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Outre toi-même et moi, d'autres personnes se soucient de toi (contrairement à ce que j'ai écrit l'autre jour). Toujours pas Shoncor, mais d'autres personnes. A commencer par ta mère. Elle a sa propre version de la deuxième loi de Shoncor, qui estime le nombre de journées dilapidées en comptant celles où tes yeux ne sont pas roses. Et quand, à tes yeux invariablement noirs s'ajoutent, tes éternelles remarques qui se veulent sarcastiques (mais qu'elle) trouve surtout dépressives, elle se fait du souci pour toi. Elle s'inquiète tellement qu'elle a demandé à l'une de ses amies de venir te rencontrer. Mais pas n'importe quelle amie bien sûr : une fée.

Tu n'étais pas du tout emballé à l'idée de rencontrer une fée. Mais ta mère ne t'a pas laissé le choix. Après tout, tu ne pouvais pas l'interdire d'inviter qui que ce soit chez vous, et il aurait été malpoli de t'enfermer dans ta chambre en faisant semblant de ne pas exister. Tu étais obligé de venir au moins saluer la fée. Et, quand tu l'as vue, tu as immédiatement été frappé par sa beauté. Elle était l'incarnation de ta définition de la beauté : une beauté que tu étais parfois parvenu à atteindre toi-même, mais jamais de façon durable. En la voyant, tu as tout de suite été convaincu que, chez elle, cette beauté était continue. Avec le recul, je me dis qu'il est fort probable tu aies eu tort sur ce point.

Tu as dit bonjour, et accepté la tasse de jus de carton que ta mère te proposait. La fée était assise près de toi à discuter gaiement, avec ses ailes dans le dos et sa couronne de fleurs sur la tête. Tout ça sans jamais se départir de cette incroyable beauté qui peut être décrite très simplement : la combinaison d'yeux incroyablement roses et d'un visage irradiant de brillance. Certes, ses yeux louchaient légèrement et son nez, brillant lui aussi, était un peu grand. D'ailleurs, probablement qu'une majorité des gens ne l'auraient pas trouvée belle. Mais toi, tu étais fasciné par cette combinaison d'yeux roses et de brillance ; intrigué au point de n'avoir finalement pas d'autre choix que de rester lui parler.

Tu avais besoin de découvrir son secret. Alors, quand la fée t'a proposé de venir avec elle discuter dans le jardin, tu as accepté. Dire qu'elle croyait pouvoir t'aider. Dire que ta mère devait croire que tu pourrais ressortir de cette conversation avec les yeux aussi roses que ceux de cette fée. Dire que, pendant un moment, tu as failli y croire toi aussi. Mais ce n'est pas ce qu'il s'est passé. Tu as décidé d'être franc :

« Pour tout te dire, je n'avais aucune envie de te rencontrer. J'ai assez entendu parler des fées pour savoir que tu vas essayer de me transformer. Et je n'ai aucune envie de ça. Mais j'ai remarqué ta brillance, et le fait que tes yeux restent roses malgré elle me fascine. J'aimerais connaître ton secret.

— Je vois que tu n'aimes pas perdre ton temps.

— Effectivement, Shoncor me terrorise ; pas besoin d'être une fée pour le remarquer. Mais, comme je te l'ai dit, je ne suis pas intéressé par ta magie.

— Et sur ce point aussi, tu fais avancer les choses rapidement. Nous savons d'ores et déjà que, si tu refuses mon aide, c'est parce que tu ne souhaites pas être transformé. Ce qui signifie, si je ne m'abuse, que tu es content de la personne que tu es. Pourtant, tu penses quand même que cette personne ne serait pas plus mal avec les yeux légèrement plus roses, surtout si c'est possible sans renoncer à ta brillance. Tu ma facilites grandement le travail, dis donc ! Heureusement d'ailleurs, car je n'ai pas le pouvoir de te transformer. Tu es le seul à l'avoir ; alors pas besoin d'être effrayé.

— Si tu n'as pas le pouvoir de me transformer, à quoi sert la baguette magique ?

— La baguette et les ailes sont là juste pour ma crédibilité. Mais il n'y a pas grande différence entre toi et moi, Persil.

— Si ce n'est que tes yeux sont roses. Pourquoi ?

— Pourquoi mes yeux sont-ils roses ? Ils l'étaient à la naissance, tout comme les tiens. Pourquoi ne me dirais-tu pas plutôt, toi, pourquoi tes yeux sont noirs ?

— Parce qu'il faudrait être bien bête pour se réjouir de vivre dans ce monde en carton, et plus bête encore pour se réjouir d'y travailler.

— Et pourtant, je vis dans ce monde en carton, j'ai une couronne sur la tête, de la brillance sur mon visage, et mes yeux restent roses. Pourquoi, à ton avis ?

— Je ne sais pas, justement. Si je savais, je ne demanderais pas.

— Au contraire, il peut être très intéressant de demander les choses que l'on croit déjà savoir. Cela permet notamment de confirmer qu'on ne fait pas mauvaise route. Mais revenons à mes yeux. Pourquoi, à ton avis ?

— Juste parce que tu l'as décidé ? Ou une autre bêtise dans ce genre ?

— Si avoir des yeux roses était si simple que ça, je ne servirais à rien. N'est-ce pas ?

— C'est pour ça que tu as les yeux roses ? Parce que tu sers à quelque chose ? Parce que ta couronne est une couronne de fleurs et pas une couronne-serpent ? Parce qu'une couronne de fleurs te permet à la fois d'aider les autres et de faire croître ta brillance ?

— Peut-être. Pas seulement pour ça mais, oui, il est certain que ma couronne joue un rôle dans mon bonheur. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai choisi une couronne de fleurs. Comme tu l'as suggéré tout à l'heure, pour avoir des yeux roses il faut le décider. Mais ça ne suffit pas ; il faut ensuite prendre d'autres décisions, mettre en place des actions. Te transformer, d'une certaine façon, sans que cela ne signifie te renier ou je ne sais quoi. Pourquoi ne veux-tu pas te transformer, Persil ?

— J'ai l'impression que si tu me transformes, ou si je me transforme, ou peu importe, si je suis transformé, alors je perdrais forcément quelque chose dans la transformation. Je gagnerais probablement quelque chose, je veux bien y croire. Mais je perdrais aussi quelque chose auquel je tiens.

— Et à quoi tiens-tu ?

— A ma brillance par exemple.

— Et à quoi d'autre ?

— Peu importe.

— Donc, si je comprends bien, c'est ta brillance que tu as peur de perdre dans la transformation.

— Peut-être bien.

— Donc une transformation qui te laisserait tout aussi brillant pourrait t'intéresser ?

— Bien sûr. Mais je suis déjà en train de perdre ma brillance de toute manière.

— A cause de quoi ?

— A cause de ce fichu serpent-couronne qui pompe ma brillance chaque jour où je dois me rendre dans cette clairière ! Et il ne pompe pas que ma brillance d'ailleurs. Parce que oui, il y a d'autres choses auxquels je tiens. A une époque de ma vie j'avais des principes, des idéaux ; j'étais quelqu'un de bien. Et maintenant, je suis un petit esclave de ce serpent, un petit rouage de cette clairière. Tu leur dis quoi, aux gens qui viennent te demander de l'aide ? Tu les pousses tous à se questionner sur leurs choix de vie et à rechercher la parfaite couronne qui leur permettra d'avoir l'épanouissement qu'ils méritent ? Parce que, bien sûr, le monde serait plus beau si on était tous de jolies petites fées aux yeux roses, à la peau brillante et aux couronnes de fleurs. Mais qui fabriquerait le carton ? Qui ferait toutes les choses qui ne rendent pas brillant ? Ça ne marcherait pas ! Et puis, d'ailleurs, il n'y aurait plus personne à aider, donc plus aucun sentiment d'utilité et plus aucun intérêt à porter une couronne de fleurs. Tu as réfléchi à la question de ton épanouissement et choisi une couronne de fleurs : très bien. Mais comme on ne peut pas tous faire ça ; tu leur dis quoi aux autres ? Tu leurs apprends à voir le positif et à se convaincre que porter leurs couronnes venimeuses apporte plus de bien que de mal ? Tu es brillante, donc tu dois être capable de voir l'absurdité et l'injustice de la plupart des emplois qu'il y a sous ces couronnes. Tu leur dis de faire quoi, face à cette injustice ? De fuir et de la laisser à d'autres ? Ou tu leur dis de chercher à lutter contre et ça fonctionne le temps qu'ils espèrent puis quand ils se rendent compte que c'est un cul de sac ils n'osent pas venir te voir pour te l'annoncer ? Comment peux-tu vraiment aider les gens si tu n'es pas capable de changer leur condition ? Comment peux-tu vraiment aider les gens si tu n'es pas capable de changer le monde ? »

La fée t'a dit qu'elle refusait de parler avec quelqu'un d'aussi énervé que toi. Elle aussi avait des principes, et discuter avec ceux qui pensent déjà tout savoir allait à leur encontre. Si tu n'étais pas prêt à avoir une véritable discussion, tant pis pour toi. Elle est partie dans la cuisine se servir une autre tasse de jus de carton. Puis, finalement, elle est revenue vers toi. Elle t'a dit « Tu as dit qu'avant tu avais des idéaux. Je pense qu'en tout cas, c'est assez clair que tu n'as pas perdu ça. » Ensuite, elle a enlevé sa couronne de fleurs et l'a déposée à ses pieds.

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