« Elle est blanche, Papa ! »

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Maï et Ayanna avaient appris à observer la forêt et à en déceler les moindres modifications. Ils s'en émerveillaient et s'en servaient pour prédire le temps. Ainsi, le second mois de la pluie ne leur réserva que peu de surprises. Ils avaient réussi à profiter des répits pour cueillir des champignons, des baies et pour récolter de l'argile et du bois. Maï fut aussi rassuré que ses réparations étaient assez solides pour résister aux tempêtes qui les avaient tenus éveillés plusieurs nuits.

Par contre, l'arrivée du froid soudain avait réussi à les prendre au dépourvu. Une seule nuit avait suffi pour que les arbres épineux les plus robustes se recouvrissent d’un voile épais de givre. Ce serait le premier hiver qu’ils passeraient au cœur de la forêt endormie. Maï s'inquiétait de plus en plus de la réaction de sa fille au mois sans soleil. Il se souvenait que certains de ses amis l'avait mal supporté et plusieurs en étaient même devenus malades.

Néanmoins, pour l'heure, la hâte de lui présenter la nouveauté de ce matin l'emportait sur ses peurs.

Maï avait déjà allumé le poêle et s’attelait à préparer le petit-déjeuner lorsqu’Ayanna, les yeux encore à demi-clos, ouvrit la porte de sa chambre. À peine eut-elle franchi le seuil qu'il l'enveloppa dans une peau, la prit dans ses bras et lui enfila ses bottes posées dans l'entrée. Puis il poussa la porte.

Si la fillette avait d’abord été éblouie par la lumière du soleil, elle le fut davantage par ce qu'elle découvrit : un épais tapis blanc avait recouvert tout son terrain de jeu, ce qui lui conférait un tout nouvel intérêt. Elle gigota jusqu’à ce que Maï voulût bien la lâcher puis, contre son avis, jeta la peau. Délivrée, Ayanna sauta dans la neige et s’enfonça jusqu’aux genoux. Amusée, elle recommença plusieurs fois, et souleva la poudre légère avec ses mains.

« Elle est blanche, Papa ! La neige est blanche ! »

Il s’agissait d’un rêve qu’elle réalisait : voir la neige blanche. Tous les enfants du Pôle Nord ne connaissaient pas ce privilège ; la plupart vivaient avec leurs parents à Minespoir, là où même les éléments de la nature avaient été corrompus par l’industrialisation. Là-bas, les flocons qui s'échappaient des nuages étaient noirs et portaient l’odeur de la cendre et de la pourriture. Leur chute rebutaient les hommes à sortir de chez eux, comme pour les punir d’avoir envahi des terres qui ne leur appartenaient pas. Aucun Blanc n'avait écouté les shamans qui les avaient avertis de la colère des esprits qu’ils célébraient. Afin de garder leur main d’œuvre disciplinée, ils exilèrent les annonciateurs de mauvais sorts, pour l'exemplarité. D'ailleurs, ils ne se limitèrent pas toujours à de simples expulsions.

Maï avait gardé dans un coin de sa tête le souvenir de la neige blanche de son enfance et, après la naissance d’Ayanna, il s’était promis de la lui faire découvrir un jour. Le sourire de sa fille, ses rires alors qu’elle se roulait dans le tapis immaculé, les flocons qui s'agglutinaient à ses longs cheveux noirs…La scène se déroulait telle qu’il l’avait imaginée et il remercia les esprits de lui avoir accordé ce souhait. Sa robe de nuit beige trempée par endroit, elle courut jusqu’à l’étable, ouvrit la porte et appela Idama pour qu’il la rejoignit dans sa découverte. Bien sûr, ce terrain n’était pas inconnu au cerf. D'ailleurs, étant donné sa réticence à sortir, Maï devina qu’il devait être quelque-peu frileux. Mais il finit par céder aux sollicitations répétées de sa sauveuse. Il s’ébroua, contrarié par la température glaciale du sol, mais ne rechigna pas plus à la rejoindre.

Il ne tarda pas à la suivre dans chacun de ses déplacements, sautillait lorsqu’elle courrait, ruait pour appuyer ses éclats de rire. Quand elle se laissa tomber lourdement dans la neige, le cerf la renifla tel un faon qui aurait chu. Cette scène attendrit Maï, resté sur le porche, qui mémorisait chaque sourire de sa fille, sa manière si particulière de sauter les jambes écartées et ses chutes mal amorties.

À force de se rouler par terre, sa peau transparaissait au travers de sa robe de nuit et son instinct paternel prit le dessus. Même s’il avait de nombreuses connaissances en matière d’herbes médicinales, il ne saurait diagnostiquer une maladie et, si loin de tout, il préférait ne pas courir de risque. Mais, plutôt que de le laisser la traîner, elle attrapa sa main et le tira à elle dans la neige.

« Ayanna ! »

Il la pressa pour rentrer avec elle, mais se prit une volée de poudreuse en réponse : Idama avait choisi son camp et, la tête basse et les pattes avant écartées, le narguait. Maï riposta en lui renvoyant une boule de neige qui le surprit. Ayanna éclata de rire. S’ensuivit une féroce bataille entre les trois membres de cette petite famille.

Ayanna et Idama concédèrent la victoire à Maï dans cette guerre de la neige. Ce dernier ramassa son enfant, sa peau désormais humide et ses doigts ridés. Il l’amena dans la salle d’eau, alluma un feu sous le tonneau de bois empli de neige. Debout sur l’escabeau, Ayanna observait avec curiosité la fonte alors que Maï attisait les flammes à quatre pattes. Il jeta un coup d’œil à sa fille et remarqua que ses poings étaient fermés devant son visage :

« Quelque-chose ne va pas ?

— Merci, Papa.

— De te préparer le bain ? C’est bien la première fois…

— Mais non, pas le bain ! La neige, Papa ! Merci pour la neige blanche ! »

Il se releva, lui ébouriffa les cheveux puis dégagea les mèches collées à son visage.

« Je savais bien que tu l’aimerais. »

Satisfait de la température de l’eau, il la plongea et retourna préparer leur en-cas matinal. Il se réjouissait que ces scènes soient devenues quotidiennes et que leur famille se fut agrandie avec Idama. S’il s’était d’abord montré très utile pour les quelques travaux restants et le transport d’objets jusqu’à la rivière ou dans les bois, Maï concéda que ce cerf était bien plus qu’un simple animal. Il les aidait à surmonter leurs peines, accompagnait Ayanna dans les bois, la forçait à rentrer lorsque la nuit commençait à tomber. Lui-même le considérait comme un membre de la famille à part entière. Ayanna avait eu raison : il était spécial. Il l'observa au travers de la large fenêtre et remarqua son comportement : les yeux écarquillés, le cou bien relevé, ses bois pointaient vers le ciel. Aucun doute possible, il était aux aguets.

Un danger les guettait-il ? Il s’arma de la lance qu’il avait fabriquée, saisit sa ceinture et courut dehors, aux côtés d'Idama. Il posa sa main sur son cou, essaya de suivre la ligne du regard du cerf. Il perçut une ombre parmi les arbres, sans pouvoir bien en distinguer la silhouette. Maï, la pointe de son arme vers l'avant, marcha avec prudence, se prépara à lancer mais interrompit son geste lorsque l’ombre se mut. Elle était rapide, bien trop pour qu’il pût la suivre des yeux. Même son ouïe, affinée par la chasse, ne lui était d’aucune aide. Au contraire, elle le desservait à cause des nombreux déplacements de ce qu’il supposa être une bête. L’ombre, qui continuait à glisser parmi les troncs, surgit des bois. Un loup noir de la taille d’un ours, la mâchoire grande ouverte, prête à asservir sa proie, se dressa face à lui. Dans un élan de désespoir, Maï lança son arme de toutes ses forces et espéra qu’elle atteignît sa cible. Sans quoi, il ne lui resterait que son couteau pour se protéger du monstre. Son souhait s'exauça et il réussit à toucher sa proie qui poussa un cri si strident que tous les oiseaux des alentours s’envolèrent dans une volée sombre. La bête sauta en arrière pour se dissimuler parmi les arbres. Maï se fraya un chemin jusqu’au point de chute pour s'assurer qu'il l'avait bien repoussée. Mais il ne retrouva que sa lance, qui gisait seule sur la neige. Aucune empreinte aux alentours, pas même un sillon creusé, dans lequel le loup se serait faufilé. Il ne pouvait pas s'être évaporé...

Idama le rejoignit et, les gibiers ne s’approchant jamais de leur prédateur, fut certains que la bête avait disparu. Ayanna avait-elle entendu le cri ? Et s’il s'était agi d’un esprit malfaisant ? Maï ramassa son arme, qu'il fut contraint de lâcher immédiatement : le manche lui avait brûlé la main. Son empreinte était encore présente à l’endroit où il l’avait saisie et il fut pris de nausées quand l’odeur de sa propre chair brûlée lui remonta dans les narines. Puis il fut pris de vertiges lorsque la douleur s'empara de son corps. Maï eut envie de hurler tout son saoul, mais sa voix restait bloquée au fond de sa gorge. Il tomba à genoux, essoufflé, et sa tête se remit à tourner et l’acide à remonter son œsophage. La peur l’envahit quand il remarqua que, alors que sa peau se désagrégeait sur le bois, la neige, elle, ne fondait pas.

Plus de doute : c’était bien un esprit qu’il avait lésé. Maï questionna leur mode de vie, ce qui aurait pu contribuer à ce qu’ils se soient attirés son courroux. Peut-être la forte empreinte spirituelle des lieux attisée par Ayanna les avait-elle perturbés ? Si tel était le cas, sa fille n’était pas en sécurité. Peu lui importait la lance, il se dirigea vers le chalet. Ce dernier sembla se situer à plusieurs centaines de mètres. Ses jambes puissantes s’enlisaient dans la neige et la propulsaient hors de son chemin. Chaque pas demandait à Maï un effort considérable. Dans le même temps, il s'efforçait d'ignorer la douleur qui l’avait tétanisé. Mais plus il pensa à Ayanna, plus il fut capable de repousser ses limites et il réussit à courir. Il entra en trombes dans le chalet, sauta la marche et se précipita dans la salle de bain. Ayanna n’était plus dans le tonneau. Son cœur s’emballa, un millier d’idées fusa. C’est alors qu’elle apparut dans l’encadrement de la porte, couverte par une serviette, encore ruisselante, les cheveux trempés bien plaqués contre son crâne.

« J’ai peur, Papa… J’ai senti quelque-chose… Et il y a eu ce cri… »

Il se jeta sur elle, l'enlaça. Elle n’avait rien. Etait-ce alors un avertissement ? Il avait pourtant veillé à respecter toutes les anciennes coutumes. Pourquoi cet esprit était-il venu les agresser ?

Après avoir rassuré sa fille, ils reprirent le cours de leurs activités respectives. Bien sûr, la frayeur du matin ne quittait pas leur esprit et, lorsque son père entreprit de partir à la chasse, Ayanna le retint. Et il respecta son souhait.

Muni de gants, Maï retourna trouver sa lance qu’il put ainsi saisir, bien qu’elle émît des petits éclairs lorsqu’il s’en était approché. Il fut incapable de déceler une marque inhabituelle. Il lui fallait pourtant trouver la nature et les origines de l’esprit frappeur en vue de sa prochaine visite. Le père découvrit sa main droite pour déclencher la malédiction de l’arme, quitte à se blesser. Il désirait décrocher un indice, n’importe lequel.

La pointe réagit comme un aimant à l’approche de sa main. Lorsqu’elle fut assez proche pour que Maï se brûla la paume et chacune de ses phalanges. La douleur qui remontait dans son bras l’empêchait de se concentrer, mais il pouvait tout de même percevoir le symbole qui se dessinait de plus en plus clairement sur le plat de la lame. Quand les traits finirent par se rejoindre, une forte lumière jaillit de la lance et un champ magnétique le repoussa dans la clairière.

« Papa ! »

Maï était certain d’avoir entendu Ayanna l’appeler. Sonné par son envol, aucun de ses muscles ne semblaient vouloir lui répondre. Il se répéta encore et encore « Bouge, bouge ! » à mesure que la neige s'écrasaient sous les bottes de sa fille qui le rejoignait. La volonté de Maï fut plus forte que le sort et il réussit à se relever sur les coudes et à se tourner sur le côté, juste à temps pour accueillir son enfant qui tomba à genou et l'enlaça.

« Tout va bien.

— J’ai peur, Papa !

— C’est fini.

— Il y a une menace, Papa ! Redoutable !

— Ce n’est rien, ce n’est rien. »

Etant donné ses dons, il ne pouvait pas prendre sa remarque à la légère.

« Et si on la balayait, la menace ?

— Comme un mauvais rêve ?

— Exactement. »

Maï leva sa main brûlée par inadvertance, ce qui déconcerta sa fille qu’il avait presque réussi à rassurer. Il l’abaissa, honteux de sa maladresse. Sa blessure le lança et, au lieu de se rapprocher de nouveau, Ayanna s’intéressa à l’orée de la forêt. Maï retomba sur le sol et ne put qu’observer son enfant s’enfoncer dans les bois, dont les mains tremblantes trahissaient son anxiété. Il détesta son impuissance.

Ayanna ne revint que quelques secondes plus tard, en compagnie d’Idama.

« Papa… »

Sa voix le ramena à la raison. Si elle avait trouvé le cerf, elle était forcément tombée sur…

« Ta lance. »

Pas d’éclairs, pas de champ magnétique... rien. Sur un ton ferme, elle lui annonça :

« Il ne faut plus que tu la touches. L’esprit l’a maudite pour qu’elle ne puisse plus tuer. »

Il était évident qu’Ayanna n’était pas née pour donner la mort. C’était assurément la raison pour laquelle elle pouvait la tenir sans problème.

« Peux-tu au moins me la montrer ? »

Elle acquiesça, s’approcha puis s’agenouilla afin qu’il pût l’observer : le dessin sur la lame semblait correspondre à une patte de loup dont la paume portait une cicatrice en forme de croix.

« Que nous veut l’Esprit Loup, Papa ?

— Je ne suis pas certain que c'était bien lui...

— Mais la marque...

— Peut-être est-il en colère ?

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas… »

Elle s’allongea sur Maï, lequel ne recouvra ses forces qu’à la tombée de la nuit. Il avait bien du mal à s’imaginer entrer en guerre contre les esprits. Mais s’il s’agissait de protéger le bonheur qu’il partageait avec sa fille, il irait bien combattre l'esprit roi de la forêt avec, pour seules armes, sa lance et son arc.

Au moment de coucher Ayanna, celle-ci ne manqua pas de lui faire remarquer :

« Tu m’as dit que ce n’était rien tout à l’heure… Tu m’as menti. »

Il savait que, cette fois, il ne s’en sortirait pas seulement avec des excuses. Heureusement, il avait une petite idée de la manière de se faire pardonner.

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