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Juste après avoir terminé le grand ménage dans lequel tu t'étais engagé, tu t'étais écroulé de fatigue. Tu ne pouvais plus faire deux pas sans être pris de vertiges. Mais, même dans cet état, tu n'avais pas voulu t'autoriser à ne rien faire. Tu avais choisi de regarder un reportage (petite injection de sirop pour diminuer un peu la pâleur de ton nez) et, de façon tout à fait prévisible, t'étais endormi devant. Tu t'étais ensuite réveillé agacé de constater que quelques heures t'avaient complètement échappées. Tu refuses de considérer que ton repos et ta santé puissent être un résultat digne de ce nom (et donc un usage autorisé des ressources de Shoncor). Mon pauvre Persil, tu es vraiment incorrigible ! Tu reproches à Shoncor de ne pas te laisser un seul moment de répit quand, en vérité, c'est toi qui ne lui laisses aucun répit.

Etre malade te faisait culpabiliser. Tu avais, plus encore que dans la clairière, l'impression de gaspiller les ressources de Shoncor en vain, vu que tu n'étais en état de rien. Et tu angoissais à l'idée de l'amoncellement de tâches qui t'accueillerait sur ton bureau à ton retour. Alors, tu as guéri très vite, comme si ton organisme était incapable de s'accorder plus de deux journées pour se recharger. Tu es retourné dans ta clairière, et tu as été surpris de découvrir que rien ne s'était écroulé en ton absence. Tu as constaté que l'un de tes collègues, Kaki, avait réussi à incorporer la moitié de ta charge de travail (sans même faire d'heures supplémentaires, ce qui t'a interrogé sur ce qu'il peut bien fabriquer en temps normal).

Quant à l'autre moitié de ta charge, tu t'appliques depuis à te surmener pour la faire disparaître aussi vite que possible. Même si ça ne fera strictement aucune différence : de toute façon, dès que tu les as terminés, les dossiers partent patienter dans la pile du maillon suivant dans le processus de validation. Si tu ne te dépêchais pas autant, sa pile serait moins importante mais, au final, les dossiers seraient finalisés exactement au même moment. Car lui, contrairement à toi, travaille à un rythme constant, capable de rester parfaitement indifférent aux mètres que gagne chaque jour la pile des tâches qui l'attendent.

Tout a donc recommencé exactement comme avant ta maladie ; preuve de plus (selon toi) que celle-ci n'a été rien d'autre qu'une perte de temps. Tout a recommencé exactement comme avant, si ce n'est que l'augmentation effrénée de ton rythme de travail t'a permis de te sentir fier de toi, utile, productif ; presque brillant. Tu es dans cet état qui est le meilleur auquel tu peux aspirer tant que tu vis à tiers-temps derrière ce bureau. Mais quand tu es dans cet état, moi je suis malheureuse ; car tu n'as plus de temps à me consacrer et plus de temps à vraiment savourer. Et surtout, quand tu es dans cet état, tu es invivable pour tous ceux qui t'entourent.

Tu es perpétuellement sur les nerfs, l'esprit chargé de broutilles accaparant ton attention et te conduisant à rejeter cruellement ceux qui se permettent de s'adresser à toi. Tu n'écoutes même plus ce qui se dit à la table du dîner, trop occupé à organiser mentalement l'ordre des tâches que tu abattras le lendemain. Tu es physiquement là, avec nous, au milieu de nous. Mais, sans que tu ne t'en rendes compte, sans que tu n'aie donné ton accord, le serpent-couronne apparaît subitement sur ta tête et t'arrache à nous. Même si tu sais que ce qui se passe dans la clairière n'est pas réellement important et n'a aucune valeur significative, tu ne peux pas t'empêcher d'y penser.

La véritable surcharge, c'est celle-là, Persil. Ce n'est pas de rapporter ton serpent-couronne et tes dossiers à la maison une fois de temps en temps, volontairement. La véritable surcharge, c'est celle de ton esprit. Quand le serpent-couronne apparaît sur ta tête contre ton gré et que le véritable Persil (celui que nous aimons) n'est même plus autorisé à être là sur son temps libre. Comment un travail que tu n'aimes même pas, qui ne t'intéresse même-pas, peut-il être à ce point présent à ton esprit ? Ce n'est pas un symptôme de passion. Pas une seconde nous ne nous inquiétons que tu aimes ton travail plus que nous ; au contraire, nous savons que tu le détestes. Te voir constamment obnubilé par lui n'en est que plus douloureux et plus inquiétant.

Quand ta mère t'a demandé pourquoi tu penses sans cesse à ta clairière, tu lui as répondu que c'est parce que tes pensées s'y dirigent naturellement. Je me suis sentie attaquée personnellement. Comme si c'était de ma faute ! Que quelque chose soit clair, Persil : moi, ta petite mouche, je ne fais que t'aider à voler d'idée en idée. Mais, si tu me donnes un ciel surchargé d'idées liées à la clairière, il est extrêmement difficile pour moi de slalomer en parvenant à toutes les éviter. Le ciel de tes pensées est surchargé de ces pensées sans intérêt : des "tiens, je dois faire ça", des "ce sujet est en attente", des "ceci va bientôt m'arriver", et cætera. Et surtout, le ciel de tes pensées est de plus en plus dépeuplé des autres types de pensées. Moi je ne fais que voler d'idée en idée mais c'est bel et bien toi, Persil, qui crée le ciel dans lequel je vole.

Et, bien sûr, ce n'est pas de ta faute. Bien sûr, le ciel de tes pensées se peuple automatiquement des choses que tu côtoies à longueur de journée. Et il est certain que, si je volais moins vite, je croiserais moins de pensées liées à la clairière. Mais, si je volais moins vite, je croiserais nettement moins aussi de pensées dignes de ce nom. Et ce n'est pas ce que tu souhaites, Persil ; certainement pas. Ta brillance en pâtirait bientôt. Alors, croiser toutes ces désagréables pensées emplies de bureaux, c'est le prix à payer ; le prix à payer pour continuer de discuter ensemble, pour continuer de penser.

Quand ton grand-père, agacé, t'a demandé ce que tu voudrais vraiment, tu lui as répondu que ce serait être libre de choisir quand tu travaillerais et ce que tu ferais. Ta tante Cloche a noté que, si on la laissait libre de choisir, elle ne travaillerait jamais. Et ton frère lui a rétorqué, que de toute façon, ne jamais travailler, c'est déjà ce qu'elle fait. Toi, tu as affirmé que, même si tu avais complètement le choix, tu travaillerais : ne serait-ce que deux ou trois demi-journées par semaine. Peut-être d'ailleurs que ça pourrait être assez pour faire tourner le monde, trois demi-journées hebdomadaires par personne. Enfin, si les choses étaient mieux organisées et que les tâches étaient limitées à celles de véritable utilité.

Ta grand-mère a applaudi à cette utopie. Et ton père, réaliste, est celui qui a fait remarqué qu'il s'agissait d'une utopie. Ta mère était heureuse d'avoir réussi à te ramener à eux quelques instants ; à te faire véritablement parler avec eux. Mais, moi, je ne pouvais m'empêcher de noter que, même quand tu parlais avec eux, c'était toujours de travail qu'il était question. Et, quoi que tu veuilles en dire, si le travail t'occupe tant l'esprit, ce n'est pas juste parce que Shoncor te rive à lui toute la journée : c'est parce que l'idée du travail est importante à tes yeux. Pas la clairière, pas ce travail là, mais l'idée de travailler. Si tu t'en fichais, tu pourrais te résigner à continuer ton calvaire un tiers du temps, et, sur l'espace de temps libre de t'appartenir, profiter paisiblement. Mais ce serait contraire à ton identité ; car tu juges le travail important.

C'est ce que je t'ai dit ce soir là : ton véritable problème n'a au final pas grand chose à voir avec Shoncor. Ce que je t'ai dit ce soir là, c'est que le véritable équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée n'est pas un équilibre temporel, mais un équilibre identitaire. Ce que j'ai sous-entendu ce soir là, c'est l'idée que peut-être, devoir travailler un tiers du temps ne serait pas si contraignant si, pendant que tu travaillais, tu te sentais toujours toi-même. Le problème, ce n'est pas Shoncor ; ou pas seulement Shoncor en tout cas. Le problème, c'est ce serpent qui fait que le Persil que tu es contraint à être pendant tout ce temps, nous ne l'aimons pas. Le problème, c'est l'absurdité de ces bureaux dans la clairière. Le problème, c'est que consacrer tant de toi-même et des ressources de Shoncor à quelque chose d'aussi vide n'a strictement aucun sens.

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