Sans un regard en arrière

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C'était une maison de banlieue aux airs de campagne, sous un nuage de pollution. Le temps gris était chargé de pluie, comme s'il s'acharnait à refléter les états d'âme d'Alice. Elle essuya une dernière fois sa joue mouillée de larmes d'un geste si désinvolte qu'on aurait cru qu'elle en avait honte. Elle repensa au dernier moment avec son père, chargé de silence et de malaise. Aucun contact, aucun mot, juste un hochement de tête lorsqu'elle était entrée dans le taxi. Elle avait eu envie de hurler, vider sa valise et lui crier qu'elle resterait ici, qu'elle ne voulait pas partir, qu'elle n'était pas encore prête, mais au moment où cette idée lui avait traversé l'esprit, il était déjà trop tard. Le taxi avait démarré et son père avait disparu dans la brume matinale. Elle avait quitté sa ville en silence, les larmes glissant entre les fêlures de son âme. Pourquoi fallait-il sans cesse souffrir autant ?

-Mademoiselle ?

-Oui, je descends.

Prononcer ces mots fut plus difficile que prévu. Personne entre les allées de roses naissantes. Le portail était automatique, les murs blancs sans originalité. Le sol était tapissé d'un gazon frais mais qui portait encore la marque de l'automne. Soudain, la porte principale s'ouvrit sur une femme d'une trentaine d'années, cheveux bruns dont les boucles descendaient jusqu'en bas des reins. Sa petite robe fleurie ne correspondait en rien aux épais nuages du ciel, mais cette maison paraissait être le contraire même avec le monde qui l'entourait. La femme porta une main sous son ventre et Alice eut l'impression de recevoir une gifle. Elle était enceinte. Son souffle se coupa. Deuxième gifle quand elle s'aperçut que son autre main tenait celle d'une petite fille aux yeux noisettes et au cheveux tressés en deux petites nattes bien faites. C'était donc elle, sa mère... Elle qui l'avait abandonnée, sous prétexte qu'elle n'était pas faite pour être mère et avait donné deux gosses dont un était à venir. Et elle se permettait de sourire. Alice eut envie de vomir. Ses mains se mirent à trembler et son cœur explosa en milles morceaux.

-Non, fit-elle d'une voix tremblante. J'ai changé d'avis. Je ne descendrai pas.

Le conducteur se retourna et lui lança un regard emplit de compassion. Un goût amer emplit la bouche d'Alice. Elle n'aimait pas le tournant que prenait sa vie, elle n'aimait rien de tout ça, elle voulait juste courir et ne plus jamais se retourner. Fuir tous ses problèmes, devenir rien, poussière, souvenir, oubli.

-Il le faut, mademoiselle. Le trajet est long, on ne peut pas faire demi-tour.

Incapable de dire un mot de plus de peur d'éclater en sanglot, elle secoua vivement la tête.

-Votre père a inséré mon numéro professionnel dans votre téléphone. Si vous voulez retourner chez lui, vous n'aurez qu'à m'appeler.

-Ok... je...

Une nouvelle larme coula discrètement le long de sa joue.

-Vous... vous pouvez rester là jusqu'à ce que... jusqu'à ce que je passe le seuil de la porte ?

Il hocha la tête et lui adressa un sourire d'encouragement. Une voix dans sa tête lui chuchota « Tu as survécu jusque là. Alors tu peux survivre à ça ». Oui, elle pouvait le faire. Ce n'était pas si compliqué. Elle se laisserait guider jusqu'à sa chambre et s'enfermerait dedans. Elle se dirait qu'elle était chez son père et que rien n'avait changé. Qu'il avait renoncé à l'envoyer loin de lui. Était-elle vraiment capable de se mentir à ce point ? Dans un élan de courage qu'elle puisa Dieu savait où, Alice ouvrit la porte et sentit la fraîcheur du Nord caresser tendrement sa peau. L'odeur d'humidité lui sauta au nez, mais c'était peut-être ses larmes qui accentuaient cet effet. Une porte claqua dans son dos, on posa sa valise à côté d'elle, on referma la porte mais la voiture ne redémarra pas. Il avait tenu sa promesse.

La petite fille poussa un cri de joie qui percuta Alice comme un coup de poing. Deux bras menus s'enroulèrent autour de ses cuisses, d'une force correspondant à celle d'un enfant de bas âge Elle releva la tête et Alice croisa des yeux noisettes aussi grands que ceux d'une biche.

-Je m'appelle Elsa, déclara-t-elle fièrement. Tu es ma nouvelle grande sœur, c'est ça ?

Cette question était si innocente qu'elle lui donna envie de lâcher le sanglot qu'elle retenait depuis des heures.

-Je... oui, on peut dire ça comme ça...

Sans prévenir, sa petite main se glissa dans la sienne et l'entraîna vers la personne tant haïs. Elle n'eut pas le cœur de retirer ses doigts, parce qu'au final sa demi-sœur n'avait rien fait de mal. Sa seul erreur avait été de naître d'une femme lâche et menteuse. Aussi, elle se laissa faire, mais arrivée à un mètre de sa mère, Alice stoppa brusquement et retira sa main. Son regard emplit de haine et de dégoût n'était adressé qu'à elle qui se dressait devant elle. Son sourire s'évanouit immédiatement. Un tonnerre gronda faiblement au loin mais son rugissement se mêla au cri de rage intérieur d'Alice.

-Sache que je n'ai aucune envie d'entrer dans cette maison, lui cracha-t-elle.

-Alice, je...

Les yeux de la femme s'emplirent de larmes et sa main recouvrit sa bouche. Dans ses pupilles se reflétait sa fille, sa fille qui avait tant grandi, sa fille déchirée par des erreurs que personne n'avait vu venir. Elle regretta, soudain, de l'avoir abandonnée, elle regretta de ne pas avoir eu l'occasion de la voir grandir, mûrir, et devenir cette adolescente aux yeux irrités de larmes. Seigneur, mais qu'avait-elle fait...

-Je suis désolée, reprit-elle d'une voix étranglée.

-Je me contrefiche de tes excuses. Elles ne valent plus rien pour moi.

Elsa contemplait la scène d'un air perdu. Derrière sa mince figure, une plus haute se dessina dans l'angle de la porte, celle d'un homme aux traits plus âgés, habillé d'une chemise et d'un jean des plus simples qui puissent exister. Ses sourcils étaient froncés, mais ses yeux avaient quelque chose de paternel qu'Alice n'avait jamais connu. C'était donc lui qui lui avait pris sa mère. Sa faute si elle était partie sans un regard en arrière.

Sa mère éclata en sanglot lorsqu'elle passa à côté d'elle dans un silence tranchant. Alice était comme ça, à semer le désespoir partout où elle passait. Et le pire était qu'elle ne regrettait rien. Ayant souffert, elle partait du principe que le monde devait souffrir la même chose qu'elle. Pour leur hurler à tous « voyez ce que vous m'avez fait ». Elle lança un regard dédaigneux au père de famille et avança de quelques pas, mais une poigne la retourna de force et l'obligea à planter son regard dans celui de son beau-père.

-Si tu crois que j'accepterai un tel comportement...

-Quoi ? Vous allez faire quoi ? Me punir ? Me frapper ? Me renvoyer ? (elle échappa un petit rire). Les coups, j'ai déjà enduré. Et pour le reste, je n'attends que ça. Vous n'avez aucune arme contre moi, parce que je n'ai plus rien que vous pouvez me prendre.

Quelque chose changea dans son regard. Il devint raide comme un piquet, tentant de se faire imposant. Mais il n'était pas son père et ne lui faisait pas peur. Personne ne lui faisait plus peur.

-Mon père a planifié des rendez-vous avec les médecins qui me suivent. C'est la seule chose que vous avez besoin de savoir de moi.

Puis elle partit comme l'avait fait sa mère huit ans auparavant. Sans un regard en arrière.

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