Sous les larmes

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  Une femme est assise, les coudes posés sur la table devant elle, ses mains recouvrent son visage. Entre ses doigts s’échappent des sanglots. Elle pleure sans discontinuer, renifle avec régularité. Elle pleure toutes les larmes de son corps et répète ce mot dont je ne saisis pas le sens. Parti. Sa voix est brisée, elle semble anéantie. Sa tristesse ne semble pas avoir de fin. Je l’observe de longues minutes, impuissant, indécis. Puis je comprends que cette femme est ma mère. Je veux immédiatement aller vers elle, à mon tour gagné par sa désolation. Quelque chose me retient, une force me paralyse. Je tente d’avancer, de m’approcher d’elle, je voudrais l’entourer de mes bras mais je n’y parviens pas. Parti.

  Qui est donc parti ? Est-ce notre père qui a quitté la maison, nous abandonnant, elle, ma sœur et moi ? Dans la cuisine, je n’aperçois personne d’autre et dans ce pavillon où nous habitons, je ne sens pas d’autre présence. Où est ma sœur ? Pourquoi n’est-elle pas en train de consoler notre mère ? Parti. Un frisson glacé me parcourt le corps tout entier. Et si quelqu’un était mort ? Lorsque ma grand-mère est décédée, j’avais dix-sept ans. J’ai entendu la voix déchirée de ma mère me dire que mémé était partie. Bêtement, j’ai dit : partie où ? Alors peut-être que quelqu’un est mort, ma sœur ou mon père. Ou une autre personne de la famille. Au lieu de lui demander qui est parti, je sors de la cuisine et pars visiter les autres pièces. Dans le salon, je découvre ma sœur assise sur le canapé, regardant la télévision. Elle est absorbée par le programme, un dessin animé pour enfant. Je ne comprends pas pourquoi elle regarde cela à son âge. D’ailleurs son visage semble avoir étrangement vieilli, elle me donne l’impression d’être plus âgée que notre mère. Elle semble affreusement indifférente à la situation.

  Je monte les escaliers, flottant au-dessus des marches. La porte du bureau de mon père est fermée, comme à l’accoutumée. Mon père aime s’isoler dans cette pièce où il passe des heures devant son ordinateur, écoute ses disques de musique classique, lit des livres. Il ne faut pas le déranger. Il est agacé quand on entre dans sa pièce. Je frappe toujours à la porte et attends qu’il l’ouvre. Il n’y a pas de musique. Aucun bruit ne sort de sa pièce. Elle doit être vide. Je pousse la porte. Il est là, assis derrière son bureau. Il est devant son écran, un crayon à la main, griffonne des lignes sur les pages d’un carnet à spirales. Il ne m’a pas vu. Il ne me remarque pas. Je ne sais pas ce qu’il fait, je ne lis jamais ses carnets, je n’oserai jamais lui demander. Mon père m’impressionne. Mais au moins il n’est pas mort.

  Puis tout s’efface. Mon père n’est plus là. La pièce est déserte. Son ordinateur a disparu. En descendant l’escalier, je vois le canapé, vide. Ma sœur a disparu et la télévision est éteinte. Dans la cuisine, ma mère est toujours assise, les mains recouvrant son visage. Elle les pose soudainement sur la toile cirée de la table. Elle me dit :

  - Tu es revenu, enfin.

 Dans le petit miroir accroché sur la porte de la cuisine, mon visage me terrifie. J’ai quarante ans. Je ne voulais pas partir mais je l’ai fait, comme le font tous les enfants qui grandissent et quittent la maison familiale pour vivre leur vie.

  La sonnerie du réveil me tire de cette vision angoissante. Quelques heures plus tard, rentrant du travail, j’appelle mes parents et la conversation se fait plus animée que d'ordinaire avec eux. Plus douce. Je leur dis que je les aime, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps.

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