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Malgré les conseils pleins de sagesse de ta grand-mère, tu n'es pas parvenu à faire rosir tes yeux, ne serait-ce qu'un peu. Tu as continué à travailler autant qu'avant, aussi vite qu'avant, en y mettant toujours autant d'énergie mais encore moins d'enthousiasme (si c'est possible de mettre encore moins d'enthousiasme que aucun enthousiasme). Mais tu as recommencé à me parler, peut-être même plus sincèrement qu'avant. Tu avais un besoin fou d'extérioriser ton sentiment d'injustice. Alors, tu partageais avec moi toutes les amères réflexion qu'autrefois tu aurais peut-être cherché à adoucir. Il ne fait plus doute pour toi que tu ne te trompais pas, que ce monde en carton n'est qu'absurdité et injustice, que tu es impuissant et qu'il n'y a pas lieu de chercher à nuancer, à relativiser, ou à leur trouver des excuses.

Tu me disais chaque jour ce que tu avais remarqué, aussi crûment que ça venait et sans que je ne trouve rien à te rétorquer. Puis tu t'es mis à en faire de même avec ta famille, et tu te retenais devant tes collègues car la tentation de laisser sortir ton exaspération dans la clairière aussi était en train de devenir de plus en plus forte. Ce jour là a commencé par un réveil des plus sympathiques : « J'ai toujours passé ma vie à attendre. Mais au moins, avant, je croyais savoir ce que j'attendais. » Une phrase de l'ordre de celles que j'entendais tous les jours, et face auxquelles je n'avais plus aucun répondant. Ta famille n'en avait pas forcément plus. La moitié aux yeux roses te disaient de te remuer pour arrêter de broyer du noir, ce qui était sans effet sur toi. La moitié qui partageait tes yeux noirs hochait tristement la tête ; leur approbation ne faisant qu'augmenter ton désespoir et renforcer ton sentiment d'injustice.

Jusqu'à la goutte salée qui a fait déborder la situation. Pour la première fois, l'un de tes dossiers a pris visage humain. Un ingénieur en carton avait réussi à se frayer un chemin jusqu'à la clairière. On ne voulait pas le laisser entrer mais, en arrivant ce matin là devant l'entrée, tu as eu le réflexe de lui sourire. Un sourire de ceux que tu décroches chaque jour ; ceux qui ne veulent strictement rien dire et qui ne font qu'augmenter ton mal-être et ton sentiment de contradiction interne. Ton sourire a encouragé cet individu (un certain Naf-Naf) à t'adresser la parole, d'un ton aussi aimable que celle que tu emploies à présent chaque fois que tu me parles : « Et vous avez le culot de sourire, Monsieur ? » Il t'a alors parlé de son dossier : son projet exaltant de concevoir une nouvelle formule de carton, plus résistante, pour les habitations. Et le refus qu'il avait fini par obtenir de la clairière, sans justification, après plusieurs mois d'analyse par ton service.

Tu te souvenais très bien de son cas. Un de ces multiples dossiers dont l'introduction t'avait donné quelques secondes d'espoir, puis sur lequel tu avais très vite déposé un tampon de refus en constatant que la procédure de fabrication proposée ne respectait pas les standards. Tu as essayé d'expliquer à ce Naf-Naf la raison de ce refus, et tu lui as expliqué au passage que les standards étaient absurdes (au cas où il ne l'aurait pas déjà remarqué). L'exigence d'utiliser des méthodes de renforcement n'avait aucun sens dans le cadre de sa proposition, le produit étant par lui-même aussi résistant qu'il se peut : tu le savais pertinemment, mais ne pouvais cependant approuver sa demande. Son dossier ne pouvait entrer dans aucun des cas de figure prévus et aucun cadre n'était prévu pour les propositions comme la sienne ; c'était absurde mais c'était comme ça.

Il s'est agacé : « C'est absurde mais c'est comme ça ? Et ne pensez-vous pas que les choses seraient meilleures autrement ? » Tu t'es alors entendu lui répondre : « Certes. Mais on ne me paye pas pour penser ; on me paye pour appliquer les procédures ». Et t'entendre lui répondre ainsi a fait vriller ton esprit. Toi, Persil, le Persil brillant défini par sa petite mouche, par sa capacité à penser ; tu étais là, t'entendant admettre que tu dédiais ton existence à renoncer à penser pour mettre bêtement en application des consignes absurdes ? C'était donc ça, ta vie ? Tu étais donc ça ? Tu as vu le mépris dans les yeux de cet individu brillant, et tu as partagé ce mépris. Il était impossible que tu restes ce Persil là : celui que ce Naf-Naf voyait ; celui que tu lui montrais.

Mais tu ne savais pas comment t'extraire de tout ça et pouvoir concrètement être un Persil différent, dans cette clairière où l'on attendait de toi que tu restes ce Persil là. En attendant de solutionner ce problème, tu as décidé, pour commencer, de t'atteler sérieusement à être le plus pleinement, sur les moments qui t'appartiennent pleinement, le Persil que nous aimons. Et cette résolution s'est traduite par un intérêt croissant pour le livre que tu m'avais demandé d'écrire, la semaine où tu étais arrivé dans la clairière. Tu as, pour la première fois, pris le temps de lire ce que j'avais déjà écrit, et tes yeux sont devenus roses en parcourant les lignes. Puis une question s'est mise à t'agiter :

« Mais pourquoi ce titre ?

— Ne trouves-tu pas que c'est le titre parfait ?

— "Titre provisoire" ; le titre parfait ? Tu essayes de me faire marcher ? Quel sera le titre définitif ?

— C'est le titre définitif : "Titre provisoire".

— Sérieusement ? Mais pourquoi ? Pour refléter l'absurdité de la vie ?

— C'est un bon argument. Mais je n'y avais pas pensé jusqu'ici.

— Pourquoi ce titre alors ? Tu n'arrives pas à en trouver de meilleur ?

— Ce n'est pas que je n'arrive pas à en trouver de meilleur. C'est que je trouve celui-ci excellent. C'est celui qui reflète le mieux ce que je raconte.

— Pourquoi pas "Qui aurait cru que le carton soit si lourd à porter ?" ou bien "La dictature de Shoncor" ? Ou encore "Brillance perdue, temps perdu" ou "Les yeux noirs de Persil" ? Il y a vraiment une infinité de titres possibles pour décrire ma vie et ses thématiques. Pourquoi tu penses que "Titre provisoire" est un bon titre ? C'est un titre qui ne dit strictement rien. Tu crois que mon histoire n'a aucune signification ? Tu crois que ce que je vis ne veut rien dire pour personne ?

— As-tu précisé à quel moment je devrais cesser d'écrire ?

— Ne change pas de sujet. Mais non, je ne l'ai pas précisé. J'avais dans l'idée que tu continues pour toujours ; jusqu'à ce que Shoncor rattrape l'un d'entre nous. Sauf si c'est trop fatiguant pour toi bien-sûr ; mais je pensais que tu aimais écrire.

— J'adore écrire ton histoire Persil ; ce n'est pas la question. Je ne changeais pas de sujet ; au contraire. Ton histoire va continuer encore longtemps, si Shoncor ne nous réserve pas de mauvaise surprise. Crois-tu vraiment que ça va rester tout du long une histoire parlant de combien le carton et Shoncor te pèsent, de la brillance que tu perds et de tes yeux que tu n'arrives pas à faire rosir ? Certainement pas. Le titre est provisoire, car les problèmes qui te préoccupent actuellement sont provisoires, et les thématiques qui t'obsèdent actuellement tout aussi provisoires.

— C'était donc une référence à la sixième loi de Shoncor ?

— Sixième loi de Shoncor : Je n'ai jamais le même visage. Je n'y avais pas pensé, mais c'est vrai que ça s'applique plutôt bien.

— Tu crois vraiment que les choses vont changer ? Tu crois qu'elles peuvent changer ? Tu es une mouche bien naïve.

— Je ne crois pas nécessairement que ce monde en carton va changer. Mais je crois que toi tu vas changer, Persil. Les problèmes ne seront plus abordés de la même manière, tu auras changé de préoccupations, tu auras d'autres soucis et d'autres obsessions. Tu ne seras pas pour toujours dans cette clairière ; c'est plus qu'évident à en lire mes pages.

— Mais si je ne vais pas rester dans cette clairière indéfiniment, si ma place n'est pas là, alors à quoi bon y rester un seul jour supplémentaire ?

— Pour me permettre d'écrire ces pages justement.

— Je ne crois pas que tu aies bien cerné ton rôle, la mouche. Tu écris pour m'aider à combattre Shoncor et les disparitions qu'il génère : c'était ça le deal. Ce n'est pas l'inverse. Il n'a jamais été acté que ce soit moi qui doive gaspiller les ressources de Shoncor pour te donner de quoi écrire.

— Tu n'es pas mon chef, Persil. Nous deux, c'est une symbiose. Le fait que j'écrive t'aide à donner du sens à ce que tu vis, et le fait que tu vives m'aide à donner de la matière à mes écrits. Nous sommes gagnants tous les deux.

— Donc, maintenant, tu affirmes que ce que je vis a du sens ? Tu n'aurais pas pu me dire ça plus tôt ? Par exemple, chaque fois que je me plaignais de l'absence de sens en bousillant mes meubles en carton avec le sel qui tombait de mes yeux ?

— Je n'y avais pas pensé avant. Pas sous cette forme là en tout cas. Je n'avais pas mis les mots dessus. Mais c'est vrai.

— Si, tu l'avais pensé. Si, tu avais mis les mots dessus. Dès le premier chapitre, tu as écrit « les choses valent toujours un peu plus le coup avec des mots posés dessus. »

— J'ai écrit ça, moi ? Ouah. C'est très joli, et plein de sagesse. J'aime beaucoup.

— Tu crois vraiment que ce premier chapitre, c'était le début de quelque chose qui ne vaut tellement pas la peine que je dois te demander d'écrire pour que ça vaille un minimum quelque chose ?

— C'est aussi moi qui ait écrit ça ?

— Oui. Ce n'était pas très gentil. Mais je crois que c'est vrai.

— Il ne faut pas te fier à ce que j'écris, Persil. Je suis une mouche pleine de préjugés. Je crois que rien ne vaut la peine si on ne peut pas écrire dessus. Je crois que les mots, et surtout la pensée derrière les mots, sont la seule chose au monde à valoir la peine. Je suis biaisée.

— J'aimerais bien penser comme toi. Ça voudrait dire que je ne gaspille pas en vain les ressources de Shoncor. Ça voudrait dire tout a du sens et de l'utilité, y compris de vivre la plus grande absurdité, vu que ça te permet d'écrire dessus, de penser dessus, et de dénoncer cette absurdité. C'est rassurant comme pensée. Mais je crois quand même que tu as tort, et que je peux aspirer à mieux dans la vie qu'à me contenter de cette pensée rassurante.

— Ton visage vient de s'éclairer, Persil.

— Calme-toi ; ça ne va probablement pas durer. J'aime juste beaucoup l'idée que le temps qui s'écoule avant que je ne trouve une possibilité qui m'enthousiasme n'est pas complètement perdu et gâché. Il y a toute une pression qui vient de tomber de mes épaules. Je peux me permettre de traîner un peu dans cette clairière et de prendre le temps qu'il me faut pour décider de la suite, vu que ce temps n'est pas perdu mais source de matière pour toi.

— Exactement. »

Tu n'as pas pu t'empêcher de me reprocher de ne pas t'avoir révélé ça avant, et de m'accuser de t'avoir volé un précieux temps de quiétude. Mais ça en valait la peine. Parce que depuis, tes yeux sont restés rose et ton visage lumineux. Mais c'était il y a quelque jour seulement et, tes humeurs étant bien plus provisoires que le titre du livre, j'ignore à quoi m'attendre.

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