« On va revenir bientôt, hein Papa ? »

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Deux semaines s'écoulèrent, lors desquelles Ayanna découvrit la forêt en éveil en compagnie d’Amisa et Idama. Ces deux-là ne manquaient pas de la conduire vers des sentiers trop tortueux pour la bipède qu’elle était.

Pendant qu’elle vadrouillait, son père bricolait sa charrette en vue de leur prochain voyage. De ce qu’elle avait compris, il prévoyait de retravailler son équilibre, de la consolider et d’y ajouter des accessoires pour qu’Idama pût l’aider à tirer.

Afin d'élaborer ce nouvel ouvrage, l’ex-mineur s’était forcé à replonger dans ses souvenirs douloureux. Il détailla l'usage des barres de tractions et les aspects des harnais des bœufs et des chevaux de trait venus du Continent Premier. Puis il dessina et reproduisit les pièces en sculptant le bois et en tordant le métal. L’encolure et le garrot du cerf — loin d’être aussi épais que ceux des bétails — l’obligèrent à réfléchir à plusieurs solutions pour mieux répartir le poids de traction sur tout son corps. Décidément, toutes les expériences étaient bonnes à prendre. Voilà un sujet qu'il aimerait aborder avec sa fille...

Lorsque la fraîche tombait en même temps que la nuit, Ayanna filait se blottir contre son père près du poêle. Ainsi collés, ils feuilletaient avec délicatesse l’herbier de la fillette qui s’étoffait à chaque escapade. Maï se réjouissait de sa curiosité comme il s’en inquiétait… surtout depuis cette matinée lors de laquelle elle avait croisé le chemin de deux oursons esseulés.

Enfin, le grand jour arriva. Maï jubilait à l’idée d'offrir à sa fille l’œuvre sur laquelle il avait travaillé en secret… Après avoir chargé la charrette de poteries ainsi que du nécessaire pour leur voyage, il rejoignit la petite troupe à l’entrée du chalet. Son excitation se changea en inquiétude lorsqu’il perçut la moue de sa fille.

« On va revenir bientôt, hein Papa ? »

Il posa un genou à terre et lui affirma le plus sincèrement du monde :

« Sans aucun doute. »

Maï eu des difficultés à soutenir le regard défiant de sa fille. Il ne s’en détacha que lorsqu’elle acquiesça.

« Tu veux bien m’attendre un instant s’il te plaît ?

— Mais si on ne part pas…

— C’est très important. »

Maï laissa Ayanna postée à côté de la charrette, les joues gonflées et les bras croisés, mécontente que sa remarque eût été ignorée. Bien sûr, il ne revint qu’un instant plus tard, une épaule chargée d’un épais tapis et l’autre d’une selle en cuir et en peau.

« Je me demande si ça en valait bien la peine… ironisa-t-il.»

L’idée était venue à Maï lorsqu’il réfléchit à soulager l’animal pour quand il aurait à tracter la charrette. La selle s’était révélée être la solution la plus pratique. Bien sûr, il avait tout de suite pensé à l’améliorer pour les besoins de sa fille.

Les yeux d’Ayanna brillèrent d’envie. Ses pommettes tendues par sa bouche en « o » laissaient transparaître toute son excitation. Il installa le tapis couleur terre et feu sur le dos d’Idama et posa la selle par-dessus. La taille, après qu’il s’y reprît à plusieurs fois, seyait à la perfection à l’envergure du cerf.

« Tu veux l’essayer ? »

Ayanna tendit ses bras vers son père en guise de réponse, lequel la souleva et la posa dans le creux du dos. Maï avait de la peine à le croire, mais que sa fille montât un cerf lui parut tout à fait naturel. Idama ne rechigna à aucun instant, presque ravit de pouvoir porter sa sauveuse. Peut-être était-ce sa façon de lui rendre la pareille. Dressée comme si une ficelle lui tirait la tête vers le ciel, les mains posées sur ses hanches, elle lui demanda :

« Comment suis-je ?

— Parfaite ! »

Maï lista leurs bagages et, pour clore son inventaire, glissa son arme maudite, bien enveloppée dans un drap, dans l’angle du plateau. Il vérifia qu’il n’avait oublié personne, se mit en poste sous le brancard de la charrette puis donna le signal de départ en la tirant, aidé par Ayanna qui poussait à l’arrière. Idama, chargé de deux sacoches de provisions qui se balançaient sur ses flancs, lui emboîta le pas, Amisa logé entre ses bois.

***

La première heure de marche avait sans doute était la plus difficile pour Maï, le temps que ses muscles chauffassent par ce froid. Néanmoins, de telles températures occasionnaient un gel de la terre, la rendant presque aussi dure et stable que l’étaient les routes de Minespoir. S’il se réjouissait, c’était aussi car, cette fois, il ne serait pas seul à devoir tracter la charrette dans les passages les plus étroits ou humides de la forêt de l’Aurore. D’ailleurs, lorsque la buée des souffles de Maï commença à s’épaissir, le cerf s’était approché du père avec lequel il avait échangé un regard, lui signifiant qu’il se tenait à disposition s’il fatiguait. Son soutien était bienvenu et l’encouragea dans son avancée. Quant à Ayanna, elle marchait à ses côtés, le regard vissé sur le sol. Maï se demanda s’il n’avait pas surestimé le physique de sa fille qui, même s’il s’était endurci, devait mal supporter le froid, surtout après avoir passé un hiver si rude.

« Tu veux faire une pause ? »

Elle nia de la tête puis, sans crier gare, glissa sur une plaque de neige, s’étalant par terre. Maï déploya la béquille de bois accolée aux brancards, passa dessous et s’accroupit à côté d’Ayanna qui était déjà sur ses genoux en train d’ouvrir son manteau. Elle ne reprit son souffle qu’une fois qu’elle eut constaté qu’Amisa, qui était alors lové contre son ventre, n’avait rien. L’idée qu’il eut pu être écrasé sous le poids de sa fille ne lui avait pas traversé l’esprit ; il en avait oublié sa présence elle-même.

« Tu n’as rien ?

— Non.

— Tu es sûre que tu n’es pas fatiguée ? On peut s’arrêter là pour aujourd’hui.

— Je vais bien, Papa. »

Sa voix lui indiquait tout le contraire. Il commençait à culpabiliser de l’avoir entraînée dans un nouveau périple. Mais il ne voulait pas dévaloriser les efforts de sa fille et il retourna à son poste. Ce fut dans le calme qu'ils reprirent leur route, chacun nourrissant ses propres doutes.

***

La journée avait était longue mais, malgré le froid, leur première étape avait été moins difficile à endurer que lors de leur venue. Le camp monté, le feu allumé et le repas cuisant, Maï en profita pour régler la charrette.

« Papa… »

Lorsqu'il se retourna, il ne put s’empêcher de remarquer son ventre arrondi, contre lequel Amisa restait blottit. Ce lapin des neiges était drôlement frileux.

Sa tête bien enveloppée dans sa capuche, elle plaça ses mains devant ce qui restait visible de son visage, baissa les yeux. Maï lui laissa volontiers le temps de trouver ses mots.

« Est-ce que tu penses qu’ils seront contents de nous revoir en ville ?

— Tu crois le contraire ?

— C’est-à-dire que, quand nous sommes partis, ils nous ont mal regardés.

— C’est vrai... Tu sais, Ayanna… Nous n’y allons pas pour eux.

— Oui. Mais je pense que j’aurais été contente de les revoir. Est-ce que nous aurons le temps de leur dire bonjour ? »

Il ne le lui avait même pas posé la question. S’il était vrai qu’ils avaient quitté leur entourage en mauvais termes, il était certain qu’Ayanna eut aimé partager de nouveaux moments avec ses anciens amis et celle à qui il l’avait confiée autrefois. Après tout le chemin qu’elle avait parcouru, il ne pouvait pas le lui refuser. Il s’assit face à elle, lui étira les joues et, les yeux dans les yeux, lui promit qu’ils leur rendraient visite.

La fillette s’en réjouit, dégagea les mains de son père pour laisser apparaître son sourire et serra son lapin contre elle. Ce sourire était trait pour trait le même que celui de sa mère et dévoilait son innocence, sa joie d’être là, tout simplement.

***

La semaine de traversée de la forêt passa et Maï se félicita de son artisanat, Idama ayant pu le seconder en tant que porteur et en tant que monture. Malgré ses appréhensions, le froid et la rigueur des nuits n’avaient pas entamé l’énergie d’Ayanna et, bien que fatiguée par la marche, elle continuait d’avancer au même rythme qu’au premier jour. Maï prédit qu’ils atteindraient l’orée de la forêt avant la tombée de la nuit. Ils rejoindraient alors la gare aux alentours du dîner et ne monteraient en train qu'au matin. Son organisation était parfaite.

L’abondance des arbres diminuait à mesure que la lumière se raréfiait et colorait le ciel d’un rouge ardent. Alors qu'il reprenait son souffle, Maï leva les yeux et profita de ce spectacle tandis que des petits oiseaux les survolaient.

« Courage Papa ! On y est presque ! »

Un vent glacé plaqua la chemise en toile de Maï, trempé par la sueur, contre sa peau. Un frisson traversa son échine et les muscles de ses bras se contractèrent jusqu’à la crampe, qu’il se dépêcha de détendre. Il arrêta le convoi, cala sa charrette, passa sous la barre pour attraper son manteau.

Soudain, Ayanna se figea, puis observa les alentours :

« Il faut qu’on sorte de la forêt. »

Qu’avait-elle dit ? Il ne pouvait plus bien l’entendre… Son rythme cardiaque s’était accéléré, sa vue s’embrouillait, ses poumons le pressaient. La fébrile mise en garde de sa fille jurait avec l’ampleur du danger qui s’immisçait.

Ayanna… Il lui fallait fuir. Quand Maï somma ses muscles de bouger, aucun ne répondit. Il ne percevait plus rien. Ni l’humidité de son polo, ni le froid dans sa trachée. Bientôt, ce fut sa conscience qui le quittât.

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