Chapitre 1

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Chapitre 1 : Les mains sales

Il y a des nuits où le ciel oublie de respirer. Des nuits où même les monstres préfèrent rester cachés. Des nuits où l’air lui-même murmure: fuis.

Aeryn ne fuyait pas. Elle avançait. La lame contre sa cuisse, les yeux brûlants dans l’obscurité.

Depuis ce jour où tout avait changé. Depuis cette voix qui avait dit : “Emmenez-la.” Depuis cette porte qui avait claqué. Personne n’était revenue la chercher. Elle n’était plus rien. Elle n’était plus qu’un fragment d'ombre parmi les vestiges d'existences perdues.

Parmi les “inéxecutables”, ceux qu’on ne tue pas, mais qu’on efface.

Elle avait cessé d’attendre, cessé d’espérer, cessé d’exister.

Il n’y avait pas de murs ici. Pas de barrières. Seulement les vents, qui creusaient les collines stériles. Les ossements blanchis par le soleil, dispersés au sol comme des trophées moqueurs. Des forêts hostiles encerclaient l'horizon, forêts que peu d’humains, mêmes les plus vaillants, n'osaient plus s’aventurer. Et les ombres, qui se glissaient entre les rochers, les carcasses, les ruines, attendant qu’un corps flanche, qu’un cœur cède, pour bondir et l’emporter dans les profondeurs de la nuit.

La nuit ici n’était pas simple absence de lumière. Elle était vivante et elle avait faim.

Aeryn savait ce que certains murmuraient tout bas parfois : que la Terre Oubliée n’était pas qu’une prison pour les bannis, mais un lieu scellé, que même ceux qui l’avaient créé redoutaient. Un vestige que le Royaume préférait abandonner à l’oubli. On disait que la Reine en personne avait ordonné qu’on y revienne jamais.

Parfois elle pensait encore aux murs blancs du Palais. À la lumière dorée, l’odeur du pain chaud, aux bruits des voix. Elle se souvenait de la salle du trône. La mère. La reine. Le regard froid, le sourire vide. Elle se souvenait encore des leçons apprises enfant, de ces contes qui vantaient la grandeur du Royaume, l’hérésie des rebelles, les “purifications nécessaires”. A l’époque, elle croyait que c’était la seule histoire possible. Mais tout cela appartenait à un autre monde. Un souvenir sans goût, sans saveur. Rien qu’un fantôme lointain.

Certains disaient que la Terre Oubliée n’était pas seulement un gouffre, mais une forteresse : soldats aux yeux d’acier, tours de guet perchées sur l’horizon, balles qui fauchaient quiconque osait franchir la ligne invisible. Personne ne sortait d’ici. Elle savait que la seule chose qui l’attendait dehors, c’était une autre forme de mort. Alors elle était restée, à laisser la rage grandir en silence.

Ici, dans ce cimetière à ciel ouvert.

Ses doigts saignaient encore. Elle essuya sa paume contre le tissu déchiré de sa tunique, sans ralentir le pas. Derrière elle, le sol était encore tiède. Deux corps. Ils avaient tenté, comme les autres. Elle ne regarda pas. Ici, seul comptait le prochain pas.

Au loin, un bruit parvint jusqu’à elle. Sec, étouffé, presque inaudible. Elle accéléra.

Entre deux murs effondrés, elle vit deux silhouettes maigres, pressées, entraînant une ombre plus petite, plus fragile: un enfant.

Ils le traînèrent derrière un mur en ruines. Le garçon ne cria pas. Sans doute savait-il qu’ici, crier, c'était mourir plus vite.

Elle resserra sa prise sur le manche de son couteau. Ni par justice, ni par pitié, mais par instinct. Ils allaient le dévorer, ou pire. Et si eux prenaient goût au sang… elle serait la prochaine.

Elle ne connaissait pas ce gamin, ni son nom, ni son histoire. Mais il était encore vivant. Et elle savait ce que ça voulait dire ici.

Elle sortit de l'ombre.

Le premier homme, grand et osseux, sentit son approche trop tard. Aeryn frappa sans un bruit, sans hésitation. La lame rouillée glissa entre deux côtes, rencontrant peu de résistance. L'homme tomba à genoux avec un bruit sec, comme celui du bois qu'on brise.

Le deuxième se retourna alors, ses yeux vides écarquillés par la surprise. Il hésita une seconde. Elle planta ses yeux gris dans les siens. Il détourna le regard et se mit à courir. Il fuyait autre chose que sa lame. Elle ne le poursuivit pas.

Le petit restait à terre, tremblant, le visage sale et couvert de larmes silencieuses. Aeryn ne dit rien. Elle avait simplement agi par logique. Elle n’attendait rien. Pas un merci, même pas un regard.

Elle rangea son couteau et s’éloigna. Mais au bout de quelques pas, un souffle. Une respiration derrière elle, faible, mais présente. Il la suivait.

Elle aurait dû le laisser là. Mais il y avait quelque chose dans ses yeux, une chose qu’elle croyait morte depuis longtemps.

Aeryn descendit les gravats sans un mot, son pas régulier dans la cendre grise. Une douleur vive lui élança la cheville, une ancienne blessure dont elle guérissait mal. Elle l'ignora.

La brise chaude collait à sa peau. Les pas du garçon trainaient dans la poussière. Elle ne disait rien, ne l'encourageait pas, mais elle ne l’arrêtait pas non plus.

Et soudain, elle la sentit, cette étrange vibration sous la peau. Comme un appel, une présence qui n’était pas dans l’air mais en elle. Quelque chose qui la tirait, qui cherchait, qui attendait.

Tu ne m’as pas regardée.

Elle cligna des yeux. La voix, encore. Celle qui sommeillait en elle depuis des années, qui suppliait de sortir, de l’écouter. Elle inspira, chassa l’écho.

Pas maintenant.

Ils longeaient les carcasses d’un ancien camp. Des restes de tentes éventrées, des armes rouillées, des os entassés. L’enfant trébucha une fois, puis, une autre. Il ne se plaignait pas et Aeryn ne se retournait pas. Mais elle ralentit, à peine.

L'air était chaud, trop chaud, difficilement respirable. Mais on s'y habituait. Ici, on finissait par s'habituer à beaucoup de choses. La sécheresse, la faim, la violence, la mort. La chaleur faisait ressortir l'odeur métallique qu'Aeryn aurait reconnu entre mille : le sang. Celui qui coulait tous les jours sur ces terres abandonnées.

La colline apparaissait au loin. Au sommet se trouvait le repaire. Celui où elle se cachait, quand elle le pouvait, depuis qu’on l’avait recueillie. L’entrée était dissimulée dans un temple effondré.

Elle tendit l'oreille, s'assurant que le petit suivait toujours. L'espace d'un instant, elle se demanda ce qu'il faisait là. Abandonné ? Maudit ? Né ici ? Elle secoua la tête pour chasser ses pensées. Elle s'en fichait. Il était là, peu importait la raison.

Elle savait ce que les Brûlés diraient. Qu’elle ramenait un poids, une bouche de plus à nourrir. Une faiblesse de plus à protéger.

Elle atteignit une petite trappe au sol et s’y glissa, sans un mot. Un escalier taillé à même la roche s’enfonçait dans la pénombre. Elle descendit la première, sans se soucier si le gamin suivait. Elle savait qu’il la suivrait.

En bas, l'air était plus âcre. Ça sentait l’odeur de fumée, de vieux sang et de peur dissimulée. L’espace était étroit, rongé par l’humidité. A peine éclairé par un feu mourant, dont les braises vibraient d’une lueur presque vivante.

Les Galeries Rouges.

Elle avait entendu des rumeurs, comme tout le monde. Des anciens souterrains construits bien avant la guerre, quand la Couronne craignait les soulèvements du peuple. Des caches, des prisons secrètes, des conduits d’évacuation. Officiellement, ils étaient condamnés depuis vingt ans. Officieusement, certains groupes s’y terraient encore. Des rescapés de l’Histoire. Des survivants trop visibles pour disparaître, trop honteux pour être reconnus.

Elle sentit alors quelques paires d'yeux qui la dévisageaient, elle et le gamin à tour de rôle. Des regards silencieux, hostiles. Les Brûlés étaient là, tapis dans l’ombre. Leurs visages disparaissaient à moitié dans la lueur tremblante. Ils ne parlaient pas, ils n’en avaient jamais besoin.

Aeryn les connaissait sans les connaître. Ils venaient de partout. D’anciennes provinces dissoutes, de villages rayés des cartes, de camp de travaux qui n’existaient plus que dans les cauchemars.

Certains avaient été soldats, marqués au fer pour trahison. D’autres, femmes bannies pour avoir parlé trop haut, trop juste. Pour avoir cru à une mauvaise doctrine. D'autres encore, des érudits, des éclopés, des mères, des monstres déclarés comme tels parce qu’ils avaient survécu.

Mais d’autres, murmuraient qu’ils étaient les derniers témoins du mouvement Eldrem, cette rébellion dont même le nom avait été interdit. Même les enfants l’apprenaient: “Ne dis pas ce nom. Il apporte la malchance.”

Ils portaient les empreintes du pouvoir, sur la peau, dans les os, jusque dans la manière qu’ils avaient de respirer. Avec lenteur, comme si chaque souffle volé au Royaume avait un prix.

Elle se souvenait à peine comment elle avait atterri ici, parmi eux, il y a des années. Les premiers jours étaient noyés sous la peur, la faim, la terre glaçante. On l’avait trouvée à moitié nue, à l’entrée de la forêt des Ossements, délirante, couverte de cendre et de griffures. Elle n’avait pas parlé, pas remercié. Elle avait simplement fixé le vide.

C’est Renerth qui avait insisté pour la garder. Un ancien cartographe devenu aveugle. Il disait qu’il avait cartographié les routes secrètes de la rébellion. On le croyait mort, il s’était effacé avant la dernière purge. Mais ses cartes avaient brûlé et ses yeux avec. Pourtant, il affirmait qu’il pouvait encore “voir les âmes”. Il avait dit qu’Aeryn brillait, que la repousser serait comme étouffer une braise qui n’attend que devenir feu.

Alors ils l’avaient laissée rester. Ni par bonté, ni par foi. Plutôt par instinct, ou superstition.

Elle n’était jamais devenue l’une des leurs. Ils l’avaient gardée comme on garde un animal étrange qu’on ne comprend pas mais qu’on ose pas tuer, par prudence.

Ils y avaient eu des regards, des silences, des messes basses. Elle savait qu’ils parlaient d’elle la nuit, discrètement. Qu’ils évitaient de croiser ses yeux trop longtemps, qu’ils s’avertissaient parfois quand elle passait. Mais elle s’y était faite, par épuisement, par habitude, par solitude. Elle n’avait qu’eux.

Elle s'assit près du feu sans demander sa place. Il n'y en avait pas. Il n'y en avait jamais eu. Les Brûlés n’avaient pas de chef, pas de lois.

Chacun restait à distance, assis en cercle, le dos contre les pierres froides. Aeryn avait faim, et certainement que le garçon aussi. Mais ici, les rations étaient maigres. Quelques carcasses sèches pendaient au plafond, maigres trophées de chasses ratées.

Le gamin restait toujours debout, espérant une invitation à s’asseoir qu’il n’obtiendrait pas.

Un homme à la peau brûlée d'un ancien feu tourna la tête vers elle.

Ses yeux étaient noirs.

– C'est quoi, ça ? grogna-t-il, désignant du menton le petit.

Aeryn leva les yeux vers les flammes.

– Rien d'utile. Pas encore.

Le Brûlé la fixa brièvement, mais ne posa plus de questions.

Le gamin baissa la tête mais il resta.

Le feu finit par s'éteindre. L’enfant s'était finalement recroquevillé dans un coin, mort de fatigue. Les Brûlés dormaient, ou faisaient semblant.

Aeryn s'adossa au mur, les yeux fixés sur les restes de braises qui s'éteignaient tour à tour. Il n’y avait pas un bruit, seule la respiration discrète des courageux qui osaient dormir.

Juste avant de fermer les yeux, elle sentit quelque chose en elle. Un sifflement. Une voix, sans bouche. Un murmure ancien, insistant.

Regarde-moi. Porte ma voix.

La voix ne venait pas de son esprit. Elle venait d’avant elle et portait le poids de tous les cris qu’on avait forcés au silence.

Ses mâchoires se crispèrent. Elle jeta un regard au petit. Il bougeait dans son sommeil, agité. Peut-être qu'il l'entendait aussi. Elle se redressa. Son ombre dansa un instant contre la paroi, tordue, difforme.

Quelque chose approchait. Et cette fois, ce n’était pas un homme. C’était plus ancien, et ça venait pour elle.

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