de ses sensations. Une urgence de dissocier sa tête de son corps. De se fragmenter. Déconnecter ses sens, un à un. Toucher, odorat, ouïe, goût et vue. La vue c’est le plus compliqué. Fermer les yeux ne suffit pas. Je suis certaine que comme moi il a voulu fuir du regard ce corps étranger vautré sur le sien. Je ne sais pas ce qu’il a regardé. Un plafond de chambre, un ciel sans nuage ou des voûtes de briques noircies soutenues par des poutrelles rouillées. Autre chose qu’un visage gonflé de plaisir alors que soi-même on a si mal que s’en est obscène.
Moi, c’étaient des forsythias. En fleurs. Des années plus tard, j’ai compris qu’on était en avril. Le forsythia possède la particularité de fleurir avant de renouveler son feuillage. Ce sont les premières fleurs visitées par les abeilles au retour du bon temps. Malgré les années, je revois avec la même netteté les fins pétioles jaunes. Je déteste le jaune. J’avais eu tout le loisir de les regarder se détacher sur le bleu du ciel sans nuage. Je n’avais pas eu peur. J’avais attendu. Que ça se termine. Je me souviens que j’avais imaginé que ces pétales pourraient peut-être se détacher, tous en même temps et tomber sur moi, jusqu’à recouvrir mon corps, le cacher tout entier. Mon corps aurait disparu sous les fleurs, j’aurais alors senti très bon.
Placement de produit facile : Kleenex.
J’avais imaginé que j’aurais pu puiser de l’énergie dans ces pétales, que j’aurais me lever, que j’aurais pu courir, j’aurais dit à l’homme — ma maman m’appele, je dois rentrer, sinon elle va venir ! Je lui aurais menti, j’aurais fui, j’aurais sauvé ma peau, j’aurais sauvé mon corps, j’aurais sauvé mon âme. Si j’avais été moins naïve ou moins bête ou moins jolie, ou si j’avais porté un jeans, ou si ma copine Laurence ne m’avait pas laissée seule avec lui, ou si je n’avais pas eu cette habitude de traverser ce terrain vague, ou si j’avais eu un grand frère pour me protéger. Ou si j’avais pu avoir peur et comprendre le danger. Ou si mon père m’avait lu le Petit chaperon rouge. Si j’avais été prévenue que des loups étaient présents dans la ville, partout, tout autour de nous. J’aurais pu me sauver. J’aurais pu reprendre le cours normal de ma vie. J’aurais pu me sauver la vie. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Je n’ai pas repris le cours de ma vie. J’ai eu la vie sauve, c’est déjà ça. Je ne sais plus comment ça s’est terminé et je n’ai jamais cherché à m’en souvenir. Mais j’ai pu rentrer chez moi. Monter lentement les sept étages qui menaient à l’appartement de ma mère. Je montais toujours à pied. J’étais trop petite pour atteindre le bouton 7 de l’ascenseur. Ma mère était absente. J’ai tellement eu besoin d’elle à ce moment, besoin qu’elle me prenne la main, qu’elle m’explique qu’il y aurait un lendemain, et encore un lendemain et un surlendemain, et que la douleur finirait par se diluer. Elle était chez la voisine sans doute. Quand elle était là-bas, elle laissait toujours la porte entrouverte. Je suis entrée. J’ai rejoint ma chambre. Mon lit était fait. Je me suis couchée sans défaire les draps. La couverture orange était douce sous mes bras et mes jambes nus. Je respirais lentement. J’ai regardé le plafond. Je ne sais combien de temps je suis restée ainsi. J’avais beau retourner les événements dans ma tête, je ne comprenais rien à ce qui venait de se passer. Je sentais juste que ma vie ne serait plus la même. J’ai repensé à ce conte où une jeune fille de sept ans s’endort jusqu’à ses quatorze, se réveille et a appris tout ce qu’elle devait savoir. Comme elle, j’aurais voulu m’endormir. Très profondément. Tout oublier et me réveiller sept ans plus tard. Grandie, mûrie, assagie. Prête à affronter le monde.
Le jeune garçon pleure toujours. J’ai déjà du mal à retenir mes propres larmes alors je baisse les yeux. Je serre les poings si fort que mes ongles me font mal. Mon estomac tourne, je crois que je vais vomir. Je suis sûre maintenant qu’il lui est arrivé quelque chose. Et je souhaite, et c’est à cet instant mon vœux le plus cher, qu’il ait pu se sauver, qu’il ait pu réagir, trouver quelqu’un à qui parler. À qui dire ce qui lui est arrivé, pour aller un peu moins mal, et surtout, surtout, pour comprendre que ce n’était pas de sa faute.
Parfois je rêve que j’ai été le dernier enfant à souffrir. Parce que depuis le monde s’est assagi. Que plus personne ne fait du mal aux autres comme ça, pour son propre plaisir. Que les monstres sont tous morts. J’y croyais fort, envers et contre toute logique, tout bon sens, parce que je ne pouvais plus supporter d’imaginer un enfant souffrir.
Sauf qu’il est là. Bien réel. Je voudrais ne pas le voir, qu’il ne soit pas là. Pourtant lentement, je relève les yeux vers lui. Son regard croise à nouveau le mien. Son regard d’enfant calme, trop calme, d’enfant qu’on ne remarque pas, d’enfant qui ne fait pas de vague, d’enfant presque invisible et son regard qui me dit qu’il sait bien, lui, que la vie n’est pas un conte de fées. Que le Chaperon rouge n’est pas un conte de fées. C’est un conte. Perrault ne nous a jamais menti là-dessus. Et les frères Grimm peuvent nous faire croire qu’un gentil bûcheron viendra nous délivrer. L’enfant et moi, nous le savons, ce n’est même pas pour de vrai.
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