Sonia (Catwoman)

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La ville dormait. C'est ainsi que Sonia la trouvait belle, lorsque sa respiration devenait lente et silencieuse, à peine agitée de menus tremblements ; lorsqu’elle se tenait calme.

Elle attendait chaque soir que la ville s’assoupisse pour enfin sortir : elle arpentait alors rues et boulevards à son rythme, sans feu de signalisation pour la stopper, sans piéton pour la bousculer, sans véhicule pour infléchir sa trajectoire, sans impératif pour guider ses pas. Elle marchait libre, comme elle l’eût fait dix ans plus tôt dans les bois de ses parents, à la douce époque de l’insouciance, des cabanes perchées au plus haut des branchages, promontoires rêvés pour admirer le monde sauvage et laisser germer les songes.

Souvent, dans ses noires promenades urbaines, Sonia succombait à la tentation du retour à l’enfance. Apercevant une porte ouverte, une échelle accessible, une poubelle à escalader, elle s’immisçait et se frayait un passage jusqu’aux toits où elle cherchait le point le plus propice où s’asseoir. Là, dans cette version modernisée de ses vieilles cabanes sylvestres, elle prenait le temps de souffler, laissant l’obscurité de la nuit infuser à travers ses paupières closes. Sur un mystérieux signal, après quelques secondes, quelques minutes ou quelques heures, elle rouvrait les yeux et sortait de sa sacoche un crayon et un bloc de papier.

Sonia était timide. Elle fréquentait peu de monde, limitant la socialisation au strict nécessaire ; les gens ne lui étaient supportables que sous la pointe aiguisée de ses crayons. Depuis petite, elle aimait dessiner, reproduire les portraits de personnes rencontrées, puisant dans sa mémoire les proportions de corps, les mouvements de vêtements, les expressions de visages, les timbres de voix.

Ce soir, ce fut au tour de Maxence, son voisin de palier. Maxence, les délicates boucles de ses cheveux blonds, l’insondable profondeur de ses yeux bleus, la sobre élégance de ses costumes gris. Le jeune homme l’avait souvent invitée, tantôt à partager un dîner, tantôt au bistrot du coin de la rue, tantôt dans son appartement. Sonia avait toujours refusé, se contentant chaque fois d’imaginer les choses à sa manière. Dans la réalité, elle craignait surtout que la situation lui échappe. Déjà qu’elle peinait à se maîtriser elle-même, elle craignait plus que tout l’absence totale de prise sur les mots et comportements d’autrui. Sonia vivait donc l’essentiel de ses interactions au creux de son imagination, là où elle régnait en seule maîtresse.

C’est sur les toits qu’elle préférait laisser ses fantasmes éclore et se développer à leur aise. Des sombres méandres de ses pensées, ils prenaient forme et vie sur le blanc de son papier.

*

Dans le silence de la nuit, plus rien n’existait que l’enfantement de l’œuvre, où Maxence se verrait magnifié par les longs mois d’une passion jamais extériorisée. La respiration de Sonia suivait le rythme de leur danse : inspiration profonde, souffle coupé, effort ardent, grandes envolées. Seul bruissait l’enchaînement enfiévré des coups de crayon, entre saccades de traits vifs et longues courbes appuyées. Lorsque Maxence prit enfin forme, Sonia approcha ses lèvres du dessin ; elle humecta le creux du cou, le pli des lèvres, le dessous des yeux, puis fit glisser son pouce sur la peau de papier pour en lisser les ombres et les contours, en sublimer la texture et les reliefs.

Après deux heures intenses de griffonnage, Sonia posa enfin son crayon. Elle fit craquer ses doigts, s’étira, et accorda à sa création tout le recul mérité. Maxence y était superbe, étincelant de réalisme. Ses yeux brillaient, sa chevelure dansait, ses lèvres chuchotaient. Oui, dans le silence de la nuit, Sonia pouvait sentir sa présence. Elle l’entendit exhaler un muet murmure.

Un ultime appel à l’aide.

C’est que cette nuit, sur le papier, Maxence avait fini étouffé, son cou enserré dans six tours de lacets et son sexe sectionné enfoncé au fin fond de son gosier. Ce dessin, comme tous les précédents, répondait aux innombrables remarques et regards déplacés, à l’insistance sans cesse renouvelée. Une légende l’accompagnait : « Ta » voisine ne t’appartient pas. Le portrait rejoindrait bientôt, dans la liste déjà longue des créations de Sonia, les portraits du boucher égorgé – je ne suis pas un bout de viande – de l’épicier à la langue arrachée – je ne suis pas à acheter – du pervers d’en face énucléé – je ne suis pas une revue érotique – des inconnus aux mains tranchées – je ne suis pas une poupée gonflable.

Un sourire de soulagement se dessina sur les lèvres de Sonia. Elle se leva, fit quelques pas pour se dégourdir les membres et s’assouplir l’échine. Puis, d’une série de gestes maintes fois répétés, elle plia le portrait en un avion de papier et l’envoya voler vers les premières lueurs du soleil. Le temps était venu de redescendre, de regagner le confort étriqué mais enveloppant de son appartement.

*

Comme chaque matin à six heures, les aiguilles du clocher s’étiraient à la verticale, tandis que le camion-balayeur illuminait le haut de la rue de son orange clignotant. Le dessin fut englouti au milieu de mégots et de préservatifs usagés.

La ville s’éveillait dans la plus sourde indifférence.

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