Quelque chose de trop

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Il y avait chez elle quelque chose qu'elle n'aimait pas. Quelque chose qui la faisait grimacer lorsqu'elle se regardait dans le miroir, quelque chose qu'elle voulait s'arracher avec véhémence, jusqu'à se faire saigner si cela était possible. Ces yeux trop bleus, ces cheveux trop ondulés, trop brillants, trop bien coiffés. Cette poitrine trop généreuse, son corps trop élancé. Ce « trop » qui la saoulait.

Elle se trouvait trop parfaite. Allez, encore une touche de narcissisme, pensa-t-elle amèrement. Même ce qu'elle avait dans la tête était de trop. Trop bien rangé, trop réfléchi, tout dans les cases, au même endroit, sans faire d'exception. Et elle était exactement cela. Une fille qu'on range dans une case, avec plein d'autres filles comme elle.

Elle s'empara de son ciseau et l'approcha de sa mèche ondulée. Si brillante, si lisse, si souple... A quoi ressemblerait-elle, gisant au sol tel un vulgaire souvenir ? Demeurerait-elle toujours aussi fière de sa perfection ? Il lui suffisait de la glisser entre les deux lames et d'entendre le « psss » des cheveux coupés. Il lui suffisait de reproduire le même geste plusieurs fois et elle ne deviendrait plus si parfaite. Peut-être.

  • Alice ! Tonna une voix à l'autre bout de la maison.

Sa main frissonna et elle reposa en toute hâte les ciseaux. Mais qu'est-ce qui lui avait pris ? Si son père voyait ses beaux cheveux au sol, il la frapperait. Une nouvelle fois. Ce n'était pas comme si elle n'était pas habituée, mais cela ne l'enchantait pas vraiment. Elle se leva et lissa les plis de sa robe. Encore un habit trop parfait. Elle détestait se voir ainsi dans le miroir, droite comme un poteau, le visage d'ange que beaucoup lui enviaient. Elle en avait marre d'être un ange. Elle voulait être un démon. Un putain de démon.

Cette pensée lui fit peur. Jamais elle n'avait pensé une telle chose. Il fallait vraiment qu'elle arrête.

Elle s'empara de son sac et traversa la maison, en silence, méditant sur le geste fou qu'elle avait faillit réaliser quelques minutes auparavant. Elle devait se reprendre. Immédiatement.

  • Papa, c'est bon, je suis prête, dit-elle d'une voix dénudée d'émotions en entrant dans le salon.

Il ne daigna même pas de lever les yeux vers sa fille. Il resta assit sur le fauteuil de cuir noir, le téléphone entre les mains et les sourcils froncés, comme toujours. Le chien, un berger allemand au regard meurtrier, était couché à ses pieds, la tête sagement endormie sur ses pattes de devant. Au final, si elle s'était coupé les cheveux, il ne s'en serait même pas rendu compte. Elle ne s'attarda pas dans cette endroit. Elle le trouvait trop lumineux de toute manière. Trop à la mode, trop vide.

Elle sortit de la maison sans que personne ne lui souhaite une bonne journée. Elle était habituée à force. Ça ne lui faisait plus mal. Ou si ? Elle monta dans le taxi qui l'attendait devant le portail de sa maison et se laissa conduire vers son lycée. Elle observa les grandes maisons aux jardins entretenus passer devant ses yeux, sans une once d'émotion. Le ciel était bleu aujourd'hui, trop bleu. On aurait dit qu'elle avait atterri dans le monde de Barbie.

Avant, elle prenait le bus. Comme une élève normale. Sa mère lui donnait un baiser avant de la voir sortir et continuait de la regarder à travers la fenêtre jusqu'à ce que sa figure disparaisse. Depuis, sa mère était partie avec un autre homme et l'avait abandonnée. Elle qui pensait qu'elle l'emmènerait avec elle le jour où les choses se passeraient mal, elle s'était fourvoyée. Elle la détestait, si fort, si fort. Son père avait obtenu des bénéfices plus grands grâce à son entreprise, et aujourd'hui, elle se rendait au lycée en taxi. Toujours le même établissement. Elle avait au moins pu garder cela.

Alice claqua la porte de l'automobile lorsqu'elle sortit. De toute manière, le conducteur était si froid et distant qu'elle avait abandonné toute discussion avec lui depuis le premier jour. Sous le porche de pierre blanche, au-dessus de l'inscription gravée de l'établissement, elle aperçut Alexandra et Mathéo postés devant les grilles de fer, absorbés dans leur discussion matinale. Eux non plus n'avaient pas changé.

Elle se fraya un chemin dans la foule d'élèves et arriva près du duo. Lorsqu'elle la vit, Alexandra plissa les yeux d'un air suspicieux, lui jetant en même temps un regard accusateur. Alice aimait la regarder, elle adorait la manière dont ses cheveux blond tombaient sur ses épaules, et son maquillage qui soulignait ses pupilles sombres. Elle était unique, elle.

  • Si tu croies que ton fond-teint cache ton bleu, tu te trompes ma belle.

Sa mâchoire se serra instinctivement. Elle n'aimait pas ces agressions, de bon matin. À côté, Mathéo l'inspectait minutieusement, mais sans oser dire quelque chose. Alice n'arrivait jamais à interpréter son attitude.

  • C'était pour quoi, cette fois-ci ? demanda avec autorité Alexandra.
  • Je lui ai répondu. Il était énervé ce jour-là, se contenta-t-elle de répondre.

Elle ne s'étala pas sur les explications. Elle n'aimait pas décrire ces soirées-là, tous ces cris de rage et les gifles qu'il lui mettait pour un détail qui l'énervait. Alexandra croyait qu'il lui suffisait de riposter pour qu'il arrête, mais elle savait que ça ne ferait qu'empirer. Cette-dernière laissa échapper un petit rire nerveux avant de marmonner :

  • Foutues familles de riches.

Elle ne répondit pas. Alexandra ne pouvait pas se plaindre, elle. Elle avait des parents aimants, et deux adorables petits frères. Ni trop riches, ni trop pauvres, juste une famille normale qui se permettait tous les quinze jours un après-midi shopping. Mais après tout, Alice non plus ne pouvait pas se plaindre. Tout ce qu'elle demandait, elle l'avait. Son père n'était pas méchant, il lui infligeait juste des corrections quand elle le méritait. Il appelait cela « l'éducation. »

  • Tu as eu combien au contrôle d'éco ? Demanda Mathéo qui n'avait pas ouvert la bouche depuis le début.

Ses mains posées sur les hanses de son Eastpak, habillé de son long sweat blanc et son jean troué, il l'observait avec ses yeux à moitié endormi, des boucles brunes tombant avec souplesse sur son front.

  • Un dix-neuf. J'aurais pu avoir un vingt si je ne m'étais pas trompée sur le calcul des coûts fixes.

Il écarquilla les yeux puis secoua la tête d'un air nonchalant.

  • Elle m'a mit un treize, répondit-il, presque déçu.
  • Et moi un neuf, rigola Alexandra. De toute façon, je m'en fiche, j'ai décidé de changer de filière l'année prochaine.
  • Moi mon père veut que je fasse du droit. J'ai pas le choix, je dois avoir les meilleures notes.
  • Ton père veut toujours tout. Il trace ta vie et tu le laisses faire. J'en ai marre de te répéter d'agir.
  • La ferme. Tu ne sais rien de ce qui se passe.
  • Les filles, arrêtez, soupira Mathéo. Ça sert à rien de s'engueuler de nouveau sur ça.
  • Ouais, t'as raison, déclara Alexandra en lançant à Alice un regard noir. Le jour où tu te rendras compte que tu n'as qu'une vie, tu m’appelleras.

Elle s'empara de son sac et partit sans même l'enjoindre à la suivre, Mathéo sur ses talons. Elle n'eut pas le courage de leur emboiter le pas. Elle sentait encore ses mots lui brûler la peau, l'envie de lui hurler qu'elle n'avait pas le choix, qu'elle n'aurait jamais le choix. Mais pourquoi se plaindre, après tout ? A quoi cela servirait-il ? Juste à se rendre intéressante, encore une fois. Alice en avait juste marre de se rendre intéressante. Elle avait dépassée cette étape depuis longtemps.

Aujourd'hui, ni Alexandra ni Mathéo ne lui adressèrent la parole. Elle mangea avec un autre groupe de fille qu'elle connaissait, perdue entre ses leçons de maths et ses pensées. Pourquoi, tout à coup, s'était-elle énervée ? Pourquoi lui avait-elle tourné le dos si rapidement, pour quelque chose qui n'était même pas sa faute ?

Puis une réponse se glissa dans son esprit, lentement, douloureusement.

Peut-être n'était-ce qu'un prétexte pour l'abandonner définitivement.

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