« Un cerf ne pleure pas, Ayanna ! »

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Le second mois de la pluie et l’hiver qui suivrait approchaient dangereusement. Leurs stocks n'étaient toujours pas renouvelés et les quelques poissons pêchés ne suffiraient pas à les nourrir. De plus, les rudes conditions hivernales les empêcheraient d'accéder à la rivière pendant six mois. Maï aurait souhaité avoir eu le temps de trouver une alternative à la viande. Après tout, l'idée d'attraper de simples truites avait déjà rebuté sa fille. Dans cette mesure, difficile de lui proposer de chasser des animaux majestueux ou mignons. Encore aurait-il fallu qu'il eût eu le choix.

L’idée d’emmener sa fille de presque neuf ans à la chasse ne le ravissait pas non plus. Mais celle de la laisser seule à la clairière lui plaisait encore moins. Le rythme effréné des saisons ne lui permettait pas de trouver ses repères. De même, il doutait d’avoir réellement su la comprendre ou l’écouter. Et si elle s'était forcée à s'adapter pour vivre en ces terres étrangères ? Mieux valait qu’elle l’accompagnât.

Maï marchait en silence parmi les feuilles vertes et la terre moelleuse, la main d'Ayanna dans la sienne et une corde dans l'autre. Il guettait l’horizon et le sol, quêtait la moindre perturbation ou empreinte.

« On a vraiment de la chance, Papa. »

Maï préféra ignorer la remarque de sa fille, car il appréhendait la réponse qui suivrait un « pourquoi ». Il s’accroupit, posa sa corde au sol et découvrit une empreinte formée par deux ongles. Il ne lâcha pas la main de sa fille.

« C’est l’empreinte d’un cerf ?

— Oui. Et il a l’air tout seul.

— Alors on va le voir ?

— Avec un peu de chance...

— Mais on en a, de la chance, Papa. »

Lorsqu'il releva la tête, Maï n'eut pas d'autre choix que de croiser les yeux de sa fille. Il eut l'impression d'être transpercé par son regard, plein de détermination et de sagesse. Ayanna ne lâcherait pas le morceau et il ne tarda pas à en cerner la raison.

En fin de compte, il avait du mal à accepter qu’Ayanna puisse à son tour veiller sur lui. Même après avoir traversé l’une des épreuves les plus tragiques. Maï se retourna vers sa fille qu’il enlaça.

« On a de la chance, Papa. On est toujours ensemble. »

Ayanna s’écarta de son père et s'attarda sur un bruit qui avait tout juste été audible pour lui.

« Je l’entends.

— Se déplacer ? Par où ?

— Non, je l’entends pleurer, Papa. »

Un cerf qui pleurait ? L’imagination de sa fille ne connaissait pas de limite. Maï lâcha la main d’Ayanna, donna du lest à la corde. Il forma une boucle avec le morceau long, le noua et saisit la base du nœud. Ses techniques de chasse, il les avait acquises alors qu’il était adolescent, grâce à ses parents et à ceux de sa communauté qui avaient migrés à Minespoir. Pour eux, il s'était agi d’un rituel initiatique pour montrer la volonté de chacun de perpétuer leur culture, alors asphyxiée par les colons du continent Premier. Aujourd’hui, il allait devoir mettre en pratique son apprentissage, bien que l’idée de tuer un mammifère ne l'amusât guère.

Il s’avança avec prudence vers l’animal, dont il scrutait le moindre geste : les battements de cils, les oreilles, un mouvement de recul… Chaque détail était susceptible de lui permettre de démasquer l’anxiété de sa proie et si elle était prête, ou non, à détaler. Pour le moment, elle était tranquille, concentrée à dégager des feuilles mortes dans l'espoir de trouver des pousses d’herbe. Maï interrompit son approche à pas de loup lorsque le cerf releva brusquement la tête. L’avait-il déjà repéré ? L’animal observait ses alentours, en alerte. Jusqu’à croiser le regard d’Ayanna. La fillette se figea, le père s’inquiéta. Et s’il décidait de la charger ?

Après un instant — peut-être une quelques secondes, peut-être une éternité — Ayanna tendit sa main vers l’animal, comme s'il lui était familier. Il l’observa, renifla l’air pour déterminer ses intentions. Le cerf écarta la notion de danger, baissa sa tête en même temps que sa garde et s'approcha d’elle.

Mais jamais il ne put l'atteindre, surpris par la corde lancée par Maï, qui passa au-dessus des bois de l'animal, lui enserra le cou et le tira au sol. Il se jeta sur la gorge du cerf tombé lourdement sur son flanc, appuya sur la base du collet avec son coude et sortit son couteau de l’étui. Son instinct paternel et sa faim se substituèrent à son appréhension du meurtre. Il leva la lame au-dessus de sa tête et, s’imaginant déjà offrir à sa fille le meilleur des repas, abaissa son bras.

Ayanna ne reconnaissait plus son père attentionné et brave en l’individu avide qui pointait sa lame sur ce mammifère. Une petite voix la secondait au fond d’elle, lui chuchotait que cet animal n’était pas un simple gibier. Elle ne devait pas le laisser commettre l’irréparable. Poussée par un courage qu’elle n’avait encore jamais éprouvé, elle sauta sur la gorge de la proie, arrêtant le geste de l’homme avant qu’il ne put blesser la chair.

Maï recula, paniqué à l’idée qu’il avait été à deux centimètres, peut-être même un seul, de détruire tout ce qu’il avait reconstruit et tout ce à quoi il tenait. La poitrine blanche du cerf se gonflait et se dégonflait au même rythme que la sienne, ses yeux ne semblaient plus pouvoir bouger. Il était pétrifié.

« Ayanna ! Ne refais plus jamais ça !

— Je ne veux pas que tu le tues !

— Imagine une seconde si je n'avais pas eu le temps de réagir !

— Il ne faut pas le tuer !

— Comment est-ce que j’aurais fait, sans toi ?

— Il faut le laisser vivre ! »

Elle ne l’entendait pas. Ou, plutôt, elle était trop têtue pour vouloir l’écouter. Son cœur à lui ne ralentissait plus.

Evincées ses pensées à propos de leurs réserves et de leurs repas. Avant de mourir de faim, Ayanna aurait pu mourir de sa main. Celle de son propre père. Son corps tout entier tremblait à cette idée.

« Mais qu’est-ce qui t’a pris ?

— Mais il pleure ! »

Encore ? Maï ne put retenir sa colère.

« Un cerf ne pleure pas, Ayanna ! »

Par-delà les larmes de la fillette, un orage se déclara dans ses yeux. Au sein d'un milieu aussi hagard que celui des mines, il en avait croisés des centaines, des regards noirs. Ceux-là même qui jalousaient son travail et sa discipline en accord avec les attentes des employeurs. Mais jamais ils n’avaient été aussi purs. Elle était tellement convaincue de cette vérité qu’elle en venait à haïr pour que son père l'admît. Et Maï ne souhaitait pas que la colère devint une motivation pour sa fille. Rivière et lui avaient enseigné à Ayanna les valeurs de respects, de tolérance et d’écoute, et cette situation ne devait pas faire exception. Alors il se rapprocha d’elle, posa sa main sur son épaule pour qu’elle relevât la tête. La fillette serrait la robe brune du cerf, s’accrochait à sa vie autant que lui. Maï prit le temps de choisir ses mots pour ne pas l’effrayer.

« Comprends-tu que c’est une chance de croiser un cerf seul et qu’il pourrait nous nourrir pendant un bon bout de temps ?

— Je le sais, Papa…

— Comprends-tu aussi que si on ne met pas fin à la vie de ce cerf nous aurons du mal à trouver de la nourriture pour le début de l’hiver ?

— Oui, Papa… »

Etrangement, l’animal n’avait pas tenté de s’échapper et il ne semblait pas vouloir blesser Ayanna. Maï croisa à nouveau son regard et se souvint alors qu'il avait été confronté à cette situation avec sa mère. La raison de sa réaction était peut-être bien plus profonde que ce que lui pouvait percevoir. Il s’assit à côté d’elle, posa sa main près du museau du cerf pour qu’il comprît qu’il ne tenterait rien. L’animal roula sur le côté, plia ses pattes et se blottit contre la fillette.

Maï admit qu’il était peut-être différent des autres.

« Tu veux bien me raconter son histoire ? »

La respiration de l’animal s’était calmée et il observait maintenant la scène d’un œil, rassuré par les caresses d'Ayanna.

« Il est seul.

— Comment est-il devenu seul ?

— Il faisait partie d’un troupeau dont il a été séparé lors de leur migration vers les montagnes du nord. Il a suivi les empreintes et les odeurs des siens, mais s’est égaré à cause de la pluie.

— Comment le sais-tu ?

— Je… Je ne sais pas… Je le sens, comme s’il me l’avait dit… »

Ayanna se souvint de la réflexion de son père :

« Je sais qu’il ne parle pas, c’est un cerf. Mais… Mais je le ressens en moi ! »

Il était inutile de chercher une autre explication. Aux côtés de sa mère – et même de sa propre tribu – Maï avait compris que les événements spirituels ne pouvaient pas s’expliquer. Seulement se ressentir.

« Et tu ne veux pas le tuer parce qu’il est seul ?

— Il est comme nous, Papa. Il a perdu sa famille et il ne sait pas bien où il se trouve. »

Les comparaisons d’Ayanna, bien que portée par sa naïveté, le rendaient toujours perplexe, car elles étaient souvent juste. Aussi, il ne savait que lui répondre. Et il ne pouvait se résoudre à lui mentir ou même à renier son don. Il proposa alors :

« Et si on le gardait ? »

L’animal pourrait servir à l’aider dans ses travaux ou à transporter des biens lorsqu’ils retourneraient en ville au printemps, pour s’approvisionner de quelques denrées. Le nourrir ne serait pas un problème non plus, pas avec tout le foin qu’ils avaient fauché ensemble, destiné, de prime abord, à démarrer des feux et rendre leur lit confortable. Si lui pensait à sa question de manière très pragmatique, les milles étoiles scintillant dans les yeux d’Ayanna suffirent à lui répondre. Elle lui caressa le front, puis ses bois, doux comme du velours. Le cerf se laissa faire, ferma les yeux et les rouvrit avec lenteur. Maï se releva, prit sa fille dans ses bras et invita l’animal à se remettre sur pattes à son tour.

« Papa... La corde... »

Maï libéra le cerf qui ne bougea pas d’une traite. Il l’attrapa par un bois et recula lorsque l’animal secoua la tête.

« Pas ses bois, Papa ! »

Arrivés chez eux, Ayanna, invita le cerf à la suivre sous l’appentis. Maï pensa qu'il devrait le fermer pour lui constituer un abri. Etant donné l'attitude de sa fille, il se demanda si l’animal ne prendrait pas sa place dans son cœur, puis rejeta cette pensée qu’il trouva ridicule.

Alors que la Lune trônait parmi les étoiles, seul face à lui-même, Maï réfléchit aux liens qui unissaient les lieux à sa fille : son énergie débordante, le chant, son adaptation, sa connexion très étroite avec la Nature. Il se souvenait que cette clairière avait autrefois été réputée pour sa forte empreinte spirituelle, mais il n’avait pas réfléchi au fait qu’Ayanna ait pu en être affectée. Maintenant, il en était certain : elle avait hérité des dons de sa mère. L'idée l'effrayait, car il ne savait pas ce en quoi ils consistaient, ni comment les gérer ou combien ils pouvaient la troubler. Pas une seconde il ne s’était imaginé que de telles aptitudes s'éveilleraient en Ayanna. Ni même qu’il finirait seul pour tout lui apprendre. S’il l’avait su, il aurait posé un tas de questions à sa femme. Si, tant de si…

Dans un élan de désespoir, il retourna dans la cuisine, dévoila l’urne sur laquelle les rayons de la lune se réfléchissaient. Il posa toutes ses questions, espéra des réponses qui proviendraient d'une instance surnaturelle. Mais rien ne vint.

Sa détresse disparut tout à coup quand une petite silhouette apparut dans l’encadrement de la porte de la cuisine.

« Papa, je n’arrive pas à dormir… »

Maï s'agenouilla et serra sa fille dans ses bras, si fort qu'elle gigota pour se dégager de son étreinte.

Elle était là, à veiller sur lui et lui à veiller sur elle.

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